Inflation : vers une redistribution inégale de la valeur économique ?
Par un plateau élevé des prix, les industries capturent la valeur, fragilisant la demande et alimentant des tensions économiques globales. Analyse du phénomène par Denis Di Vito, expert achats chez UBAC Advisors.
La phase inflationniste qui a marqué l'économie mondiale au cours des années 2021-2022 semble être derrière nous. Pourtant, malgré une stabilisation apparente, les prix restent anormalement élevés. Cette stagnation sur un "plateau haut" soulève une question majeure : pourquoi les baisses des coûts des commodités, notamment dans l'énergie et les matières premières, ne se traduisent-elles pas par des prix de vente plus bas pour les consommateurs ? Analyse de Denis Di Vito, consultant, coach et interim manager chez UBAC Advisors.
Une rétention de la valeur qui grippe la consommation
Les prix élevés sont devenus une normalité chez les industriels qui ne choisissent souvent de ne pas répercuter les baisses des coûts sur leurs prix finaux. Denis Di Vito explique que « cette rétention de la valeur a un double effet. Premier effet, elle maintient artificiellement leurs marges. Autre effet, cette rétention de la valeur entraîne une contraction de la demande, comme en témoigne l'augmentation des stocks non écoulés et une baisse généralisée de la consommation ». Une logique qui aboutit à l'observation d'un phénomène de déconsommation, particulièrement visible dans des secteurs tels que l'électronique ou la grande distribution, renforcée par une stratégie de "baisses déguisées" où les entreprises privilégient des promotions ponctuelles ou des opérations spéciales au détriment d'une véritable révision des tarifs à la baisse. Cette dynamique est notamment documentée dans une note du Fonds Monétaire International (FMI) sur l'accaparement des richesses en date du 26 juin 2023, qui révèle qu'environ 50 % de l'inflation récente était attribuable à une hausse des profits des industriels, bien au-delà des simples augmentations de coûts.
Les tensions dans la chaîne de valeur : un rééquilibrage attendu
Deuxième tendance à mettre en lumière au sujet de l'inflation, celle d'une migration de la valeur tout au long des chaînes d'approvisionnement. Si les prix des commodités ont baissé en amont, la transformation et les étapes de production intermédiaires capturent encore cette valeur. Les négociations entre distributeurs et industriels s'annoncent tendues en 2024, notamment dans la grande distribution, où l'on commence à percevoir une pression pour réajuster les prix. Cependant, « certains secteurs restent sous tension, comme les semi-conducteurs ou les composants aéronautiques et de défense. Dans ces niches où l'offre reste limitée face à une demande soutenue, les prix demeurent élevés », pondère l'expert achats.
Impact sur les entreprises et leurs fournisseurs : le spectre des défaillances
L'inflation et ses effets redistributifs ont également fragilisé de nombreuses entreprises. En France, les défaillances d'entreprises atteignent des niveaux records, inédits depuis 2008. Pour Denis Di Vito, ce phénomène, bien que préoccupant, n'est pas nécessairement négatif. « La bonne approche est de développer une gestion proactive des relations fournisseurs, avec une approche différenciée selon leur importance stratégique. Il faut accompagner les fournisseurs critiques tout en exigeant une juste redistribution de la valeur. Mais il est aussi essentiel d'accepter que certaines défaillances surviennent pour permettre à des acteurs plus performants de prendre le relais », souligne Denis Di Vito.
L'enjeu ESG relégué au second plan ?
Sans surprise, les exigences croissantes de reporting extra-financier, imposées notamment par la directive européenne CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive), rencontrent des résistances. Avec les tensions économiques, les entreprises semblent redonner la priorité à leur performance économique au détriment des engagements environnementaux. « La viabilité de cette triple performance (économique, sociale et environnementale) demeure incertaine, alors que les directions d'achat peinent à intégrer ces impératifs sans sacrifier leur compétitivité », observe Denis Di Vito. Autre signe des temps à souligner et non des moindres, le rétropédalage sur le sujet du droit de vigilance. La France fait ainsi volte face par sa demande de report indéfini de la directive sur le devoir de vigilance qui oblibe les grands groupes à respecter les droits environnementaux et sociaux. La CS3D est reportée à une date inconnue, voire annulée totalement. Et c'était le coeur de la réglementation à venir. Dit autrement, "les efforts en matière de durabilité resteront portés par : les entreprises aux normes éthiques élevées, la sensibilité des consommateurs envers les marques durables, la pression exercée par les ONG sur les entreprises. Les achats doivent poursuivre leurs efforts pour favoriser des chaînes de valeur amont durables", anticipe Denis Di Vito.
Vers une redistribution forcée ?
Alors que les prix peinent à refluer malgré des coûts en baisse, la redistribution de la valeur devient un enjeu central. « La pression sur les industriels pour partager ces marges pourrait croître, portée par des négociations commerciales plus musclées et un regain d'attention sur la justice économique », décrypte Denis Di Vito. L'année achats 2025 sera bien rythmée à l'aune du tryptique équilibre économique, durabilité et diplomatie commerciale pour éviter une fragmentation excessive des chaînes de valeur et une polarisation des intérêts.
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