L'acheteur doit acquérir une posture de leader
La fonction achats aurait beaucoup à gagner à être l'architecte et le chef d'orchestre de relations équilibrées et durables entre l'entreprise et ses fournisseurs. L'acheteur doit adopter une posture de leader pour être à même d'asseoir ces bonnes relations.
Je m'abonneNous sommes à la veille d'une évolution des organisations achats et de leur gouvernance, caractérisée par l'émergence d'un leadership affirmé et propre à cette fonction. C'est aujourd'hui une nécessité, au vu de l'état de la mer sur laquelle naviguent les organisations achats et des difficultés qu'elles rencontrent.
Première difficulté : les rapports entre les achats et leurs clients internes
Au sein de l'entreprise, la situation et le positionnement des achats sont complexes et difficiles. En effet, ils peuvent oublier qu'ils sont un soutien au service de leurs clients internes. Ils succombent, ainsi, à une forme d'arrogance en se voyant sur le pont, à la manoeuvre, et décidant à la place de ces derniers, ce qui déclenche de fortes tensions. C'est le cas lorsque les achats imposent le changement d'un fournisseur trop cher malgré le refus de la production, inquiète de perdre un fournisseur connu et une relation maîtrisée. Certains patrons des achats témoignent que "leurs principales difficultés sont internes à l'entreprise". Des clients, tels que la production, pensent que les achats font du "cost cutting" et ne se soucient de rien d'autre, en tout cas pas de leurs priorités.
Dans d'autres cas, les achats peuvent avoir des relations subies avec leurs clients internes. Ils montrent peu de convictions, font peu de propositions et prennent peu d'initiatives. Leurs actions sont dénuées de sens. Abandonnés à leur sort, ils attendent des instructions, sont dévalorisés et démotivés, jusqu'au jour où se pose la question de leur existence même. Le cas des opérations demandant aux achats, pour les ménager et ne pas les ignorer, de relire un contrat qu'ils ont eux-mêmes élaboré avec un fournisseur qu'ils connaissent bien est assez révélateur. Nous avons entendu dire que les achats " ne comprennent pas les opérations, ne travaillent pas à la même vitesse et sont des enquiquineurs dont on peut se passer "... De manière caricaturale, nous constatons que les achats sont souvent perçus par leurs clients internes soit comme arrogants, soit comme inutiles. Or, la nature de la fonction appelle l'acheteur à être véritablement au service de ses clients, tout en les influençant pour qu'ils adhèrent à ses convictions et qu'ils mettent en oeuvre ses propositions. Une ligne de crête qu'il n'est pas simple de suivre et qui requiert un certain leadership.
Deuxième difficulté : les rapports entre les achats et leurs fournisseurs stratégiques
À l'extérieur de l'entreprise, la situation des achats avec leurs fournisseurs n'est pas moins compliquée et tendue. De nouveaux fournisseurs dans les pays émergents et une logistique mondiale performante ont contribué à créer de nouvelles opportunités d'achats. Cela a aussi accentué la concurrence et la pression sur les prix. Les objectifs de rentabilité des entreprises sont de plus en plus ambitieux et à courte échéance. Les stratégies de consolidation et les innovations brevetées ont engendré des situations de monopole chez plusieurs fournisseurs. Les relations et les négociations avec ces fournisseurs peuvent être difficiles, car leur position dominante leur permet d'imposer des prix démesurément élevés. À l'inverse, certains acheteurs profitent de leur influence pour casser les prix. La situation est préoccupante, si l'on s'en réfère au nombre croissant de litiges gérés par le médiateur inter-entreprises.
Or, la fonction achats gagnerait à être l'instigatrice et la garante de relations équilibrées et durables entre l'entreprise et ses fournisseurs. Pour y parvenir, il conviendrait d'identifier collectivement tous les gisements possibles de gain et d'en tirer bénéfice dans les limites du raisonnable. En d'autres termes, l'acheteur doit prendre une posture de leader.
Lire la suite en page 2 : "Quelles sont les implications" et en page 3 : "La charte de l'acheteur"
Quelles sont les implications ?
Les relations entre les achats et leurs fournisseurs ou leurs clients se sont fragilisées, instrumentalisées et dégradées. Elles sont maintenant souvent gouvernées par la méfiance, les tactiques et la force. Cela conduit à des rapports tendus, voire conflictuels. Il faut admettre que la responsabilité en est partagée.
- L'acheteur est souvent tiraillé entre des objectifs ambitieux de réduction des coûts et la nécessité d'une collaboration pérenne avec ses fournisseurs. Il convient, alors, de se demander si les objectifs des acheteurs sont bien ajustés.
- L'acheteur a assez souvent recours à des moyens de pression, à la menace d'un fournisseur alternatif et à d'autres leviers dans ses approches de négociation. De fait, il éprouve des difficultés à établir de véritables partenariats.
- L'acheteur rédige des contrats de plus en plus complexes et détaillés. Tout est écrit pour servir de preuve en cas de litige. Il s'agit souvent de faire tenir aussi longtemps que possible des collaborations bancales et forcées, qui finissent inéluctablement par échouer.
- L'acheteur passe généralement un certain temps devant son ordinateur à faire des analyses de coûts, à construire des "score cards", à rédiger des contrats, etc. Bref, il semble submergé. Il devrait, pourtant, passer plus de temps en face-à-face avec ses fournisseurs et ses clients pour construire une bonne relation de travail.
Au sein des entreprises, les achats n'attirent pas beaucoup de personnes en mobilité interne et cela peut se comprendre. L'acheteur s'use, se frustre et se démotive. Seul celui qui est solitaire, excessivement compétitif et qui aime les rapports de force s'épanouit dans ce contexte. Rares sont ceux qui souhaitent intégrer les achats dans le cadre d'un développement de carrière.
Après des années de formation sur les méthodes et les outils afin de professionnaliser la fonction, il nous semble que la prochaine marche à franchir pour le développement et le rayonnement de cette fonction est de nature relationnelle (leadership) et non technique (processus).
Comment les achats pourraient-ils mieux convaincre, mieux collaborer et déployer plus de valeur ?
Il s'agit de développer son leadership authentique, de proposer un chemin et de donner envie d'être suivi - en se mettant à l'écoute et au service des autres tout en étant exigeant et ferme, en formulant des propositions mutuellement bénéfiques, en respectant leur liberté de s'engager ou non à nos côtés. Pour cela, il convient d'offrir sens, développement et confiance pour que chacun adhère et se mette en mouvement.
Plus précisément, il faut :
- donner du sens à la collaboration que l'on souhaite établir afin qu'elle soit robuste et résiliente. Élaborer des objectifs simples et clairs pour que l'accord soit stable et fiable.
- créer des relations positives, exigeantes et sources de développement en s'intéressant à l'autre et à la façon dont on peut l'aider. Construire l'accord le plus équilibré et le plus bénéfique pour tous en imaginant et en inventant la meilleure solution.
- établir une relation de confiance et un accord durable en étant (prudemment) transparent, vrai et juste.
Voilà une définition de ce que pourrait être un leadership approprié pour les achats : un leadership authentique. Les acheteurs identifieraient et déploieraient un mode de fonctionnement collectif en ne trahissant pas ce qu'ils sont. Ce n'est qu'au prix de l'authenticité que le leadership sera véritablement efficace. Pour illustrer cela, nous proposons quelques pistes caractérisant le leadership authentique dans les achats (lire en page 3 de cet article : La Charte de l'acheteur)
Dans le contexte actuel, qui est difficile, les achats ont un rôle particulier et important à jouer. Ils souhaitent contribuer plus activement au succès de l'entreprise. Ils souhaitent, aussi, développer plus de transversalité et des collaborations qui s'inscrivent dans le temps. Ils souhaitent, enfin, persuader leurs clients internes et leurs fournisseurs stratégiques du bien-fondé et des bénéfices de leurs propositions.
Un leadership affirmé et authentique est le moyen d'y parvenir. Ce n'est pas une utopie, mais une réalité dont certains peuvent déjà témoigner.
Lire la suite en page 3 : "La charte de l'acheteur"
LA CHARTE DE L'ACHETEUR
Voici quelques exemples, sur chacun des axes, de ce que l'acheteur ferait dans une posture "authentique".
Donner du sens, définir des objectifs et rendre service
- L'acheteur définit clairement les objectifs d'une nouvelle collaboration stratégique, les note et?les garde en ligne de mire. Plus les enjeux sont élevés, plus il y a de charge émotionnelle, plus la discussion risque de dévier des objectifs définis.
- Plus important?: l'acheteur définit et formalise la raison d'être de cette nouvelle collaboration et s'assure qu'elle est suffisamment partagée pour que la relation perdure. Que souhaite-t-il construire avec son fournisseur ou son client qu'il ne pourrait réaliser seul?? Y a-t-il potentiellement davantage qu'une simple relation transactionnelle et occasionnelle??
Créer du lien, respecter les personnes et comprendre leurs réalités
- L'acheteur se place dans une dynamique collaborative et porte un regard humain et ouvert sur l'autre. Il considère les demandes mais aussi les intérêts et les émotions. Il sait dissocier la personne des difficultés relationnelles ou des problèmes. Bref, il sait créer une bonne relation de travail tout en étant ferme et exigeant. Rien n'est lâché et la relation de travail est stimulante.
- L'acheteur communique clairement et rapidement sa position, ses intérêts et ses besoins, puis se concentre sur son interlocuteur. Cela lui permet de passer un maximum de temps à écouter, à reformuler, à comprendre toutes les attentes de celui-ci et à créer du lien.
Réconcilier les objectifs, installer une dynamique de collaboration et maximiser les gains pour tous
- L'acheteur fait appel à sa créativité, imagine tous les accords possibles et identifie, au travers des échanges, celui qui maximise les gains pour les deux parties. Il ne se laisse pas piéger en se limitant à une seule variable de négociation?: le coût.
- Il positionne l'accord sur les potentialités de la relation et pas seulement sur les gains immédiats. L'accord s'inscrit dans le temps et, si possible, dans une dynamique d'investissement et de prise de risque partagée. Il sait construire un accord de partenariat pérenne qui s'autorenforce et il n'utilise pas de tactiques coercitives.
- Il agit de sorte à mettre l'autre dans une posture d'écoute active. Sinon, comment peut-il le persuader?? Ce n'est pas lui qui est le plus important, mais bien son interlocuteur.
Être digne de confiance et construire dans la durée
- L'acheteur est lui-même et ne joue pas un rôle. Toute dissonance intérieure est finalement visible et crée un doute qui entame le capital confiance. Si les fournisseurs ne croient pas l'acheteur, comment peut-il convaincre??
- Il est transparent (si nécessaire, de manière progressive) et crédible afin d'inspirer confiance. Il ne cache pas ses intentions ni ses intérêts. Les autres s'attendent à ce qu'il soit droit, direct et honnête, et non pas qu'il soit nécessairement d'accord avec eux.
-Ses propositions sont équitables et s'appuient, si possible, sur des accords passés, des normes ou des références acceptés par tous, tels que des index publics de prix.
Nous constatons que, s'il n'y a pas d'appréciation ni de confiance mutuelle, bien que l'accord discuté soit bon pour tous, il ne sera pas signé. Finalement, influencer ou persuader est moins une question de données, de logique et de pouvoir qu'une question de personnes, d'authenticité et de relations.
Les auteurs
Philippe Maestrati, 46 ans, est partner chez Thomas More Partners. Après sept ans dans le management des opérations (Wireline Europe) chez Schlumberger, il a passé 15 ans à des postes de direction achats, notamment chez CGG, Schlumberger, puis chez?Solectron.
Matthieu Jourdan, 45 ans, est le directeur marketing et achats de Point.P Matériaux de construction. Auparavant, il a exercé en tant que directeur commercial pour Placoplatre, chef de projet chez McKinsey & Company et responsable commercial et marketing pour Michelin, en France et à Singapour.