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Dominique Lebigot, CPO de Moët Hennesy : "Mettre achats et fournisseurs dans une dynamique de business acumen"

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Dominique Lebigot, CPO de Moët Hennesy : 'Mettre achats et fournisseurs dans une dynamique de business acumen'

Pour Dominique Lebigot, les achats sont à l'aube d'un tournant avec le "Business Amplification", qui crée des situations win-win où fournisseurs et clients s'engagent dans une dynamique de croissance mutuelle, les fournisseurs ayant un accès privilégié aux ventes produits finis de leurs clients.

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Quels enseignements tirez-vous de la crise actuelle, en termes d'achats ?

Les crises sont l'opportunité, pour les achats, de consolider leur impact business dans l'entreprise en augmentant leur couverture achats et en accélérant les programmes d'économies. C'est souvent le moment de lancer des actions de réduction de coût disruptives et de piloter des changements structurels ambitieux. Notre rôle en tant que manager achats est de saisir ces opportunités pour éveiller les consciences et élever le professionnalisme achats dans l'entreprise.

Comment votre service achats s'est-il assuré de la continuité des approvisionnements durant la pandémie ? Avez-vous pris des mesures pour assurer la survie de vos fournisseurs ?

Nous avons travaillé main dans la main avec nos fournisseurs pour aligner nos plannings de production et se mettre en ordre de marche pour une reprise coordonnée des activités post-confinement. Nous avons en parallèle effectué une analyse mondiale de notre portefeuille fournisseurs pour identifier les fournisseurs potentiellement fragilisés par la crise actuelle, et ce dans le but de proposer au cas par cas des paiements par anticipation, voire au comptant, ou les accompagner par un engagement business plus soutenu. Ces mesures ont répondu à un impératif de continuité de nos approvisionnements, mais aussi à une responsabilité sociétale forte vis-à-vis de nos fournisseurs.

Comment préparez-vous la sortie de crise ?

Outre la dynamique d'alignement des capacités de production mentionnée ci-dessus, nous nous sommes efforcés d'innover en lançant un nouveau plan d'accélération des économies, tout en confortant nos stratégies achats et best practices en place, notamment en matière de digitalisation de nos process achats.

Votre politique achats et vos relations fournisseurs vont-ils évoluer à la lumière de cette crise du Covid ?

Plus qu'une évolution, c'est une accélération de notre plan stratégique achats. Cette crise va mettre l'accent sur la nécessité de passer d'un modèle de compétition entre fournisseurs à un modèle de collaboration entre eux pour rechercher de nouvelles opportunités de croissance. Cette nouvelle collaboration s'inscrit pleinement dans la dynamique de "Business Amplification" où chaque partenaire de la relation clients-fournisseurs devient acteur de business acumen (voir en p.31).

Oublions maintenant le Covid... Quelles sont les particularités de la fonction achats dans le monde du luxe ?

L'attachement aux marques, la contribution des achats à leur développement par l'innovation et la créativité, par la création de valeur de manière générale. Pour cela, nous travaillons sans compromis sur la qualité et main dans la main avec les équipes marketing.

Est-ce à dire que la dimension réduction des coûts est moins importante ?

La réduction des coûts fait partie de toute stratégie achat. Nous serons toujours garants de la maîtrise des coûts, mais davantage à travers l'analyse de la valeur et l'approche TCO, qu'à travers la seule réduction des prix. Au même titre que la notion d'intégrité qui est centrale pour les achats. Nous sommes très attentifs à nous conformer aux exigences de compliance réglementaire et d'éthique vis-à-vis des fournisseurs dans le cadre d'une coopération long terme. J'ajouterai enfin la responsabilité environnementale et sociétale qui est devenue incontournable dans les stratégies modernes d'achats. Nul besoin de préciser que les coûts, l'intégrité, la responsabilité sociale sont inscrits dans l'ADN de la fonction achats et ce quel que soit le contexte industriel. Et le monde du luxe n'échappe pas à la règle.

Le monde du luxe côtoie celui de l'art, est-ce aussi votre cas en tant que responsable achats ?

En effet, mes équipes achats sont très impliquées dans le pilotage des projets avec les agences de design & création, dans la négociation avec les artistes et leurs agents, dans l'établissement des contrats avec les égéries. Comprendre le milieu artistique, ses exigences et son mode de fonctionnement est un prérequis dans le monde du luxe pour un manager achats.

Lire la suite en page 2 : Donc, contrairement à ce qu'on pourrait penser, vous ne faites pas à qu'acheter des bouteilles ? - Justement, comment se passent les relations avec le monde viticole, qui est particulier, très traditionnel ? - En Champagne, le prix du raisin augmente, est-ce difficile pour un acheteur de ne pas pouvoir négocier les prix à la baisse ?


Donc contrairement à ce qu'on pourrait penser, vous ne faites pas à qu'acheter des bouteilles?

Non, vous pensez bien ! Même si cela fait partie de nos achats stratégiques. La dépense achats groupe chez Moët Hennessy est de trois milliards d'euros, et l'équipe achats comprend une centaine d'acheteurs dans le monde. Quant à notre gouvernance achats, elle est centralisée, c'est-à-dire que l'ensemble des équipes achats, quelle que soit leur localisation, reporte à la direction centrale achats. Ce qui permet une plus grande agilité opérationnelle, favorise la transversalité, accélère les synergies achats, le déploiement d'outils communs, une politique dynamique de gestion des carrières basée sur la notion de "Unified Network", tout en mutualisant et optimisant les effectifs. En termes de couverture, les achats sont impliqués dans l'ensemble des dépenses de la société : marketing & communication, packaging, transports & logistique, frais généraux, investissements, maintenance, matières premières à travers une coopération étroite avec les équipes viticoles et oenologiques.

Justement, comment se passent les relations avec le monde viticole, qui est particulier, très traditionnel?

Que ce soit pour le cognac (Hennessy leader mondial), le champagne (Moët & Chandon, Krug, Veuve Clicquot, Dom Perignon, Ruinard...) ou les vins et spiritueux produits à l'étranger, nous accompagnons les équipes viticoles et oenologie dans leurs achats au quotidien. S'il n'y a pas de négociations sur les prix car ils sont déterminés en partie par des organismes officiels indépendants en fonction de la récolte, notre principal enjeu est de sécuriser nos sources d'approvisionnement, voire de les multiplier. Ceci en apportant des services et prestations achats uniques aux viticulteurs en échange de la fourniture de leurs raisins et eau-de-vie dès lors où ils répondent à notre cahier des charges qualité.

En Champagne, le prix du raisin augmente, est-ce difficile pour un acheteur de ne pas pouvoir négocier les prix à la baisse?

Ça le serait si le rôle de l'acheteur était réduit à la négociation de prix, ce qui n'est pas le cas pour Moët Hennessy où les achats agissent en partenaires avec les services viticoles pour faire face aux vrais enjeux de disponibilité du raisin et de motivation des viticulteurs pour sécuriser nos besoins futurs.

Et qu'en est-il de la RSE - que prévoyez-vous quant à l'utilisation des pesticides ou engrais, par exemple?

La RSE est une dimension entreprise à l'échelle du groupe LVMH. Concernant Moët Hennessy, nous sommes leaders dans la mise en place de pratiques de culture sans pesticide. Pour préserver l'environnement, nous demandons à nos viticulteurs partenaires d'appliquer ces mêmes méthodes. Nous avons, nous achats, notre propre programme "ACT" qui consiste en une politique RSE articulée sur trois piliers. Une approche environnementale à 360° qui se déploie sur nos activités achats, packaging, capex, logistique, marketing, etc., une relation fournisseurs fondée sur l'éthique, et une attention particulière portée au rôle sociétal des achats dans le développement du tissu économique local. Notre réseau achats est centralisé, mais tous les achats sont faits en local, proche des besoins opérationnels et des clients. Notre programme comprend donc des initiatives RSE développées en lien avec nos partenaires, avec nos fournisseurs de packagings, ou nos agences de communication, par exemple. Nous accordons aussi beaucoup d'importance aux politiques RSE de nos fournisseurs en vue de réduire l'émission de gaz à effet de serre sur la supply chain. Nous travaillons avec eux pour les inciter à s'implanter en local, près de nos sites, pour réduire notre empreinte carbone et raccourcir le time-to-market. Enfin nous avons, au sein de nos équipes Développement Packaging, développé un programme d'Éco-Conception pour l'ensemble de nos nouveaux produits.

Le monde du luxe est exposé à la contrefaçon. Quel est le rôle des achats dans ce combat?

Nous travaillons sur des technologies innovantes de traçabilité des bouteilles. Les achats chez Moët Hennessy ont un rôle clé à jouer pour identifier et sécuriser ces nouvelles technologies connectées. Cela passe par une veille technologique continue et une anticipation des évolutions de marchés à venir, tant dans le domaine technologique qu'économique. Ce rôle de veille technologique, qui est à l'amont des solutions de demain, nous revient à nous, achats.

Lire la suite en page 2 : Comment travaillez-vous avec le marketing et l'innovation? Quelle est votre contribution? - Comment voyez-vous les achats dans les années 2020? - Que répondez-vous à ceux qui pointent le risque de dépendance accrue chez vos fournisseurs?

Comment travaillez-vous avec le marketing et l'innovation? Quelle est votre contribution? -

Nous avons, en interne, dans le cadre de notre programme achat "InnovAction", une banque de données centrale "WIN" qui répertorie plus de 600 innovations à disposition de nos clients internes. Chaque acheteur de notre réseau identifie et enregistre une innovation par an. L'innovation doit être décrite dans ce fichier et l'acheteur qui l'a enregistrée devient le référent. Nous avons un comité innovation qui étudie et valide les innovations décrites dans cette base.

Nous avons aussi instauré les "Innovations Days", des événements d'une journée organisés par les achats, à raison de six à sept par an partout dans le monde. À New York, Paris, Shanghai, Buenos Aires, Londres, etc. Les achats y présentent toute une série d'innovations sélectionnées sur le marché fournisseurs et en assurent la promotion auprès des équipes marketing. Sur les cinq dernières années, nous avons enregistré plus de 130 lancements de produits issus de ces journées.

Comment voyez-vous les achats dans les années 2020?

En trente ans d'existence, le métier d'acheteur a su se réinventer à chaque décennie, passant de la simple "Business Transaction" avec nos fournisseurs (négociation des prix), à un stade de "Business Relation" (compromis coût-délai-qualité, TCO), puis un modèle plus abouti de "Business Collaboration" (time-to-market, innovation, CSR, compliance). Enfin en 2020, les achats sont à l'aube d'un nouveau tournant : ce que j'appelle le "Business Amplification" ou comment les achats peuvent avoir une contribution active à la croissance du chiffre d'affaire de l'entreprise. Les entreprises ont toujours suivi un business model basé sur la distinction entre marchés clients et marchés fournisseurs, chacun occupant 50 % de l'environnement de l'entreprise. Leurs stratégies de vente ont toujours été tournées vers les marchés aval, soit une approche à 180° d'exploitation de leur environnement. Or demain, avec les nouvelles technologies de la communication comme l'Internet des objets, big data, Blockchain, l'aval et l'amont d'une même entreprise seront interconnectés, les fournisseurs de nos fournisseurs communiqueront avec les clients de nos clients, les frontières entre marchés fournisseurs et marchés clients s'estomperont pour ne former à terme qu'un seul et même marché externe. Et une entreprise ne pourra survivre durablement que si elle sait identifier et capturer toutes les opportunités de croissance sur 100 % de son environnement, en amont comme en aval, dans une approche de développement business à 360°. Il s'agit là d'exploiter un nouveau gisement de croissance business sur les marchés amont fournisseurs, gisement largement inexploré jusqu'à aujourd'hui.

Comment?

En mettant nos fournisseurs en contact avec nos forces de vente ! Comprenons-nous : il ne s'agit pas de transformer les acheteurs en vendeurs, mais plutôt d'utiliser notre connaissance des marchés fournisseurs pour identifier de nouvelles opportunités de croissance. C'est ce que nous nous employons à faire chez Moët Hennessy depuis deux ans dans le cadre de notre programme "Supplier Activation". Il s'agit de créer de nouvelles situations win-win où les fournisseurs peuvent avoir un accès privilégié à nos produits finis à des taux préférentiels et où l'entreprise voit ses ventes se développer aussi en amont. À ce titre, Moët Hennessy a reçu en décembre 2019 le Peter Kraljic Purchasing Award for Excellence 2010-2019 Inspiring Organisation & Practice for Impact on Revenue. Mais le "Business Amplification" avec nos fournisseurs peut prendre d'autres formes : des alliances sur des projets, des campagnes marketing communes, le partage d'intelligence marchés, la mise en commun d'outils de production... les opportunités sont nombreuses pour peu que l'on mette les achats et leurs fournisseurs dans une dynamique de business acumen. Cette dimension d'ambassadeur amont rendra le métier d'acheteur encore plus stratégique et impactant dans le futur.

Que répondez-vous à ceux qui pointent le risque de dépendance accrue chez vos fournisseurs?

Je réponds que lorsque l'on a commencé à parler d'innovations, et parfois d'exclusivités technologiques, avec nos fournisseurs, ce risque de dépendance avait déjà été montré du doigt. Dix ans plus tard, qui se plaint de l'innovation avec les fournisseurs ? L'interdépendance est inhérente aux relations commerciales entre clients et fournisseurs, le problème n'est pas la dépendance, mais la manière dont on la gère et notre capacité à transformer un risque en opportunité.

Et sur le sujet "Business Amplification"... les fournisseurs n'ont-ils pas à redouter la pression des donneurs d'ordres? Du type: si vous n'achetez pas mes produits, je ne me fournis pas chez vous?

Ce type de comportement appartient au passé. Le "Business Amplification" fonctionne dans les deux sens. Le client s'engage aussi à aider son fournisseur à conquérir de nouveaux marchés. Il n'y a bien sûr aucune obligation pour le fournisseur d'acheter les produits de son client. S'il décide de le faire, c'est qu'il en voit son intérêt : celui d'offrir un nouveau service à ses employés, d'associer son image à celle de produits de son client, de stimuler ses ventes en accompagnant la croissance de son client, ou tout simplement d'étendre son réseau de contacts en interne chez son client. Je pense que nous faisons de plus en plus partie d'un seul marché où le business doit se développer à 360°. Les demandes et les besoins sont interconnectés. Nos fournisseurs peuvent être nos clients et inversement. Et les fournisseurs de nos fournisseurs sont en contact avec les clients de nos clients. En réponse à cette évolution, nous proposons à nos fournisseurs d'avoir un accès privilégié à nos produits finis à des taux préférentiels, mais nous ne les y contraignons pas. Ce n'est pas parce qu'ils ne nous achètent rien que nous allons nous passer de nos fournisseurs ! Les deux courants d'affaire sont très distincts et je suis convaincu que très vite les doutes sur le bien-fondé de cette évolution achats se dissiperont.

Pour finir, que cela fait-il de travailler dans le secteur des vins et spiritueux?

La fierté d'être un ambassadeur de produits nobles et centenaires, de travailler dans un secteur où les notions de partage d'expérience, de terroir et de luxe se rejoignent. Et le privilège de faire la route des vins toute l'année ! Ajoutez à cela la satisfaction d'avoir vu Moët Hennessy être élu en 2018 "Organisation Achats de l'Année" lors du concours EIPM Peter Kraljic Award Winner. ? Propos recueillis par Fabien Humbert

Focus

Vous avez travaillé dans des secteurs très différents : FMCG, laboratoire pharmaceutique, acier, construction... que vous a apporté votre parcours ?

Je suis un chimiste qui a complété sa formation par un master achats, convaincu du potentiel de développement de cette fonction dans le futur. À chaque étape de ma carrière professionnelle, j'ai eu la chance de découvrir des dimensions différentes de la fonction achats. En début de carrière chez Cardinal Health (laboratoire pharmaceutique américain), j'ai été sensibilisé à la notion de maîtrise des risques qui est essentielle dans le pharmaceutique compte tenu des aspects règlementaires et du cycle de vie long des produits. Chez Colgate Palmolive, un impératif de réduction et maîtrise des coûts dans un contexte FMCG concurrentiel fort. Chez ArcelorMittal, l'importance de la compréhension macroéconomique et de l'anticipation des marchés du fait de la volatilité des cours de matières
premières et de l'acier. Chez Bouygues Construction, le pilotage en mode projet et la valeur ajoutée de la transversalité des achats dans un contexte où chaque projet est unique. Et enfin, chez Moët Hennessy (que j'ai rejoint en 2014), où j'ai découvert la prédominance des marques dans le monde du luxe et la dimension marketing dans les achats. Mon expérience professionnelle m'a enseigné qu'à chaque environnement industriel unique correspond une solution achats spécifique et adaptée.


Le parcours de Dominique Lebigot

Dominique Lebigot est CPO de Moët-Hennessy depuis 2014. Auparavant, il était CPO de Bouygues Construction (2009-2013). Il fut également General Manager Purchasing Group chez ArcelorMittal (2005-2009). Auparavant, il a exercé en tant que directeur achats Europe de Colgate (2001-2005). Dominique Lebigot a également travaillé pour Cardinal Health Inc. en tant que Global Director procurement et supply (1997-2001) et Purchasing Manager Europe (1993-1997). Côté formation, Dominique Lebigot est détenteur d'un master management of purchasing function (Desma) décerné par Grenoble Business School (1992) et un Post Graduate Master's degree in Chemistry (1991) obtenu à l'université Pierre et Marie Curie.

Moët-Hennessy

Activité : Branche vins et spiritueux du groupe LVMH

Chiffre d'affaires : 5,2 milliards d'euros

Effectif total : 10 000 personnes

Budget achats : 3 Milliards d'Euro

Effectif achats : 100 personnes, dont 80 acheteurs et une vingtaine de développeurs packaging


 
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