Les PME industrielles, futures oubliées de la chaîne de valeur agricole ?
Mandaté par le Gouvernement pour élaborer des recommandations pour des prix plus justes en faveur des producteurs, l'ex-pdg de Système U, Serge Papin, propose plusieurs solutions articulées autour de la non négociabilité. Pour la FEEF, le risque est de créer de nouveaux laissés pour compte.
Je m'abonneNovembre 2018. La loi pour l'équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et une alimentation saine et durable, communément appelée Egalim, est promulguée. Objectif premier du gouvernement: "payer le juste prix aux producteurs pour leur permettre de vivre dignement de leur travail." Près de deux ans et demis plus tard, le constat du ministre de l'Agriculture et de l'Alimentation Julien Denormandie sonne comme un aveu d'échec. Il reconnaît que la loi n'a pas mis fin à la guerre des prix alimentaires qui se livre "sur le dos des agriculteurs."
A un an des élections présidentielles, il s'agit donc de changer de braquet sur ce sujet épineux. L'ancien patron de Système U, Serge Papin, missionné par le ministère pour apporter des pistes d'amélioration des relations commerciales entre les acteurs, a émis une liste de recommandations parmi lesquelles une garantie de prix de la matière première agricole fourni lors de la première contractualisation. Un mécanisme d'indexation permettrait de revoir ce prix à la hausse ou à la baisse en cas de variation importante. Les contrats deviendraient également pluri-annuels.
Si la protection de l'agriculture est clairement au centre du rapport remis au ministère, l'absence de prise en compte du sort des PME de la transformation de la filière suscite l'inquiétude. Dans un communiqué daté du 25 mars, la FEEF (Fédération des entreprises et entrepreneurs de France) souligne qu'elle est favorable à la non négociabilité des prix agricoles à condition que celle-ci s'applique aussi au tarif que le transformateur applique auprès du distributeur. Il en va d'un principe d'équité qui doit "rendre aux agriculteurs et aux transformateurs la maîtrise de leur prix, comme le distributeur est libre de son prix auprès du consommateur."
En étant appliquée aux seuls acteurs agricoles, comme le préconise le rapport de Serge Papin, "la non négociabilité va créer un effet ciseau pour les transformateurs PME qui vont être pris en étau s'ils n'ont pas les moyens de répercuter ces hausses dans leur tarif au distributeur " prévient Dominique Amirault, président de la FEEF. Il en découle un risque économique pour les PME françaises qui pourraient devenir à leur tour la variable d'ajustement des négociations commerciales. Il est à noter que "ces petites et moyennes entreprises représentent 98% des industries agroalimentaires", rappelle-t-il.
La FEEF estime par ailleurs que l'idée de contrats pluriannuels représente une protection illusoire, car elle expose l'industriel, dépourvu de liberté de tarif, l'impossibilité de répercuter sur une durée plus longue la fluctuation de ses coûts de revient. Elle prône davantage la mise en oeuvre d'un contrat à durée indéterminée dans le cadre duquel le fournisseur et le distributeur se livreraient à des négociations lorsque celles-ci s'avèrent nécessaires. Elle estime que ce type de contrat "permettrait réellement de sortir de la précarité de la négociation annuelle et assurerait une visibilité de long terme aux PME."
Lire - Remise du rapport de Serge Papin sur la Loi Egalim - en page 2 de cet article
"Aller plus loin dans un partage équilibré de la valeur entre agriculteurs, industriels et distributeurs"
A la suite de la tenue le 24 mars du comité de suivi des relations commerciales qui a permis de réaliser un premier bilan des négociations achevées le 1er mars 2021, Serge Papin a remis le 25 mars son rapport à Julien Denormandie, ministre de l'Agriculture et de l'Alimentation, et à Agnès Pannier-Runacher, ministre déléguée chargée de l'Industrie. Ce rapport vient conclure la mission qu'ils lui avaient confiée en octobre dernier sur la mise en oeuvre de la loi dite "Egalim". Cette loi, adoptée en 2018 et issue des travaux des Etats Généraux de l'Alimentation, vise une plus juste répartition de la valeur le long de la chaîne alimentaire.
"Lors du comité de suivi du 24 mars, les ministres ont pu constater que l'action du gouvernement avait permis des avancées en matière de négociations commerciales, même si les hausses passées, en particulier en matière de produits à forte composante agricole, n'étaient pas au niveau nécessaire pour couvrir l'augmentation des cours de matières premières agricoles", constate Bercy. "Le médiateur des relations commerciales agricoles a par ailleurs été saisi par une quarantaine d'entreprises qui n'ont pu faire aboutir les négociations dans les délais impartis (1er mars)".
Les contrôles de la DGCCRF, "qui ont été intensifiés durant cette période, ont démontré que certaines dispositions de la loi n'étaient pas encore totalement appliquées, notamment celles relatives aux indicateurs des coûts de production. D'autres contrôles sont toujours en cours pour vérifier la caractérisation de prix anormalement bas, notamment dans la viande de porc."
Les pratiques commerciales déloyales sont plus que jamais sanctionnées, rappelle Bercy, "comme en témoignent l'action judiciaire engagée contre une centrale de référencement internationale (amende demandée de 150 millions d'euros) et la sanction administrative de 425 000 euros prononcée contre une grande enseigne pour le non-respect de règles d'encadrement des promotions en valeur".
Fruit d'une centaine de rencontres avec l'ensemble des parties-prenantes, Serge Papin dresse, dans son rapport, le constat que, depuis trois ans, de multiples initiatives ont été prises : une loi suivie de plans de filières ainsi que des dynamiques, nationales et locales, collectives et individuelles, ont été enclenchées. Selon lui, "les parties-prenantes auditionnées partagent globalement le constat qu'il faut collectivement "redonner de la valeur à l'acte de se nourrir". Ils estiment également, dans l'ensemble, que "la loi EGalim contient de réelles avancées."
Serge Papin analyse également les limites du cadre réglementaire actuel ainsi que les blocages toujours observés entre les acteurs de la chaîne. Cela l'amène à formuler plusieurs propositions qui contribueront, avec d'autres travaux en cours - notamment l'évaluation d'Egalim, les travaux de la commission d'examen des pratiques commerciales et du conseil national de la consommation - à nourrir les réflexions pour consolider les effets de la loi Egalim.
Les propositions du rapport s'articulent autour de 9 objectifs :
1.Garantir la "marche en avant du prix" dans un cadre pluriannuel :
un des fondements de la loi Egalim était de considérer que le prix d'un produit agricole, négocié entre le producteur et le premier acheteur, basé sur la prise en compte notamment des coûts de production des agriculteurs, devait servir de base aux discussions entre les autres maillons de la chaîne alimentaire. Serge Papin constate que ce principe n'est pas toujours mis en oeuvre.
Il propose de le renforcer :
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-En auditant les indicateurs de production utilisés ;
-Pour les produits à forte composante agricole (matière première agricole et de première transformation essentiellement) en tenant davantage compte du prix de la matière première agricole négocié au premier maillon dans tous les contrats ultérieurs utilisant cette matière première agricole. Le prix de la part de la matière première constitutive d'un produit alimentaire à forte composante agricole, devrait, selon Serge Papin, devenir non négociable et être indexé automatiquement sur l'évolution du coût de la matière première agricole, à la hausse comme à la baisse. Les modalités de formation de son prix seraient transparentes dans les contrats.
-En développant la pluri-annualité des contrats, sur le maillon amont comme sur le maillon aval.
2.Renforcer la médiation : la loi Egalim a prévu un renforcement des mécanismes de médiation mais ses possibilités d'action pour trancher les conflits sont limitées.
Serge Papin propose de lui donner une forme de proposition d'arbitrage.
3.Redonner de la valeur à l'alimentation :
la loi Egalim a déjà encadré les promotions sur les produits agricoles mais elle n'a pas stoppé certaines formes de déstockage - ou de dégagement - de produits alimentaires qui aboutissent à des prix aux consommateurs extrêmement bas. Ces actions détruisent la valeur de l'alimentation aux yeux des consommateurs.
Serge Papin propose de limiter la portée de ces opérations de promotion, en proposant que ces opérations soient soumises à l'avis conforme de l'interprofession et se limitent à de la publicité en magasin (absence de prospectus, de publicité sur le site internet, etc....).
4.Renforcer les actions en faveur de l'origine France
Le rapport propose de renforcer l'affichage de l'origine France des ingrédients et des produits, y compris en restauration collective, dans la poursuite des travaux engagés, notamment dans le cadre du conseil national de la consommation (CNC).
5.Renforcer la transparence
Le rapport propose la mise en place d'un système permettant le partage d'informations confidentielles avec un tiers de confiance permet d'établir des indicateurs anonymisés afin de connaitre et de comprendre la création de la valeur dans la filière
6.Faire preuve de discernement dans l'utilisation des pénalités logistiques dans le droit fil des travaux de la commission d'examen des pratiques commerciales (CEPC)
7.Renforcer les organisations des producteurs, afin de favoriser le pouvoir de négociations des producteurs : les organisations de producteurs pourraient être renforcées pour faciliter la conclusion de négociations en leur faveur.
8.Accélérer la transformation des coopératives
Serge Papin propose ainsi de renforcer le lien entre l'adhérent et sa coopérative : cela permettrait de développer davantage la logique contractuelle rémunératrice entre l'adhérent et la coopérative, et de renforcer l'adéquation de l'offre à la demande.
9.Renforcer l'éducation nutritionnelle des plus jeunes
Il est en effet indispensable pour Serge Papin de mettre en place une véritable éducation nutritionnelle et agricole des plus jeunes dès le primaire. De même, cet aspect pourrait être renforcé lors de la formation des futurs médecins.
"J'espère que ces propositions permettront de retrouver le consensus rare qui avait su émerger au moment des Etats généraux de l'alimentation car il est dans l'intérêt de nous tous de réconcilier le producteur, le consommateur, le transformateur et le distributeur", souligne Serge Papin.
"Notre objectif collectif est de s'assurer que la lettre, mais aussi l'esprit de la loi Ealim puissent être effectifs", souligne Agnès Pannier-Runacher. "Nous nous y employons en utilisant tous les nouveaux leviers que la loi a mis à notre disposition notamment en termes de contrôles de la DGCCRF. Les propositions de la mission Papin contribueront avec les travaux de la commission d'examen des pratiques commerciales, ceux du conseil national de la consommation et l'évaluation de la loi Egalim confiée à des économistes à nourrir notre réflexion pour aller plus loin dans un partage équilibré de la valeur entre agriculteurs, industriels et distributeurs".