Loi Egalim - les nouvelles ordonnances rééquilibrent-elles les relations commerciales?
Le gouvernement a présenté cinq nouvelles ordonnances à la loi. Quelles évolutions introduisent-elles? L'éclairage d'un avocat spécialisés en droit de la distribution, concurrence et contrats, et de deux experts en stratégie dans la distribution agro-alimentaire.
Je m'abonneEntrée en vigueur en février dernier, la loi Egalim qui a pour objectif de clarifier et de rééquilibrer les relations commerciales entre producteurs, transformateurs et distributeurs, n'a pas eu les premiers résultats escomptés. Le 24 avril dernier, le gouvernement a présenté cinq nouvelles ordonnances à la loi pour permettre aux agriculteurs d'être mieux rémunérés sur leurs produits, améliorer la transparence et renforcer l'arsenal juridique visant à sanctionner les abus de la grande distribution dans ses relations avec les fournisseurs.
Quelles sont les clauses clés à négocier ? Quel est l'enjeu de marges derrière chaque clause? Dans quelle mesure le juge peut-il intervenir en cas de prix considéré comme déconnecté de la réalité "économique"?, etc. Le point de vue de Hugues Villey-Desmeserets, associé du département concurrence-distribution et Antoine Meyer-Woerth, avocat du département concurrence-distribution, tous deux du du cabinet BCTG Avocats, et de Christophe Burtin - associé en charge de la distribution du cabinet de conseil en stratégie Kea & Partners.
En imposant un cadre plus clair pour les conventions entre les distributeurs et les fournisseurs, ces nouvelles ordonnances rééquilibrent-elles réellement les relations commerciales ?
Hugues Villey-Desmeserets, associé du département concurrence-distribution et Antoine Meyer-Woerth, avocat du département concurrence-distribution du cabinet BCTG Avocats : Les modifications introduites par l'ordonnance sont dites faites "à droit constant". Autrement dit, l'ordonnance a pour objet de clarifier et réorganiser le cadre légal des négociations commerciales sans modification de fond. Par conséquent, l'ordonnance ne modifiera probablement qu'à la marge le comportement des opérateurs, et il est donc peu probable qu'il puisse y avoir un effet significatif sur le déséquilibre structurel du marché de la distribution des produits alimentaires. Il conviendra toutefois de suivre avec attention l'introduction d'une différenciation de process de négociation commerciale avec la mise en place un double régime, le premier applicable pour l'ensemble des fournisseurs et distributeurs, et l'autre - plus exigeant - applicable spécifiquement à la vente de produits de grande consommation (PGC). Cette distinction vise clairement à permettre aux fournisseurs de PGC de moins subir la phase de négociation, mais elle peut à certains égards la rendre plus complexe.
Christophe Burtin - associé en charge de la distribution du cabinet de conseil en stratégie Kea & Partners - La loi est une loi pour rien. Elle permet aux distributeurs de reconstituer leur marge. Ils en ont besoin pour financer leur transformation lourde opérationnelle, digitale et culturelle. Aucun mécanisme n'impose le fameux ruissellement vers les agriculteurs, sauf exceptions cosmétiques. Le rapport de force avec les grandes marques reste tendu car elles n'apportent pas de croissance et créent même de la défiance chez les consommateurs. Du coup, sont favorisées les PME et la montée en gamme des marques d'enseignes. Elles suivent la tendance du bien manger et cherche à se parer de vertu.
Comment s'organisent les distributeurs pour conserver leurs marges et fidéliser les consommateurs ?
Christophe Burtin- Kea&Parners: Les enseignes repensent leur concept en ajoutant de l'expérience dans le frais notamment, en digitalisant les parcours client et en investissant massivement dans la data.
Négociations commerciales en 2019 : quelles sont les clauses clés à négocier ? Quel est l'enjeu de marges derrière chaque clause ?
Hugues Villey-Desmeserets, BCTG Avocats : Les précédentes réformes du livre IV du code de commerce ont permis de mieux encadrer le comportement du distributeur et de limiter les pratiques manifestement abusives. En réaction, la pratique des acteurs du marché s'est affinée, et les éléments classiquement au centre du contrat (tels que le prix, les remises et les ristournes) ne constituent plus l'essentiel de la négociation commerciale. La négociation s'est en quelque sorte morcelée entre de très nombreuses clauses (parfois situées dans des contrats ou des documents techniques différents du contrat principal) qui prises isolément peuvent paraître acceptables, mais dont l'impact combiné peut être très sensible.
Si certains de ces leviers complémentaires de négociation et de transferts de marge ont été progressivement identifiés (promotions, NIP, pénalités logistiques etc.), d'autre mécanismes moins encadrés peuvent être source d'enjeux mal maîtrisés (notamment les mécanismes d'évolution de prix, indexation, révision, etc.). Ainsi qu'il a été rappelé précédemment, l'ordonnance intervenant à droit "quasi-constant", il n'apparaît pas de modifications substantielles de ce point de vue-là, sauf à notre sens les mécanismes de révision de prix, en particulier en ce qui concerne les produits agricoles.
En ce qui concerne les négociations commerciales 2019, celles-ci sont pratiquement terminées. En prévision des négociations 2020, les fournisseurs ont intérêt à anticiper le timing de négociation pour disposer d'assez de temps pour mesurer l'impact des réponses et contre-propositions qui leur seront faites. En particulier le mécanisme prévu au nouvel article L.441-4 6° instaure un véritable principe de débat écrit sur l'acceptation ou la demande de modification des CGV du fournisseur.
Selon la dernière ordonnance, dans quelle mesure le juge peut-il intervenir en cas de prix considéré comme déconnecté de la réalité "économique" ?
Hugues Villey-Desmeserets, BCTG Avocats : L'ordonnance sur la lutte contre les prix abusivement bas a modifié en profondeur l'ancien article L.442-9 du code de commerce (devenu L.442-7), en élargissant les possibilités de recours du fournisseur de produits agricoles ou de denrées alimentaires d'engager des poursuites à l'encontre de son acheteur. L'ancienne rédaction de cet article réservait le recours aux seuls abus commis lors "de crise[s] conjoncturelle[s]", le rendant quasiment inapplicable dans les faits. L'ordonnance a supprimé cette condition, en ouvrant de facto le recours à tous les cas où des prix abusivement bas seraient constatés. Une très grande liberté est conférée au juge pour choisir les indices lui permettant d'apprécier le caractère éventuellement abusif d'un prix.
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Il sera intéressant d'observer si les fournisseurs vont exercer ce nouveau recours. L'Autorité de la concurrence a en effet relevé sur ce point dans un avis n° 19-A-05 du 6 mars dernier que le risque de représailles de la part des acheteurs pourrait être de nature à limiter le nombre de recours, et donc la portée du contrôle du juge.
Limitation des promotions et seuil de revente à perte : l'assiette retenue de "CA prévisionnel" est-elle explicitée ? Comment appliquer le coefficient majorant pour certains produits ?
Hugues Villey-Desmeserets, BCTG Avocats ; L'ensemble des conventions commerciales conclues après l'entrée en vigueur de l'ordonnance portant sur des produits de grande consommation devront fixer le chiffre d'affaires prévisionnel (nouvel art. L. 441-4). En pratique, un chiffre d'affaires prévisionnel était souvent inclus dans les conventions annuelles. Le caractère désormais obligatoire découle de l'entrée en vigueur de certaines dispositions de la loi Egalim (ordonnance n°2018-1128 du 12 décembre 2018 relative au relèvement du seuil de revente à perte pour certains produits alimentaires et encadrement des promotions).
L'ordonnance du 25 avril dernier n'apporte toutefois aucune précision sur la détermination de ce chiffre d'affaires prévisionnel. Il conviendra donc de se reporter aux Lignes directrices sur l'encadrement des promotions publié par la DGCCRF le 5 février dernier, en attendant d'éventuels éclaircissements que pourrait par exemple apporter la CEPC sur ce point.
L'inclusion obligatoire d'un chiffre d'affaires prévisionnel devra être traité avec attention par les parties, car si l'atterrissage du chiffre d'affaires en fin d'année est éloigné du prévisionnel, il existe un risque soit que le CA prévisionnel convenu apparaisse comme issu d'une négociation déséquilibrée, soit que le distributeur trouve dans l'écart constaté un levier de négociation pour solliciter une compensation du CA non réalisée.
S'agissant du relèvement du SRP, l'ordonnance n'apporte aucune précision quant aux modalités d'application de ce dispositif qui, pour mémoire, ne s'applique qu'aux denrées alimentaires et aux produits destinés à l'alimentation des animaux de compagnie revendus en l'état au consommateur.
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