Enchères électroniques inversées: acheteurs et fournisseurs, n'ayez pas peur!
Très développée dans les pays anglo-saxons, la pratique des enchères électroniques inversées peine à faire son nid en France. Bien préparée en amont, elle pourrait pourtant offrir aux acheteurs un gain de temps et d'argent non négligeable.
Je m'abonne Une enchère est qualifiée d'inversée lorsqu'elle repose sur la concurrence de plusieurs vendeurs. En France, les premières enchères électroniques inversées ont fait leur apparition dans les années quatre-vingt-dix dans des secteurs ultraconcurrentiels comme l'automobile, l'aéronautique ou encore l'industrie pharmaceutique. L'objectif: réduire le temps de la négociation et faire des économies substantielles sur certaines familles d'achats. Plébiscitée dans les pays anglo-saxons, la pratique souffre encore en France d'une mauvaise réputation liée, très souvent, à une méconnaissance des procédures.
Une méconnaissance qui conduit encore les acheteurs à penser qu'une enchère inversée n'est autre qu'une négociation dégradée et les fournisseurs à craindre cette mécanique électronique froide et implacable qui va les pressuriser davantage... Bien préparée, une enchère inversée peut pourtant être bénéfique à la fois pour l'acheteur et le fournisseur. Négociation dynamique en ligne, l'enchère électronique inversée permet à l'acheteur d'inviter plusieurs fournisseurs à répondre à un cahier des charges sur une période donnée, généralement courte, en vue de l'attribution d'un marché. Le principal avantage de cette pratique, encadrée par la loi Duteil Jacob d'août 2005, est la réduction du délai de la négociation et, in fine, celle du choix du fournisseur.
Zoom: La solution "Auction-as-a-Service" de Synertrade
L'éditeur de solutions e-Achats Synertrade a lancé fin 2016 son offre "Auction-as-a-Service". L'Apps eAuctions comprend la création et la gestion des enchères - via la plateforme SynerTrade Accelerate - et, selon le degré de service souhaité, l'onboarding et la formation des fournisseurs, voire la gestion totale de l'enchère: de la définition de la stratégie à son lancement et à sa restitution. Franck Le Tendre, directeur général de Synertrade France: "La quasi-totalité des produits peuvent s'y prêter, ensuite c'est l'effet gain qui va varier. Sur des produits de grande série, les enchères inversées sont assez efficaces. En revanche, pas sur les prestations de services. Si, par exemple, la partie main-d'oeuvre est importante dans le produit fini, les enchères auront peu d'effet."
Quels bénéfices pour les fournisseurs?
Les enchères inversées permettent aux fournisseurs de visualiser en direct le positionnement de leur offre par rapport à celles des concurrents et, in fine, de mieux connaître leur marché. Cette pratique repose sur la transparence dans les mécanismes d'attribution, tous les fournisseurs sont donc soumis aux mêmes règles. Tous ont accès au cahier des charges et aux informations demandées par l'acheteur. À noter également que ces enchères permettent aux fournisseurs de réduire leurs coûts commerciaux et administratifs et de lever certains obstacles lors de la négociation comme la langue, la distance géographique et donc de faire des économies de déplacements.
Les clés du succès
Avant toute chose et pour que l'enchère se passe bien, l'acheteur doit être crédible en respectant scrupuleusement les règles du jeu. Car qui dit perte de crédibilité dit perte de confiance et détérioration à la fois de la relation fournisseurs et de l'image de l'entreprise (impact médiatique fort). Une analyse des risques en amont peut s'avérer utile, de même que s'assurer que les acheteurs sont bien convaincus par la démarche afin qu'ils puissent vendre cette solution en interne aux prescripteurs.
Les phases amont de l'enchère sont cruciales et doivent être préparées avec minutie par l'acheteur: étude du besoin, cahier des charges et prospection du marché. Pour Nicolas Pudda, gérant du cabinet Altaïs Conseil spécialisé dans l'excellence achat, qui a géré d'importants projets de déploiement de systèmes e-sourcing dont les reverse options de 2001 et 2006 chez Pechiney puis Alcan, si l'outil est très intéressant, il est à manier avec une grande précaution. "Avant de se lancer, l'acheteur doit bien vérifier en amont l'éligibilité du sujet: avoir un minimum de fournisseurs en compétition, s'assurer que la valeur du bien ou du service est suffisamment attractive pour stimuler la compétition entre eux." L'enchère dure généralement de 20 à 40 minutes en fonction des incréments, jusqu'à une heure s'il y a des relances. En termes de gains réalisables, ils peuvent être très importants. "La fourchette est énorme, poursuit Nicolas Pudda. Cela peut aller de 10 à 60%. Tout dépend bien sûr de la situation de départ. Nous avons même obtenu jusqu'à 80% sur des services de maintenance dans une usine à l'ouest du Canada où, depuis 25 ans, le même fournisseur était en place. Pour des raisons politiques, personne n'osait challenger ce fournisseur. C'est lui-même qui a remporté le marché en baissant ses prix de 80%!"
L'efficacité et le résultat d'une enchère inversée vont à la fois dépendre du format choisi et des paramètres fixés par l'acheteur (prix de réserve, durée de l'enchère ou encore degré de divulgation d'informations) en fonction de la nature du bien ou service en question et des fournisseurs. Pour cela, l'acheteur doit parfaitement maîtriser son marché pour adapter son enchère.
Point de vue: Karine Brisset, responsable pédagogique du master 2 d'Économie et de Gestion, spécialité e-achat et marchés, université de Bourgogne, Franche-Comté "Il y a, en France, une méconnaissance de la théorie économique des enchères"
Pourquoi en France les enchères inversées sont-elles si peu utilisées ?
Deux éléments, à mon sens, brident le développement de cette pratique en France. Tout d'abord au niveau des éditeurs de logiciels. Dans les pays anglo-saxons, ces derniers sont force de proposition vis-à-vis des acheteurs. En France, ils attendent parfois que les acheteurs aient des besoins pour concevoir des logiciels. Deuxième problème majeur: les grands masters achats en France ne forment pas les futurs acheteurs aux techniques d'enchères inversées et, surtout, ce que cela implique en matière d'analyse économique et de théorie des jeux.
Cette pratique est également très développée dans la fonction publique, notamment en Grande-Bretagne. À Londres par exemple, tous les ans, les lignes de bus sont mises en concurrence. Plusieurs lots correspondants à des chemins sont mis aux enchères et il existe des systèmes d'enchères inversées dans lesquels des modules permettent à un fournisseur de soumettre une offre pour un lot ou deux offres pour deux lots indépendants ou même faire une offre globale en regroupant les deux lots (package auction ou enchère combinatoire). En France, la possibilité de permettre les offres variables dans le cadre de l'attribution de marchés multilots a été abandonnée dans le cadre de la réforme des marchés publics. C'est très dommage car cette mesure aurait pu conduire à plus d'efficience. L'application d'une telle mesure aurait nécessité la mise en place d'algorithmes spécifiques qui s'appuient sur des systèmes électroniques mais en France, très peu d'éditeurs de logiciels s'intéressent véritablement à la question.
Les différents types d'enchères inversées
L'enchère inversée retenue par l'acheteur dépendra à la fois de sa stratégie et de la nature du marché mis en compétition. C'est son format qui déterminera les règles du jeu. Voici les principaux formats:
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- L'enchère anglaise: l'acheteur définit un prix de départ. Le fournisseur ne peut proposer qu'une offre meilleure que l'offre de tête. L'enchère s'arrête quand il n'y a plus d'offre et que le temps est terminé. L'offre la plus basse gagne.
- L'enchère hollandaise: très rapide, elle met la pression sur les fournisseurs. Cette enchère est efficace quand il y a des écarts de prix importants entre les fournisseurs. C'est un type d'enchère très ancien, qui fut créé en Hollande pour le marché aux tulipes.
- L'enchère dynamique: le fournisseur ne peut pas proposer un prix en dessous du prix de départ. Il peut se situer par rapport à la meilleure offre du moment soit par son prix, soit par son classement.
- L'enchère japonaise: l'acheteur propose une offre d'achat dégressive, le dernier fournisseur pouvant répondre au prix le plus bas emporte le marché.
- L'enchère Yankee: enchère qui mêle une quantité et un prix. Elle est destinée pour un achat sur une quantité spécifique. Le fournisseur prend le risque de vendre son lot à prix bas, ou ne rien vendre.
Témoignage: Philippe ADJADJ, ancien directeur achats et fondateur de la start-up Fretly
"L'enchère inversée permet clairement une performance économique plus forte qu'un processus de négociation classique"
Après ses 15 années passées en tant que directeur achats dans le secteur du transport et la logistique, Philippe Adjadj revient sur son expérience des enchères inversées au sein du groupe anglais Wincanton dans lequel cette pratique était plébiscitée. "Le groupe Wincanton avait souscrit une licence auprès de l'éditeur de la solution Scanmarket mais nous n'avions pas l'obligation de l'utiliser. Chaque année, nous devions réaliser en ligne cinq appels d'offres et en finaliser deux en utilisant les enchères inversées. Pour moi, l'enchère inversée est une finalité et offre l'opportunité d'utiliser une solution électronique de gestion de l'appel d'offres. On ne fait donc pas d'enchère inversée sans avoir fait en amont un processus traditionnel de sélection, qu'il soit dématérialisé ou non. C'est uniquement pour finaliser la négociation que cette pratique a du sens. Les Anglais l'utilisaient sur l'intégralité des familles d'achats sans aucun frein psychologique. J'avais, pour ma part, quelques réserves à l'utiliser, notamment sur de l'achat de travail temporaire. Je ne l'ai donc jamais pratiquée sur de l'achat de prestations intellectuelles. Si l'enchère inversée permet clairement une performance économique plus forte qu'un processus de négociation classique, l'acheteur doit mener en amont un important travail préparatoire pour à la fois bien définir le cahier des charges fonctionnel et s'astreindre à une rigueur d'exécution du processus achat très scolaire." Philippe Adjadj vient de lancer la start-up Fretly qui met en relation transporteurs et chargeurs de fret et digitalise les appels d'offres de transport.
Point de vue: Pierre Odriozola, directeur général de Sokoa, fabricant français de sièges de bureau et administrateur de l'Ameublement français
"Les enchères électroniques inversées entraînent un déséquilibre significatif dans la relation donneur d'ordre-fournisseur"
Notre entreprise, ainsi que mes confrères membres de l'Ameublement français, notre organisation professionnelle, considérons les enchères électroniques inversées comme la modalité la plus éloignée de cette logique de partenariats durables et de relations équilibrées gagnant/gagnant entre des donneurs d'ordre et leurs fournisseurs sélectionnés. En effet et notamment pour tous les marchés/produits de type mature, les enchères inversées sont une forme d'achat où le critère principal (et souvent unique) est le prix et qui ne tiennent pas correctement compte de la qualité des produits. Elles placent les fournisseurs potentiels dans une position de concurrence instantanée féroce pouvant les mener à des propositions tarifaires déraisonnées, parfois en dessous du seuil de rentabilité et intenables dans la durée prévue du marché.
A l'heure où la majorité des grandes entreprises et ETI affichent publiquement des démarches de responsabilité sociétale et développement durable, le recours à cette pratique est une démonstration claire qu'il s'agit alors de simple communication, marketing et "greenwashing". Ayant eu à participer à des sessions d'enchères électroniques inversées imposées par certains clients d'importance, nous pouvons affirmer que cette modalité entraîne un déséquilibre significatif dans la relation. Nous nous refusons donc depuis quelques années à toute participation à un tel système que nous considérons ignominieux.
C'est pourquoi notre profession du mobilier de bureau a établi une "Charte des relations commerciales éthiques et responsables" dans laquelle nous revendiquons auprès de nos clients qu'ils renoncent à recourir à toute forme d'enchères inversées. A noter que notre charte a été elle-même intégrée à la charte "Relations fournisseurs responsables" de la Médiation des entreprises et du CDAF.
De nombreux avantages pour les acheteurs
Karine Brisset, responsable pédagogique du master E-achat et Marchés à l'université de Franche-Comté, un des seuls masters achats en France à proposer un module de formation aux techniques d'enchères inversées, rappelait dans un article paru dans la Revue Française de Gestion Industrielle, intitulé "Enchères inversées électroniques: atouts et limites pour la fonction achat", co-écrit avec François Maréchal, maître de conférences à l'université de Franche-Comté, que l'enchère ne devait pas reposer sur le seul critère du prix. Si celui-ci est essentiel pour certains achats hors production (bureautique, téléphonie...), pour d'autres achats indirects (service, hygiène et sécurité, prestations intellectuelles...), il ne constitue qu'un critère parmi d'autres. "Des critères qualitatifs, écrit-elle, peuvent ainsi être retenus en amont de l'enchère, qui sera alors restreinte aux fournisseurs habilités, ou sont pris en compte dans le processus d'enchère lui-même (enchères multicritères). La qualité d'une offre dans une enchère ne repose donc pas uniquement sur le prix."
Quels produits ou services mettre aux enchères? Des produits standard qui ne nécessitent pas un cahier des charges trop complexe de type fournitures de bureau, outils informatiques, prestations de transport ou nettoyage, location de véhicules, hôtellerie ou encore des produits en fin de vie car bien maîtrisés à la fois par l'acheteur et le fournisseur.
Dans le cadre de la validation de mémoire de fin d'étude (master 2 "Management des achats internationaux") et pour contribuer activement au fort développement de son entreprise, Sylvie Ranson, acheteur site pour l'équipementier automobile SNWM à Douai, s'est penchée sur le champ des possibles des logiciels e-achat à la fois pour réduire les coûts et le temps et automatiser les processus achats. "L'utilisation des enchères inversées entre dans une stratégie globale de gestion des appels d'offres fournisseurs au sein d'une entreprise et offre de nombreux avantages à l'acheteur: optimisation des procédures, mise en place d'une plateforme d'appels d'offres, cahier des charges précis et règles de sélection connues, appel d'offres pouvant être conclu en deux heures, donc augmentation de la productivité, centralisation des informations, transparence dans l'attribution des marchés ainsi qu'une meilleure gestion du panel fournisseurs et la réalisation d'économies directes", déroule-t-elle.