Les directeurs achats à la porte du Comex
Les directeurs des opérations de grands groupes, dont LVMH et Alcatel Lucent, ont déployé leur vision de " la fonction achats au service de la performance " lors d'une table ronde organisée par l'entreprise de conseil Buy.O Group.
Je m'abonneQuel regard portent les directions générales sur les directions achats? Pour répondre à cette question, Marc Debets, président de Buy.O Group avait invité pour l'occasion quatre directeurs opérationnels de grandes entités économiques, publiques et privées, évoluant dans des contraintes juridiques, de secteurs et de marchés très différentes. Des groupes avec des situations financières tant de prospérité et de croissance, qu'en difficulté sur la reconstitution de leurs marges.
Mohamed Marfouk, directeur des opérations du premier groupe mondial du luxe, ouvre le feu : " Chez LVMH, l'organisation de nos achats est très décentralisée. Avant, la priorité était mise sur le sourcing. Désormais, nous nous concentrons sur l'innovation et sur le risque, parce que nous vendons du luxe, un monde de rêve qu'il faut le protéger ".
Dans le registre d'une transition très délicate à négocier, Jean-David Calvet, vice-président global procurement & sourcing d'Alcatel Lucent plante le décor des achats de ce groupe en phase de restructuration : " Mes clients sont des opérateurs dans le secteur des télécoms avec une forte pression sur les prix, dans un univers très concurrentiel ".
Être d'abord un réducteur de coûts
Conjoncture et pincement des marges déterminent lourdement la fonction. Dans le discours, la vision coûts prime toujours celle de l'investissement productif. " Nos critères pour les achats, avoir des produits innovants au bon moment et au meilleur prix. Dans ce marché mondialisé, l'érosion des prix est de l'ordre de 15 % par an ", explique Jean-David Calvet : " Nous sommes aussi une entreprise en pleine réorganisation, avec un plan de recentrage baptisé 'Shift', sur les activités ADSL, IP, Cloud. Nous travaillons nos achats de façon à réduire nos coûts fixes et à dégager du cash, avec un programme de cession d'actifs d'1 milliard d'euros. Nous avons aussi engagé une réflexion sur nos fournisseurs stratégiques, notamment avec Accenture pour procéder à une externalisation importante des fonctions finance et ressources humaines ".
La situation économique et stratégique de Clarins est tout autre. Denis Martin, son directeur des opérations, rappelle que son entreprise a " la chance d'être en croissance en Asie, en Amérique du Nord et d'avoir une position de leader sur ses marchés en Europe. Nous ne sommes plus cotés en Bourse, ce qui nous donne la liberté de motiver et associer plus fortement nos équipes sur nos objectifs. Avec cette limite de ne pouvoir compter que sur les moyens que nous nous donnons. Ainsi avons-nous décidé de réduire les coûts de nos achats de 10 % en 3 ans, et de réduire nos stocks de 20 % dans le même laps de temps. Pour dégager du cash ".
Soumis à un objectif drastique de réduction des dépenses, Jean Bouverot, chef de mission achats à la direction générale pour l'administration du ministère de la Défense donne sa feuille de route : " Nous gérons 10 milliards d'euros d'achats militaires (chars, avions, armes) et 7 milliards d'achats de fournitures d'habillements. Notre fonctionnement est lié au budget de l'Etat, lequel s'est réduit très fortement. Notre budget pèse 1,5 % du PIB. Et comme nous supprimons 25 % de nos effectifs, la fonction achat est assignée à une très forte productivité".
Pour y réussir, Jean Bouverot indique le choix du ministère : " nous mutualisons, en constituant des bases de défenses interarmes pour soutenir nos achats et notre logistique. Notre dispositif achats, initialement très atomisé, a été concentré en 5 grands services, avec leurs commissaires. L'armée a une vraie culture achats et de gain de prix. Nos équipes vont régulièrement à la rencontre des PME ".
La concentration de la décision, le classement des fournisseurs, leur gouvernance, toutes ces questions font débat au sein des directions générales. " Nous avons classé fournisseurs stratégiques de façon classique. Il en existe une dizaine qui est stratégique. Nous nous demandons comment mieux collaborer, comment être meilleur avec lui, meilleur que la concurrence. Il n'y a pas que le prix des produits qui en ligne de compte ", juge Jean-David Calvet.
De gauche à droite : Jean Bouverot, chef de la mission achats au ministère de la Défense, Denis Martin, directeur des opérations chez Clarin, Jean-David Calvet, vice-président global procurement & sourcing d'Alcatel-Lucent et Mohamed Marfouk directeur des opérations chez LVMH
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Une fonction à la lisière des états-majors
Les quatre grands intervenants, estiment avec Jean-David Calvet que, " le rôle des décideurs achats est d'agir le plus en amont possible ". Une attente qui implique d'être associé très tôt à l'élaboration de la stratégie de l'entreprise, de chacune de ses entités et de ses centres de profits. C'est loin d'être partout le cas aujourd'hui.
" La meilleure solution serait d'embarquer les directions achats dans les business unit, poursuit le vice président global procurement & sourcing d'Alcatel-Lucent : " Ainsi avons-nous récemment signé un contrat d'externalisation de notre R&D avec une société indienne, une opération très proche d'une cession d'activité, qui peut concerner les achats ".
Les interlocuteurs privilégiés du DA seraient donc aux sommets de l'organigramme. " Au comité exécutif chez Clarins, la compréhension sur le métier achats est plutôt bonne " témoigne Denis Martin. Mohamed Marfouk, pour LVMH se réjouit de ce que " la direction financière est un des grands supporters de la fonction achats, jusqu'à un certain point " et précise : " Chez nous, la direction des achats dépend de la direction des opérations ".
Une voix dissonante dans ce concert de jugements encourageants pour la montée en puissance de la fonction achats, celle de Frédéric Ludé, directeur général de Défense Environnement Services (co-entreprise formée entre Veolia et la DCNS, c'est à dire les arsenaux).
Ce dernier interpelle la direction des achats du ministère de la Défense : " Ce que je constate dans ma pratique, c'est l'atomisation de la fonction achat, encore plus forte qu'avant, avec des chevauchements de compétences ".
Thierry Bellon, délégué général aux achats chez Air France formule ce constat du " fort contrôle de la fonction financière. Je suis tenu d'expliquer au président le compte de résultat du groupe et l'impact des achats sur la performance globale ". Thierry Bellon fait partie du comité de management d'Air France, mais pas du comité exécutif. Voilà une fonction aux évolutions mouvantes, entre concentration et dispersion des pouvoirs, entre une implication forte dans le comité exécutif et un assujettissement fort à la direction financière, sans voix au chapitre quant aux décisions prises par le conseil d'administration.
Pascal Kempf, responsable des achats pour le groupe Renault-Nissan questionne l'efficacité des choix d'externalisation d'Alcatel-Lucent : " vous avez externalisé 2000 personnes en R&D. Comment pouvez-vous en recevoir les mêmes bénéfices qu'en interne ? "
Réponse de l'intéressé : " Nous n'avons externalisé que personnels dédiés aux technologies les plus anciennes, pour pouvoir nous concentrer sur les nouvelles ". Pour le patron des opérations d'Alcatel-Lucent, " si la gouvernance des fournisseurs est en général menée par les achats, les décisions finales ne relèvent pas forcément de la fonction achats ". Voilà qui résume bien toute l'ambiguïté de la position des directeurs achats.