[Avis d'expert] COVID-19 : Dilemmes éthiques dans les chaînes d'approvisionnement
Lorsqu'une pénurie sur des marchandises essentielles survient, les acheteurs n'ont parfois d'autres solutions que de fermer les yeux sur leurs principes RSE... La loi sur le devoir de vigilance prend aujourd'hui tout son sens.
Je m'abonneTous les soirs, lorsque nous applaudissons à 20 heures nos personnels soignants, n'oublions pas aussi de rendre hommage à ces héros invisibles, ces ouvriers dans les chaînes d'approvisionnement aux quatre coins de la planète, qui fabriquent, parfois dans des conditions jugées indécentes, les fournitures et équipements nécessaires à la lutte contre le coronavirus.
Depuis quelques semaines, les fabricants de gants médicaux sont submergés par la demande induite par la lutte contre le coronavirus (dans certains cas +100% de pic). La difficulté à honorer les commandes est d'autant plus exacerbée que les usines ont dû réduire leur capacité de production afin de respecter les consignes sanitaires. Mais le choc Covid19 a fait oublier que certains fabricants de gants en caoutchouc avaient fait l'objet d'allégations concernant leurs conditions de travail. Le malaisien WRP Glove Company était lui soumis depuis septembre 2019 à un embargo de la part des autorités américaines pour accusation de travail forcé. Les Etats-Unis ont levé l'interdiction le 23 mars dernier considérant que WRP offrait désormais des pratiques de travail acceptables.
Entre protéger les combattants du COVID-19 et le risque d'entretenir des relations avec une entreprise qui pourrait ne pas forcément répondre aux standards internationaux en matière de droit du travail, le dilemme est évidemment tranché en faveur des vies sauvées. Quand "le bateau coule" plus question de s'interroger sur les conditions dans lesquelles furent fabriqués les gilets de sauvetage.
Mais après COVID-19, il faudra tirer une leçon essentielle : le besoin pour les multinationales d'anticiper et de sélectionner avec précaution leurs fournisseurs au regard des enjeux sociaux. Selon l'OIT, plus de 40 millions de personnes sont victimes de l'esclavage moderne. Ce n'est pas lorsqu'il y a des milliers de vies en jeu que l'on peut commencer à s'interroger sur la performance de ses sous-traitants en matière de responsabilité social (RSE). Les efforts sont encore insuffisants : le baromètre 2019 des Achats Responsables (NYU Stern Center for Sustainable Business) révèle que même si 64% des groupes ont un code de conduite fournisseurs, seul 38% évaluent leurs partenaires chaque année. Et lorsqu'une pénurie sur des marchandises essentielles survient les acheteurs n'ont parfois d'autres solutions que de fermer les yeux sur leurs principes RSE. La loi sur le devoir de vigilance, adoptée en 2017, obligeant les grandes entreprises françaises à mettre en oeuvre des mesures de prévention des atteintes aux droits humains et aux libertés fondamentales, prend aujourd'hui tout son sens.
Le 30 mars, Arnaud de Montebourg déclarait que "la mondialisation était terminée". Le 31 mars, Emmanuel Macron souhaitait "l'indépendance pleine et entière" de la France en matière de masques de protection. Les économies ne deviendront pas locales après Covid-19. Elles procéderont à un rééquilibrage en faveur des circuits courts car elles ont longtemps penché pour le tout global, mais local et global resteront les deux faces d'une même pièce dont il faudra apprendre à mieux gérer les tensions. Les gants médicaux par exemple continueront d'être achetés à l'autre bout de la planète car les plantations d'hévéas nécessaires à la culture du caoutchouc sont absentes de nos régions. De même que pour certaines matières premières utilisées dans les appareils médicaux, nous continuerons de dépendre de pays "à risques". La clé sera de sourcer sans risque de rupture tout en garantissant des conditions de travail décentes tout au long de la chaîne.
L'après Covid-19 sera l'occasion pour les pays européens de repenser leurs réseaux d'approvisionnement. Cette réflexion devra aborder l'intérêt d'instituer ou non un devoir de vigilance au niveau européen. Autrement, les leçons de cette pandémie n'auront pas été tirées.
Sylvain Guyoton, Vice-Président Recherche EcoVadis