"Le change management devient indispensable à la fonction achat"
Jean-François Boisseau, directeur de projet achats indirects de L'Oréal, raconte comment le groupe L'Oréal a mis en place un plan d'accompagnement du changement pour faire accepter, en interne, la structuration des achats indirects.
Je m'abonneIl y a cinq ans, L'Oréal a choisi de confier les achats indirects - qui étaient jusqu'alors décentralisés - à la direction générale des achats. Pour structurer ce service et faire évoluer l'organisation interne, le Groupe a préféré aller chercher des acheteurs en externe (lire l'encadré en page 2 de cet article). Il a signé un contrat de co-sourcing en gainshare avec un outsourceur généraliste en achat, Xchanging, portant sur 50 acheteurs externes. "Le co-sourcing, explique Jean-François Boisseau, directeur de projet achats indirects de L'Oréal, "est à mi-chemin entre le consulting et l'externalisation." L'Oréal a confié le sourcing de ses fournisseurs et les appels d'offre à son prestataire mais a conservé la stratégie achat, le contact avec les 700 stakeholders (clients internes) et la relation fournisseur, la commande et la facturation. "Les acheteurs de Xchanging interviennent à nos côtés, en support et en conseil, sur toute la chaîne, mais ils ne gèrent pas en direct. Ce n'est donc pas de l'outsourcing", confie Jean-François Boisseau.
Prise par son enthousiasme et convaincue que les clients internes adhéreraient rapidement au bien fondé de la démarche, l'équipe de direction, a constaté des freins au sein de l'organisation.
Vous avez fait face à une forte résistance en interne ?
Nous avions sous-estimé la résistance au changement... Les achats indirects étaient jusqu'alors disséminés dans les services : toute la difficulté était d'apparaître comme un support et une aide et non pas comme celui qui vient prendre le travail des autres. L'opération était d'autant plus délicate que nous intégrions un prestataire externe... Au bout d'un an, nous avons mené une enquête de satisfaction auprès de nos clients internes sur le programme achats indirects et les résultats ont été désastreux. Les clients internes n'étaient pas satisfaits. Et quand les gens sont mécontents, ils font de la résistance, on va moins vite et on fait moins d'économie.
Nous avons alors décidé de mettre en place un plan d'accompagnement du changement avec le cabinet Alter&Ego puis avec Somhom Consulting. Ils nous ont aidé à comprendre les ressorts du changement et à mettre en place de nouveaux modes de fonctionnement.
Quelle maladresse pensez-vous avoir commise ?
Nous avions mal engagé les choses en mettant en avant le travail mené en co-sourcing avec Xchanging, alors qu'il fallait au contraire l'intégrer le plus possible à notre organisation Au départ, nous avions même créé un logo "co-sourcing" que nous apposions sur les documents. C'est en travaillant sur les ressorts du changement que l'on a réalisé notre erreur.
Nous avons alors compris qu'il y avait une défiance vis à vis du prestataire extérieur, qu'il fallait donc que ce soient des collaborateurs de L'Oréal qui parlent aux collaborateurs de L'Oréal. L'intrusion d'un tiers était mal perçue dans notre entreprise qui a une forte culture interne. Nous avons beaucoup travaillé là-dessus avec Xchanging. Ici, par exemple, nous pratiquons la confrontation positive. Un mode de fonctionnement très L'Oréalien qui consiste à remettre perpétuellement les choses en question pour évoluer le plus loin et le plus positivement possible. C'est très difficile pour quelqu'un d'extérieur à L'Oréal car, de prime abord, on peut considérer que les gens critiquent en permanence. Mais quand on prend la critique comme un challenge, cela a du bon !
Auparavant, nous mettions les gains en avant dans notre communication. A présent, nous mettons en avant le travail réalisé en commun avec nos stakeholders, la valeur ajoutée créée. Le marketing du projet est très important. La communication aussi: nous avons créé des newsletters par métier qui expliquent nos actions et qui valorisent les clients internes qui ont travaillé avec nous, en parlant leur langage et non celui de l'acheteur
Avez-vous modifié les méthodes de travail?
Nous avons travaillé sur la forme. Mis en place des process structurants. Nous avons organisé des groupes de travail au lieu de simplement faire des réunions, pour associer les clients internes à la démarche et favoriser son adoption. Pour faire agir, il faut faire adhérer. Nous avons introduit une nouvelle façon de travailler avec des sponsors qui portent la parole par service. S'appuyer sur les bonnes personnes facilite grandement le projet.
Nous avons mis en place un plan d'accompagnement individualisé pour nos collaborateurs sur l'adhésion et la mobilisation en montant des parcours spécifiques avec Alter&Go, sur le modèle de l'Aventure. C'est l'histoire du roi, des magiciens et des héros. Le roi, c'est le patron, les magiciens sont les achats et les héros sont les clients internes. Il faut que ce soit le roi et les héros qui sont mis en avant; que ce soient eux qui décident. Les magiciens sont les facilitateurs, c'est l'équipe achats au service de l'entreprise.
Avec le cabinet Somhom Consulting, nous avons aussi travaillé notre plan de mobilisation et de communication. Par exemple, au lieu de parler d'achats, on a parlé métier. En complément, avec Jean-Paul Darré, directeur des achats indirects monde de l'Oréal, nous avons vu beaucoup de collaborateurs en one to one.
Pourquoi avoir fait évoluer le mode de rémunération du prestataire?
Voilà un autre enseignement de ce projet. Le mode de rémunération du prestataire initialement retenu, - en gain share - suscitait aussi la crainte. Les gens se disaient "ils ont intérêt à tailler dans tout, au détriment de nous et de la qualité". Ce n'était pourtant pas légitime. Chez L'Oréal, nous avons des systèmes de mesure de la performance très carrés. Et comme notre partenaire achat, estimant la rentabilité de son travail trop faible, nous avons changé de modèle de rémunération et sommes passés sur un contrat en fixed fees. Le fixed fees étant basé sur le chiffre d'affaires, les L'Oréaliens ont été poussés à travailler avec nous pour compenser le fee par des gains.
L'intégration d'un prestataire externe initialement rémunéré sur les économies réalisées a obligé L'Oréal à clarifier ses définitions et son calcul de la performance, à fiabiliser le contrôle des économies et à structurer ses process achats avec une vraie discipline sur l'aspect "contract factory".
Pensez-vous que le change management devient indispensable à la fonction achat?
C'est évident. Surtout pour les achats indirects. Nos acheteurs travaillent en mode gestion de projet avec tous les services et doivent intégrer de plus en plus de "soft skills". Il leur faut développer un savoir faire émotionnel. Nous devons prévoir ce type de formation. Pour l'heure, ces outils sont donnés aux acheteurs dans le cadre de formations à la négociation, surtout centrées sur la relation avec les fournisseurs. C'est trop limité. Il est tout aussi important de considérer la relation avec les clients internes. Nous allons élargir les formations dispensées à nos acheteurs au savoir être et à la gestion de projets.
Nos efforts pour accompagner le changement en interne ont porté leurs fruits: nous avons noté une satisfaction globale des stakeholders passée de 37% à 74% sur trois ans.
Vos nouvelles méthodes de travail vont-elles gagner l'ensemble des achats de l'Oréal?
Il y a des achats directs qui peuvent être menés en projet. J'ai été sollicité pour faire une présentation sur la conduite du changement en comité de direction achats. Mes collègues acheteurs ont montré un très fort intérêt sur le sujet.
Quand L'Oréal a décidé de structurer ses achats indirects
Le programme "BPO et conduite du changement: catalyseurs de performance et de transformation des achats indirects" a été salué par la rédaction dans le cadre des Trophées Décision Achats. La rédaction lui a décerné le Prix coup de coeur.
Petite synthèse de ce projet:
En 2011, la direction générale des achats de l'Oréal, qui n'a intégré les achats indirects que depuis peu, a fait un audit et constaté "une organisation achats hors production très décentralisée", "des politiques de consommation inexistantes", "des habitudes de consommation très confortables et bien installées" et "une culture interne très forte rendant difficile l'intégration de ressources externes". "A l'issue de cet audit, il est apparu que pour gérer 1 milliard d'achats indirects en Europe, il nous fallait 80 acheteurs indirects. Une quinzaine d'acheteurs étaient déjà en place sur les cinq pays d'Europe. Il fallait donc en recruter 60... On était alors en 2010. Le marché européen montrait des faiblesses. Nous n'étions pas motivés pour embaucher autant de collaborateurs. Nous avons alors donc décidé de nous tourner vers l'extérieur en faisant appel à un cabinet de conseil spécialisé en achats indirects", raconte Jean-François Boisseau. La direction achats indirects a alors décidé de mettre en place un BPO achats. L'objectif étant d'identifier et mettre sous contrôle des achats les frais généraux du groupe et de réaliser 150 millions d'économies sur 6 ans.
Pour commencer, le BPO a été lancé sur cinq pays d'Europe qui représentent 80% de la dépense européenne du Groupe. En trois ans, le groupe a économisé 85 millions. En terme qualitatif, il a noté une satisfaction globale des stakeholders passée de 37% à 74% sur trois ans. La mise sous contrôle de 100% des dépenses par le déploiement du système SRM est prévue en 2016-2017.