"Les acheteurs vont prendre la main sur les contrats"
Stéphane Larrière, directeur juridique en charge des achats d'Atos International, milite pour "une plus grande appropriation de la matière contractuelle par les acheteurs" . Un phénomène qu'il juge inéluctable et positif, lié à la professionnalisation de l'acte d'achat dans les entreprises.
Je m'abonneAcheteur-juriste, un duo ou un canon ? Quels rôles, quels enjeux?
La tendance se confirme. Les acheteurs et les juristes travaillent de plus en plus main dans la main. Si chacun est dans son rôle, la répartition de ces rôles semble s'être quelque peu modifiée, ces dernières années. Bien entendu, le terrain de jeu commun des acheteurs et des juristes reste la négociation contractuelle avec les fournisseurs. Mais il semble que la tendance soit à une dépossession des contrats par les juristes. Il en résulte une plus grande appropriation de la matière contractuelle par les acheteurs. Elle s'explique, à mon sens, par plusieurs facteurs. Le premier d'entre eux est certainement une plus grande maturité de la fonction achats sur les sujets contractuels. Il s'accompagne également d'une professionnalisation de l'acte d'achat dans les entreprises.
Ainsi, l'achat ne se résume plus seulement à la négociation et à l'obtention du bon prix. Il passe, désormais, par une contractualisation des engagements pour le sécuriser et en pérenniser la valeur pour l'entreprise (durée, pérennité des droits d'usage, propriété intellectuelle, conditions de maintenance, etc.). À ces facteurs vient s'ajouter, également, une plus grande standardisation des produits et des services qui peut entraîner, sur un segment de marché donné, une standardisation des conditions contractuelles, et donc une simplification du processus de négociation du contrat. Dès lors, l'activité contractuelle et les risques qu'elle a vocation à anticiper sont mieux maîtrisés par les acheteurs. L'intervention du juriste peut alors se faire plus ponctuelle et ciblée, sur un problème juridique précis.
Estimez-vous qu'il s'agit d'une bonne ou d'une mauvaise évolution ?
En tant que directeur juridique en charge des achats, cette approche de dépossession des contrats par les juristes me paraît être une bonne chose. Les contrats ne sont pas faits pour les juristes, ni établis pour le besoin de la direction juridique. Le contrat est l'expression de la volonté des parties, en l'espèce de l'entreprise, de l'organisation. Sa rédaction doit donc traduire les besoins exprimés par cette dernière. Or, qui mieux que la direction des achats pour apprécier ses besoins et assurer leur traduction à destination du marché ? Le droit ne se sépare pas du besoin technique. Il se confond avec lui et il l'organise.
Mais les acheteurs ne sont pas forcément formés à la rédaction des contrats...
Non, c'est vrai. Mais la rédaction contractuelle est désormais une des compétences-clés pour exercer ce métier. Elle le sera encore plus dans les années à venir. Le contrat s'inscrit dans le prolongement de la documentation d'appel d'offres et n'est pas le domaine réservé des juristes. Ces derniers doivent, certes, veiller aux intérêts de l'entreprise pour sa pérennité, mais est aussi compris dans leur mission le devoir de faciliter le développement de son activité par la conclusion de contrats corrélés à la réalité des enjeux. Dès lors, il revient à la direction juridique de structurer et de rationaliser cette approche.
Ce travail doit être réalisé en étroite collaboration avec la direction des achats. Concrètement, il s'agit de doter les acheteurs d'outils qui facilitent la mise au point de contrats adaptés. Ces outils peuvent être des documents types tels que des clauses ou des contrats standardisés selon les exigences internes ou à partir de négociations antérieures. Ils peuvent aussi prendre la forme de guides d'utilisation et être avantageusement complétés par de solides formations sur les potentiels risques auxquels l'entreprise fait face. L'idée n'est pas de transformer les acheteurs en juristes ou qu'ils s'improvisent apprentis juristes, mais qu'il leur soit transmis un savoir-faire qui va les aider à acquérir les bons réflexes.
Dans un monde où chacun essaie au maximum de limiter les risques, les contrats incluent-ils de plus en plus de clauses ?
Le contenu des contrats s'est, en effet, densifié, ces dernières années. Cependant, cet "enrichissement" ne concerne pas directement la chose ou la prestation achetées, ni même la gestion des risques que cet achat emporte. En réalité, il se dessine une forte tendance qui consiste à compléter les obligations contractuelles par un dispositif de clauses et/ou de documents étrangers à l'acte d'achat : chartes d'éthique ou de valeurs, codes de déontologie, adhésion au développement durable, déclarations sur l'honneur du respect des lois, etc.
L'entrée de ce type de documents, important de grands principes dans le champ contractuel, est signifiante. Ils sont créateurs de devoirs pour la partie qui les signe. Ainsi, au-delà du droit, l'intention est de faire du contrat un véhicule des valeurs de l'entreprise : il contribue, d'une certaine manière, à la construction de son image et à l'affirmation de sa réputation.
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Tout se passe comme si l'entreprise posait le décor de ses relations et se positionnait vis-à-vis de ses partenaires. Le contrat se transforme en un outil de régulation de la relation à l'autre (les fournisseurs) en le contraignant au respect de devoirs et d'intérêts supérieurs à l'objet du contrat.
Il s'agit, au-delà des obligations du contrat, de mettre la relation sous contrôle, de la sécuriser pour protéger l'entreprise de la contagion d'un problème d'éthique. C'est une manière de rassurer l'entreprise sur la qualité globale de ses relations d'affaires.
Pourtant, la tendance est aux contrats courts, les acheteurs souhaitant se laisser la possibilité de renégocier rapidement. La relation paraît donc de plus en plus précaire. Est-ce une bonne chose, selon vous ?
En effet, cette précarisation existe : durées contractuelles très courtes, résiliation pour convenance, clauses de renégociation, de révision de prix, de benchmark, etc. affaiblissent le caractère contraignant du contrat. Mais cette tendance me paraît plus affecter les engagements que la relation elle-même. Pour être précis, elle affecte la fermeté des engagements. De ce fait, le contrat se réduit à une forme d'expression de la relation qui existe entre les parties. Tout se passe comme si le contrat incarnait plus la relation qu'il n'en matérialisait les engagements, comme s'il visait à préserver une relation qui le dépasse. Ce n'est pas illogique dans un monde complètement interconnecté par les technologies nouvelles et en relation immédiate permanente avec des partenaires.
Tous ces points sont-ils spécifiques à la France, à des relations contractuelles hexagonales ? Ou l'approche est-elle la même dans les autres pays avec lesquels vous travaillez ?
Même s'il existe des particularités culturelles et des systèmes de droit différents, ces tendances sont aussi présentes à l'étranger. Elles s'inscrivent dans un mouvement mondial. À titre d'exemple, dans les pays anglo-saxons se développe le concept de "soft law". L'idée est d'avoir une sorte de loi-cadre souple qui prévoit les lignes directrices mais qui ne lie pas trop.