[Interview] " Les achats, c'est fondamentalement collectif "
À la tête de la direction des achats groupe de SPIE depuis un an et demi, Laurent Leschi doit continuer à professionnaliser la fonction et à libérer les synergies potentielles tout en composant avec la structure décentralisée du groupe.
Je m'abonne> Comment situez-vous le degré de maturité de la fonction achats chez SPIE, sur une échelle de 1 à 10 ?
Par rapport au secteur, je dirais que nous sommes à 7/10. Si je nous compare, tous secteurs confondus, donc aussi aux best-in-class, et que je prends en compte notre potentiel, alors j'estime que nous sommes à 5/10. D'un côté, les bases sont là en termes de compétences, de pratiques et d'usage de certains outils. D'un autre côté, nous devons progresser sur certains leviers comme la standardisation et l'informatisation des processus, l'analyse des données ou le déploiement du category management.
> Comment est organisée la gouvernance achats ? De qui dépendez-vous ?
Je dépends du directeur du support opérationnel groupe, membre du comité exécutif de SPIE. Les achats, dans le groupe SPIE, sont organisés autour de 13 directions achats de pays ou filiales et 350 acheteurs. Les directeurs achats reportent hiérarchiquement aux directeurs généraux de chaque pays ou filiale et me sont rattachés fonctionnellement. Je réunis plusieurs fois par an les 13 directeurs achats au sein du comité achats groupe.
Le comité achats groupe élabore les priorités stratégiques achats que le comité exécutif valide ; il supporte aussi les actions interfiliales. Les directeurs achats déploient ensuite les priorités achats, charge à eux de les adapter dans chaque filiale et dans leur organisation. La direction achats groupe, basée au siège à Cergy-Pontoise, est structurée autour de deux équipes : la coordination des actions interfiliales et la digitalisation des processus. En résumé, la direction achats groupe évalue le potentiel des synergies achats. Ensuite, pour la mise en oeuvre des actions interfiliales, deux pilotages sont possibles : par un category manager de la direction achats groupe ou par un responsable achats d'une filiale avec le soutien d'un(e) directeur/trice achats.
> Quel est votre budget achats et comment est-il réparti ? Quelle est la taille de votre panel fournisseurs et combien de fournisseurs stratégiques comptez-vous ?
Les dépenses achats devraient représenter environ 3,5 milliards d'euros en 2017. Nous avons plus de 61 000 fournisseurs. C'est trop ! Ceci étant, nous pilotons assez bien notre base fournisseurs. Il existe en effet un panel de fournisseurs préférentiels par catégorie d'achats. Par ailleurs, les catégories d'achats stratégiques et les fournisseurs stratégiques sont identifiés et pilotés par chacune des 13 directions achats et la direction achats groupe. Nous nous sommes fixé une règle simple : identifier au maximum 10 fournisseurs stratégiques par filiale ou au niveau du groupe.
Bio express : Laurent Leschi a pris ses fonctions de CPO de SPIE en mars 2016. Auparavant, il a essentiellement travaillé pour le groupe LafargeHolcim où il a exercé en tant que directeur achats et supply chain et directeur de projet Asie du Sud-Est (2011-2013); directeur du sourcing groupe et Europe (2007-2011) et directeur achats et supply chain- directeur de l'Aneth, filiale maritime du groupe Lafarge, en Grèce. Auparavant, Laurent Leschi avait aussi travaillé chez PSA, Siemens et Case.
Il a également créé et fait du conseil chez Leb Consulting (2014-2016).
> Avez-vous pour objectif de centraliser davantage les achats groupe ?
Le business model de SPIE est bâti sur une grande autonomie des filiales et la direction achats groupe doit respecter cette autonomie. Le groupe a d'ailleurs, de manière récurrente, de très bons résultats, ce qui est la preuve que le modèle SPIE fonctionne bien. Je considère que la direction achats groupe doit trouver le chemin pour respecter cette autonomie et, en même temps, exploiter les synergies entre filiales.
Je ne suis pas là pour imposer un processus détaillé ou un outil à toutes les filiales. Ma mission consiste plus à fixer un cap autour de priorités, à identifier des opportunités et faire des recommandations d'actions concrètes, certaines fois avec plus de force que d'autres en fonction des enjeux. En revanche, ce que je ne négocie pas, c'est mon mandat autour des priorités validées par le comité exécutif. Mon rôle est de créer de la valeur pour le groupe à travers les achats, et pour y parvenir, nous avons établi avec le comité achats groupe six priorités achats, validées par le comité exécutif : la performance économique, la gestion de la relation fournisseurs et la capture de l'innovation, les achats durables, nos équipes, une organisation et des processus plus efficaces, et enfin la digitalisation des achats.
Lire aussi : Les achats, fer de lance des politiques publiques ?
> Comment mesurez-vous la performance des achats chez SPIE ? Et, au-delà du cost killing, comment démontrez-vous la valeur ajoutée des achats ?
Il existe des indicateurs-clés de performance utilisés dans chaque filiale et par la direction achats groupe, autour de la réduction des coûts TCO, de la rétention des gains, des achats durables, de l'efficacité. Il y a aussi des évaluations, plutôt qualitatives, des contributions aux affaires et de la gestion des risques, par exemple la sécurisation d'approvisionnement pour des chantiers chez nos clients. Démontrer la valeur ajoutée des achats et mesurer globalement la performance est important. En revanche, aujourd'hui, entrer dans une démarche analytique lourde et mobiliser des ressources pour mesurer la performance précise de toute action en filiale ou au niveau du groupe n'est pas ma priorité. Après l'action, il nous faut aussi, c'est certain, communiquer plus sur les résultats obtenus et là, nous avons des progrès à faire.
> Comment travaillez-vous avec la direction financière ? Et avec les autres directions (DSI, marketing, etc.) ?
Les interactions et contacts avec toutes les directions sont nombreux et variés. Les directions achats des différentes filiales travaillent avec les daf sur leurs indicateurs de performance (KPI) afin de mesurer l'impact des achats sur les résultats et les budgets. Le tableau de bord est partagé et reconnu. Au niveau de la direction achats groupe, je travaille plutôt sur les sujets de transformation et de digitalisation avec la communauté financière. Au quotidien, les achats en filiales travaillent beaucoup avec les "opérations", avec qui nous devons rester proches et dont nous devons bien comprendre les besoins, y compris pour nos clients. Nous travaillons aussi avec le marketing ou le développement commercial.
Avec la DSI, nous avons deux types de relations, comme acheteurs de services ou outils et comme "fonction client" sur la digitalisation. Nous travaillons aussi avec les directions HQSE, le contrôle interne, la comptabilité fournisseurs. Bref, demandez-moi plutôt avec qui je ne travaille pas... Les achats, c'est fondamentalement collectif. Un directeur achats se doit d'être tour à tour expert (acheteur), diplomate, chef d'orchestre, coach et pédagogue. Il faut aussi être, par moments, un leader un peu direct du changement.
> Quel est le rôle des achats, chez SPIE, lors des opérations d'acquisitions ?
Les achats sont surtout impliqués dans les processus d'intégration. Il peut arriver que nous soyons impliqués au niveau de la due diligence. Les achats sont souvent un premier poste de synergies d'intégration en termes d'organisation, d'outils et de réduction des coûts totaux d'acquisition.
> Dans les objectifs stratégiques que vous avez cités, il y a le SRM. Comment travaillez-vous à améliorer cette relation ?
De manière très globale, cette relation avec nos fournisseurs doit être plus efficiente. Cela implique d'être plus efficaces et plus concrets, à la fois dans nos pratiques internes et dans l'expression de nos attentes vis-à-vis de nos fournisseurs, à court et à moyen termes. Nous avons établi que le SRM était une de nos six priorités stratégiques et que l'innovation fournisseurs était au centre du SRM. Puis nous avons bâti un plan d'actions tangibles.
Dans ce plan, par exemple, nous avons lancé un état des lieux des bonnes pratiques des différentes filiales, et celles retenues sont déployées au sein d'autres filiales, à l'exemple de la Journée Innovation Fournisseurs. Nous sommes en train de préciser comment utiliser la base innovation du groupe.
Autre pratique : mettre à l'agenda des category managers et des responsables achats des rencontres sur le thème de l'innovation, en dehors d'un contexte de négociation. J'encourage chaque acheteur à devenir leader de la capture de l'innovation pour contribuer à l'évolution du chiffre d'affaires de l'entreprise, voire de la marge.
> Quelle relation avez-vous instaurée avec vos fournisseurs stratégiques ?
Il existe plusieurs actions concrètes. Par exemple, nous organisons des "business reviews" avec ces fournisseurs stratégiques. À la différence de revues de performance, focalisées sur l'horizon de l'année, sur les prix, les volumes, la qualité, etc., il s'agit d'étudier ensemble comment développer nos chiffres d'affaires respectifs ou améliorer nos processus respectifs communs, et donc de parler d'innovation.
En effet, les innovations peuvent porter sur les produits ou les processus. Au cours de ces revues, il y a souvent, côté SPIE, des représentants du business development. La gestion des risques fait aussi partie des échanges.
Prenons un autre exemple : certaines catégories d'achats ont, d'un côté, des délais d'approvisionnement longs (compte tenu des contraintes industrielles et modes de planification de nos fournisseurs) et, d'un autre côté, sont au coeur d'une activité en croissance de nos clients. Nous pouvons alors négocier un contrat qui sécurise nos approvisionnements.
Pour revenir à l'aspect relationnel du SRM, derrière les contrats et les aspects formels, il y a aussi une relation de confiance mutuelle entre personnes, ce qui, je pense, est aussi important dans un processus d'innovation.
> Vous avez indiqué tout à l'heure ne pas imposer d'outils aux directions achats des filiales... est-ce à dire que vous n'êtes pas doté d'un système d'information achats centralisé ?
Aujourd'hui, chaque pays a ses propres outils, en particulier pour les parties transactionnelles. Plusieurs de ces systèmes sont toutefois un peu vintage... Il existe un système de reporting, d'analyse des dépenses et d'e-sourcing commun aux filiales et au groupe.
Nous venons d'élaborer une stratégie de digitalisation sur quatre ans, structurée autour de quatre piliers et qui répond à trois priorités du groupe. Cette stratégie de digitalisation se traduit en particulier dans un projet que nous avons lancé et que nous avons baptisé e-procurement. Ce projet se focalise dans un premier temps sur le processus P to P. En effet, l'un des premiers enjeux est de gagner en efficacité et convivialité dans ces transactions, à la fois pour les opérationnels, les acheteurs et la comptabilité fournisseurs. Ce projet est un véritable projet d'entreprise, bâti autour des besoins réels et concrets des futurs utilisateurs des filiales et d'une vision groupe. J'accorde beaucoup d'importance à la voix des milliers de futurs utilisateurs. L'appel d'offres est en cours et une des prochaines étapes-clés sera un ou des POC (Proof of Concept).
> En ce qui concerne votre équipe : comment la faites-vous monter en compétence ?
"Nos équipes" constituent une de nos six priorités. Le comité achats groupe s'est fixé trois ambitions à ce titre, dont le développement des compétences. Nous allons au-delà de cette seule ambition, certes importante. La deuxième ambition est que nos acheteurs soient épanouis et bien dans leur poste. La troisième est une plus grande collaboration entre tous les acteurs, plus spontanée, plus active et plus efficace, alliant autonomie et cadre général.
J'accorde aussi beaucoup d'importance au management achats, les directeurs et les responsables achats, et je tiens à souligner leur engagement. Le management de proximité est essentiel, que ce soit pour fixer un cap, écouter, coacher, challenger, arbitrer. Pour vous citer une action concrète, nous sommes en train de développer une matrice des compétences et un référentiel uniques pour la communauté achats. Cet outil a aussi pour vocation d'évaluer les équipes et adapter les plans de formation en conséquence. Ces compétences, nous les répartissons en trois grandes catégories : expertise achats (sourcing, produits, marchés, négociation, contractualisation...) ; mais aussi leadership et gestion du changement (force de proposition, dialogue, challenge constructif, communication), et enfin capacité à implanter (mode gestion de projet, planification, mesure...). Vous me parliez de disruption ; la disruption, je la vois plus par les comportements que par les systèmes. Je souhaite libérer le potentiel de synergies du groupe et pour cela, pour moi, chaque acheteur doit se comporter en entrepreneur collaboratif et innovant.
> Parlons RSE, à présent. Comment travaillez-vous cet axe et quelle visibilité avez-vous sur vos fournisseurs ?
Le groupe SPIE est depuis des années un acteur engagé en matière sociale et environnementale, que ce soit en interne ou pour la meilleure performance énergétique de nos clients. Les achats durables et l'éthique sont naturellement une de nos six priorités. Un des leviers forts de cette priorité est une gouvernance efficace, au niveau du groupe et des filiales ; par exemple, avoir un comité achats durables actif, fixant des objectifs ambitieux et réalistes et pilotant un plan d'actions concrètes. Autre exemple : s'assurer que chaque acheteur, en lien avec les opérationnels, a sur son agenda les sujets achats durables comme la sécurité autour des produits ou services achetés ou l'innovation énergétique pour nos clients. Les achats durables et l'éthique ne sont pas un concept mais se déclinent en actions visibles et concrètes.
Un autre levier fort est de continuer à évaluer nos fournisseurs et sous-traitants, directement ou à travers un tiers. Les critères dits achats durables sont naturellement présents dans la sélection et l'évaluation permanente de nos fournisseurs et sous-traitants depuis longtemps. En revanche, compte tenu de notre croissance externe rapide et de notre culture plutôt informelle, il reste un travail d'uniformisation des bonnes pratiques et de formalisation à faire.
> Les achats sont-ils aimés chez SPIE ?
Oui. Les achats sont reconnus pour leurs résultats et appréciés pour leur proximité, notamment auprès des opérationnels. Par ailleurs, les actions transverses, interfiliales, sont de plus en plus nombreuses et leurs résultats visibles en termes de sécurisation des approvisionnements ou financiers directs. Et ils devraient être appréciés davantage en challengeant un peu plus l'existant et en créant plus de valeur pour nos filiales.
SPIE en bref
Activité : services pour l'énergie et les communications
CA 2016 : 5,1 Mds € (6,6 pro-forma)
Budget achats : 3,5 Mds €
Effectifs groupe : 45 000 personnes
Effectifs achats : 350 personnes