DossierAccompagner la mutation des achats en centre de profit
2 - Les achats : une fonction au caractère stratégique de plus en plus reconnu
L'évolution des techniques de production au cours de l'histoire a fait que la fonction achat est devenue stratégique. Celle-ci contribue désormais à créer de la valeur.
Force est de constater qu'en matière de reconnaissance de leur caractère stratégique, les achats partent de loin. Au début du siècle dernier, l'un des pères fondateurs du management, le français Henry Fayol (voir l'encadré zoom ci-dessous), présentait les achats comme une sous-fonction de la fonction commerciale consistant à acheter et à vendre, mais surtout à... vendre, les achats étant considérés comme un mal nécessaire. À l'époque, c'est d'ailleurs le modèle de l'entreprise verticalement intégrée qui s'impose. Ford en vient même à posséder ses propres plantations d'hévéa destinées à la fabrication des pneumatiques. Moins de 5 % du produit final faisait l'objet d'un achat dans le modèle ultime d'entreprise verticalement intégrée qu'était Ford au début du XXe siècle... Si les coûts sont, pour la plupart des entreprises, une préoccupation quotidienne, ils sont loin de constituer la préoccupation principale jusqu'aux années 1970 (l'intense créativité qui caractérise le XXe siècle jusqu'à ces années de crise trouve sans doute là un élément explicatif important).
Vidéo : Quelles implications possibles de la fonction achats sur les enjeux stratégiques de l'entreprise dans les prochaines années? (Salon des Achats 2012)
Il est fréquent de présenter les années soixante-dix comme le théâtre d'une évolution essentielle pour le fonctionnement de l'économie et des entreprises : c'est à ce moment-là que nous sommes passés d'une économie de production à une économie de marché. En caricaturant à peine, il est possible de présenter l'économie de production comme une économie dans laquelle il suffit de produire pour vendre (puisqu'une consommation de masse existe face à une production standardisée). Les entreprises sont alors capables d'écouler leurs produits, quels que soient les prix. Les Anglo-Saxons les qualifient alors volontiers de "price maker" : le prix correspond à la somme des coûts auxquels s'ajoute une marge relativement confortable. L'équipement d'une majorité de ménages dans les années soixante-dix transforme la demande qui, d'équipement, devient une demande de rééquipement, une demande plus aléatoire, émanant de consommateurs qu'il va dès lors falloir convaincre en usant des enseignements d'une nouvelle discipline : le marketing. Face à une concurrence désormais internationale, il devient vital de s'adapter au prix du marché. Les entreprises deviennent "price taker" et n'ont guère que le choix de réduire leurs coûts, si elles veulent défendre des marges mises à mal.
Les coûts de transaction, chers à Williamson, ayant tendance à baisser en raison des progrès réalisés dans les transports et les outils de communication, il devient plus rentable d'externaliser un certain nombre d'activités, jusque-là réalisées en interne. Ces activités vont être réalisées par des sous-traitants et fournisseurs, ces derniers prenant en charge des maillons de plus en plus importants de ce que Porter désignera comme la "chaîne de valeur" de l'entreprise dans les années quatre-vingt. La fonction achats représente dès lors une part croissante du chiffre d'affaires, en même temps qu'un levier désormais essentiel de maîtrise des coûts et de compétitivité. C'est donc clairement et avant tout parce qu'ils permettent de réduire les coûts que les achats acquièrent progressivement leur statut de fonction stratégique. Rien d'étonnant à ce que les premiers outils de pilotage des performances des acheteurs résident dans les traditionnels savings ou les gains sur achat. Ces outils permettent d'évaluer les performances d'acheteurs volontiers qualifiés de cost killer, l'expression étant loin, à l'époque, de témoigner du côté péjoratif qui lui est associé aujourd'hui.
S'il importe de se souvenir du contexte dans lequel les achats ont, en quelque sorte, acquis leurs lettres de noblesse, il semble vital aujourd'hui de faire preuve de davantage d'ambition, lorsque l'on définit le rôle stratégique des achats. Loin d'être réduits à leur capacité à réduire les coûts, les achats doivent être vus comme une fonction susceptible de contribuer au résultat de l'entreprise au sens large, y compris par le biais du développement du chiffre d'affaires. Nombreuses sont les entreprises qui peuvent en témoigner, bienheureuses qu'elles sont, souvent, de leur statut de pionniers. Le recours à ce levier bien plus créateur de marge (par le haut) que le trop traditionnel levier de la baisse des coûts (qui vise plutôt l'augmentation de la marge par le bas) permet de passer de la logique des achats low cost à celle des achats high value, c'est-à-dire des achats dont l'objectif est de contribuer à la création de valeur plutôt qu'à la réduction des coûts. Finalement, si l'on considère que les achats ont un rôle essentiel à jouer vis-à-vis de la création de valeur et que leur contribution au chiffre d'affaires et au résultat a vocation à se renforcer, la nouvelle mission confiée à la fonction achats relève davantage de la mission du centre de profit que de celle du centre de coût.
Élève de l'École des mines de Saint-Étienne, Henri Fayol entre en 1860 comme ingénieur aux Houillères de Commentry. En 1866, il devient directeur de la mine. Dès 1900, il commence à écrire sur ce qu'il nomme "l'administration". Elle couvre en réalité les domaines traités aujourd'hui par la "gestion" ou le "management". Fayol considère que "l'administration" est une science où les connaissances résultent de la réflexion sur les expériences (les succès et les échecs). Ces connaissances méritent donc d'être enseignées. En 1916, il publie dans le Bulletin de la Société de l'industrie minérale, L'Administration industrielle et générale, l'ouvrage de référence qui va le rendre célèbre et rencontre une audience immédiate auprès de nombreux industriels et hommes politiques. Trois caractéristiques principales marquent la pensée de Fayol.
1 - C'est un observateur et un expérimentateur : il ne parle et ne raisonne qu'à partir d'un vécu de terrain. Fayol écrit son ouvrage après 50 ans de vie professionnelle et de responsabilités exercées au plus haut niveau de l'entreprise.
2 - C'est un généraliste : ce qu'il appelle la fonction "administrative" couvre en fait la gestion générale, la pratique du management au niveau le plus élevé de l'entreprise. Alors que son contemporain Taylor s'adresse avec l'organisation scientifique du travail aux hommes de production, Fayol délivre un discours qui traite de la politique générale de l'entreprise.
3 - Sans être lui-même pédagogue, Fayol pousse beaucoup à la transmission des connaissances : il constate que la plupart des dirigeants de l'époque sont issus d'écoles d'ingénieurs françaises où les programmes de formation sont focalisés sur les mathématiques et les sciences techniques. Fayol plaide pour que des matières comme l'administration, le commerce et la finance puissent intégrer ces programmes. Il fut l'un des premiers à rationaliser et à formaliser les concepts modernes de gestion. Selon lui, il existe (5 + 1 = 6) activités principales dans l'entreprise. Cinq activités dites verticales ou spécifiques :
- technique : produire, transformer et fabriquer ;
- commerciale : achat, vente et échange ;
- financière : rechercher et utiliser de façon optimale les capitaux ;
- sécurité : protection des personnes et des biens ;
- comptable : calcul de paie et des statistiques (recensement des actifs et du patrimoine) ; et une activité horizontale ou transverse dite administrative : prévoir, organiser, commander, coordonner, contrôler (POCCC).