Jean-Nicolas Lintz (Demathieu Bard) : "Je suis convaincu qu'il faut travailler en filière"
Jean-Nicolas Lintz a pris les rênes de la direction achats du groupe Demathieu Bard en septembre 2020, en pleine crise sanitaire avec pour ambition de donner une nouvelle dynamique aux achats du groupe en misant sur les achats responsables, l'innovation et le digital.
Je m'abonneAprès un parcours aux achats chez Eiffage et Vinci, vous avez pris vos fonctions de directeur des achats au sein du groupe Demathieu Bard en septembre 2020, quelle a été votre feuille de route ?
J'ai pris mes fonctions le 7 septembre 2020. Je suis allé très rapidement à la rencontre des acheteurs mais également de l'ensemble des parties prenantes pour construire un plan d'actions partagé à trois ans. Plusieurs axes se sont rapidement dégagés et ont été mis en oeuvre dès cette année : le renforcement de nos contrats cadre, une approche par famille de nos achats opérationnels et un accompagnement en phase commercial (phase d'études) sur les projets ciblés.
Ensuite, sur un temps un peu plus long, nous nous organisons pour répondre aux ambitions RSE du groupe mais également aux révolutions environnementales et digitales.
Comment avez-vous traversé la crise ?
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L'activité du BTP s'est arrêtée pendant le premier confinement. Demathieu Bard s'inscrit dans les territoires et a des relations de confiance avec ses fournisseurs et sous-traitants. J'ai la faiblesse de penser qu'elles ont eu un impact dans notre capacité à redémarrer rapidement et ainsi à surmonter la crise.
Dans l'ensemble, le BTP reste un secteur très résilient. La filière a trouvé les ressources pour accélérer et rattraper une partie du retard. Nous avons su démontrer une vraie puissance industrielle pendant la crise. Nous avons eu affaire à des pénuries de main d'oeuvre et de matières premières mais nous avons fait preuve de beaucoup d'agilité pour trouver des solutions pour nos clients. La problématique maintenant est l'augmentation des prix.
Le groupe Demathieu Bard a multiplié par 4 son chiffre d'affaires en 10 ans. Quelle(s) incidence(s) cela a-t-il sur les achats ?
La filière achats est un véritable "business partner". Elle a donc naturellement soutenu cette croissance que ce soit en déployant de nouvelles activités qu'en analysant des marchés fournisseurs et sous-traitants sur les nouveaux territoires. Ensuite, d'un point de vue achats, un des impacts importants est l'augmentation de notre volume. Notre attractivité achats et notre capacité de négociation ont été naturellement renforcées.
Autre intérêt majeur : nous sommes maintenant suivis par les cellules "grands comptes" de la plupart de nos fournisseurs. Nous avons ainsi des interlocuteurs à même de piloter au plus haut niveau, de manière globale notre relation, de construire et piloter nos plans de progrès, notamment sur les aspects RSE au sens large.
Les achats responsables sont un de vos axes stratégiques. Comment déclinez-vous cette politique achats ?
Notre première préoccupation, reste la sécurité des collaborateurs qui travaillent sur nos chantiers. Cette priorité s'est, par exemple, déclinée dernièrement dans les négociations pour le référencement des Entreprises de Travail Temporaire, le choix de nos EPI, et dans le cahier des charges que nous déployons pour l'outillage électroportatif.
En 2022, nous nous concentrerons plus précisément sur les aspects environnementaux. Pour cela nous travaillons au sein du comité développement durable avec toutes les directions du groupe : opérations, prévention, développement durable, innovation, etc.
Nous avons déjà obtenu des premiers résultats notables : signature d'un accord avec Cycle Up pour augmenter le réemploi des matériaux, signature de contrats cadre avec des professionnels du traitement des déchets pour améliorer le tri de nos déchets de chantier, amélioration de l'isolation de nos bases vie, électrification rapide de notre flotte automobile, etc.
Nous travaillons également au sourcing de matériaux biosourcés, des bétons bas carbones ou de manière générale en développant avec nos fournisseurs des innovations produits fortes.
Ces efforts ont déjà été soulignés par Ecovadis qui nous a attribué la médaille d'or notamment en réévaluant notre note achats responsable en la passant de 40/100 à 60/100 !
Comment la réglementation RE2020 et autres (loi antigaspi, le Green Deal européen,) vous poussent-elles à aller plus loin ?
Les enjeux environnementaux sont nombreux. Nous sommes poussés par les pouvoirs publics avec la RE2020 qui s'appliquera dès le 1er janvier sur les permis de construire déposés et qui nous oblige à mesurer collectivement le carbone des ouvrages. Il y a également la loi anti-gaspillage pour une économie circulaire qui va nous obliger à être beaucoup plus vertueux sur nos déchets. Mais aussi l'augmentation des quotas de carbone qui va nous pousser également à être plus vertueux dans les matériaux choisit. Demathieu Bard porte des engagements forts en matière environnementale. Néanmoins, les enjeux sont tels que c'est l'ensemble de la filière du BTP qui sera contrainte d'évoluer pour apporter des solutions.
Justement, comment travaillez-vous avec les autres acteurs du BTP sur ces sujets-là ?
Je suis convaincu qu'il faut travailler en filière. Nous avons donc rejoint le club César qui réunit des acteurs de la filière (Vinci, Bouygues, Eiffage, etc.) pour travailler sur des thématiques communes. Nous sommes également membres du CNA et j'en ai rejoint le Club des Directeurs Achats ce qui nous permet de partager des idées au-delà de la filière BTP.
Et au sein de votre entreprise, travaillez-vous avec la direction RSE et/ou développement durable sur ces sujets ?
Nous travaillons étroitement avec tous les métiers et toutes les directions du groupe. Ainsi, au sein du comité de développement durable qui réunit toutes les fonctions opérationnelles et fonctionnelles, les achats y sont très actifs. Sur ces sujets-là, nous avons besoin de démultiplier l'action de tous et d'additionner toutes les énergies.
Cette politique achats responsables passe-t-elle par une prise en compte de la territorialité ?
Le groupe Demathieu Bard est né en Lorraine et a son siège à Montigny-Lès-Metz. Malgré sa taille et une implantation internationale, le groupe reste fier de ses racines. Nos acheteurs sont répartis dans nos périmètres organisationnels, partout en France comme à l'étranger pour être au plus près du terrain et mieux connaitre le tissu local. Nous travaillons le plus souvent avec des fournisseurs et des sous-traitants régionaux pour participer au dynamisme de nos territoires.
Parlons Innovation. Comment la faites-vous émerger ? Quelle place a-t-elle dans votre politique achats ?
Nous innovons dans les achats en considérant que le prix n'est pas tout, que ce n'est pas la somme des moins-disant qui nous permettra de satisfaire nos clients. La révolution est donc bien là : comment notre position de business partner nous permet d'apporter plus de valeur ? Evidemment en partie par les aspects de développement durable, sociaux, RSE qui en plus collent à nos valeurs. Nous cherchons donc à avoir des analyses de plus en plus fines et multicritères pour caractériser les mieux-disants. L'objectif est de passer d'une culture du moins-disant au mieux-disant et d'intégrer le TCO. C'est un vrai combat dans le secteur d'activité et pour les acheteurs. Mais c'est quelque chose qui est rendue possible chez Demathieu Bard car nous sommes une des dernières entreprises indépendantes dans le secteur. Le groupe est une ETI agile et ancrée dans les territoires.
Travaillez-vous sur des matériaux alternatifs ?
Oui, nous menons une réflexion sur tous les matériaux qu'on utilise car nous avons la chance d'être promoteur. Nous travaillons étroitement avec l'ensemble des services comme avec la Direction de l'Innovation Technique pour proposer des matériaux alternatifs. Chacun amène sa pierre à l'édifice comme la direction de l'innovation technique qui remonte du béton de bois qu'elle a sourcé, les achats qui travaillent sur la relation fournisseurs pour sécuriser...
Biographie de Jean-Nicolas Lintz
Septembre 2020 il devient directeur des achats du groupe Demathieu Bard
2011 il entre chez Vinci Construction France pour devenir Directeur des achats de production
Septembre 2007 acheteur chez Eiffage Construction
Octobre 2005 responsable achats chez ETF pendant 2 ans
Comment consignez-vous responsabilité et qualité ?
On travaille pour avoir le bon matériau au bon endroit et avoir une vraie réflexion sur où est la valeur ajoutée. On peut limiter le carbone tous azimuts mais n'oublions pas que c'est un ouvrage qu'on livre à un client pour un usage précis et que c'est aussi un projet architectural qui s'inscrit dans un ensemble. Il faut donc satisfaire toutes les parties prenantes. Et comment fait-on pour conjuguer tout cela ? C'est un ensemble de solutions à marier dans l'acte de construire. Comment par exemple apporter la bonne menuiserie à coûts maîtrisés pour apporter la bonne isolation thermique et phonique qui va intégrer du recyclage et être plus vertueuse environnementalement dans son cycle de vie ? Il faut qu'on soit capables de capter de l'innovation, de la sécuriser et de l'apporter sur nos chantiers. Cela passe par de la co-construction...
On doit être force de proposition et nouer des partenariats. Je suis assez convaincu que la finalité d'une direction des achats c'est d'identifier un certain nombre de partenaires externes réels pour codévelopper et coconstruire des solutions.
La professionnalisation des acheteurs est-elle également un enjeu ?
Oui, toujours. La gestion des compétences est essentielle pour accompagner les actions que nous mettons en oeuvre. Ainsi, pour créer une nouvelle culture achats chez Demathieu Bard, en accord avec la direction générale, nous avons pris le parti de donner une formation spécifique à l'ensemble des acheteurs du groupe.
On a réuni une dizaine d'acheteurs de l'ensemble du groupe pendant 6 jours sur la théorie achats animé par Ohanes Missirilian, formateur spécialisé en achats et professeur à l'EM Lyon, puis 2 jours ont été consacrés aux risques assurantiels et juridiques et enfin 2 jours ont porté sur la négociation.La première promo vient de se terminer. Lors de cette formation, les acheteurs ont travaillé sur des projets qu'ils ont ensuite présentés à la direction générale. L'un portait sur les achats de béton, l'autre sur les achats de menuiseries extérieures. Une autre formation, plus légère, est en construction pour nos opérationnels qui restent les premiers acheteurs du groupe.
Où en êtes-vous dans votre politique de digitalisation ?
Nous avons beaucoup de projets digitaux en cours : un ERP, un nouveau système RH, la digitalisation de notre suivi de la performance QSE, un nouvel outil de dématérialisation de factures avec portail. Depuis 3 ans, nous avons un outil d'e-procurement performant baptisé "Oscar", qui permet de passer les commandes Il est en cours de connexion avec notre outil de gestion de factures avec pour objectif final de réduire nos délais de paiement, traiter plus facilement les commandes, donner plus de visibilité à nos fournisseurs et évidemment gagner en efficacité.
En 2022, nous allons également travailler sur un outil d'e-sourcing pour gérer nos consultations, les capitaliser, les rendre plus transparentes et les partager avec l'ensemble des parties prenantes internes. Nous voulons également faire remonter l'ensemble des systèmes d'évaluation dans cet outil (aspects sociaux et conformités) avec demain peut-être des évaluations environnementales et métiers.
Enfin, quels sont vos prochains défis achats ?
Sans hésiter, le digital, la RSE et l'inflation !
Demathieu Bard en bref
1861 L'entreprise Demathieu est créée en 1861 par Pierre et Julien Demathieu Rohrbach-lès-Bitche en Moselle.
1945 La société en nom collectif Demathieu & Bard est créée par Pierre Demathieu et Raymond Bard.
1991 Demathieu & Bard réalise le Pont de l'Iroise en Bretagne, pont qui détient le record de la plus grande travée centrale jamais réalisée sur un ouvrage haubané à tablier béton.
2009 Le groupe réalise le Centre Pompidou-Metz (57).
2021 Le Groupe fête ses 160 ans et livre la maison des étudiants de la francophonie à la Cité Universitaire de Paris.