[Tribune] La crise de l'énergie est-elle derrière nous ?
La crise énergétique prend-elle fin ou demeure-t-elle menaçante ? La situation énergétique est en mutation, avec des réserves de gaz en hausse et des projets d'énergies renouvelables prometteurs, mais également des incertitudes géopolitiques et des fragilités dans notre approvisionnement.
Je m'abonneDes réserves de gaz sur une trajectoire favorable, des prix en détente générale sur le premier semestre, des projets d'énergies renouvelables (EnR) ambitieux... Ces signaux nous amènent à respirer plus sereinement que l'année dernière mais Saad Al-Kaabi, ministre de l'Énergie du Qatar nous mettait en garde en mai dernier : "le pire est à venir". A-t-il raison ?
Depuis l'invasion de l'Ukraine par la Russie, l'Europe est passée d'une perfusion russe à des piqûres régulières américaines. La métaphore ne ferait pas sourire si elle ne contenait pas une forme de réalisme. L'approvisionnement en gaz naturel européen a changé de visage et surtout de constance. À la stabilité d'un approvisionnement par pipeline terrestre, succède l'intermittence des arrivées de gaz naturel porté par tanker maritime essentiellement transatlantique. Le gaz naturel liquéfié est plus flexible et réactif mais il est également plus opportuniste. Et ces opportunités se concrétisent lorsque le prix les rend suffisamment attractives.
Il est vrai que l'hiver dernier s'est déroulé de manière presque détendue après les craintes vécues en 2022 mais qu'arrivera-t-il si nous vivons un hiver 2023-2024 plus rigoureux ? Quel impact cela pourrait-il avoir sur la gestion de notre énergie (consommation et prix) ? Du nucléaire potentiellement insuffisant, aux énergies renouvelables difficilement prévisibles, en passant par une augmentation de la consommation électrique, la crise est-elle vraiment derrière nous ?
Des signaux positifs démontrant une crise de l'énergie écartée ?
Nous pouvons nous réjouir de certains points tels que la densité de l'approvisionnement en gaz naturel liquéfié américain arrivant dans nos terminaux, les ambitieux carnets de commandes pour les projets d'éoliennes et de panneaux photovoltaïques, la forte sensibilisation à la sobriété et l'efficacité énergétique, sans oublier nos réserves de gaz souterraines épargnées. Mais ne sont-elles pas généreuses car l'hiver a été clément et les Français ont respecté les exigences de sobriété ?
Les prix du Gaz
Le gaz naturel liquéfié exporté par les États-Unis est à un niveau de prix encore intéressant en partie car nous ne constatons pas pour le moment de réels signes de reprise forte de la demande chinoise, susceptible de rompre le fragile équilibre des prix actuels. De plus, la demande est demeurée faible en Europe : l'Allemagne présente des signes de récession technique sur la fin d'année 2022 et le début 2023 et la demande française a été et reste timide en raison des prix dissuasifs de l'année dernière. Ces éléments entraînent des prix globalement baissiers dans le contexte actuel.
Pouvons-nous nous en réjouir ?
Pas vraiment car les prix faibles observés sur les marchés du gaz naturel début juin ont concerné essentiellement le marché court terme (juillet, août) mais ceux du moyen et long terme (2024 et 2025) restent encore à des niveaux élevés. Nous avons vécu un épiphénomène dans lequel une offre importante, une activité spéculative et une demande très faible créent une surabondance venant pressuriser les prix. Preuve en est que le marché n'a pas tardé à réagir pour revenir se positionner sur des niveaux de prix plus élevés, plus cohérents avec l'horizon long terme.
Les prix de l'électricité
Le marché de l'électricité, en raison de son mécanisme de détermination des prix au coût marginal des centrales à gaz actuellement, suit cette même tendance. Nous constatons un certain nombre de baisses sur du journalier en raison d'une demande faible et d'un mois de mai et de juin ensoleillés, le tout combiné à une couverture nucléaire suffisante. Dans certains pays d'Europe comme les Pays Bas, cette situation a emmené à plusieurs reprises les prix du mégawattheure dans le négatif. La France a même été exportatrice nette d'électricité au mois de mai.
Notre situation est totalement différente de celle de l'année dernière et pourtant sur les produits à terme les prix sont toujours tendus et en décalage avec nos pays voisins. Toutes les craintes sont concentrées sur le premier trimestre 2024, pour lequel le marché reste encore très frileux à entamer sa détente.
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Autrement dit, nous nous réjouissons des développements récents mais pas trop fort, car l'hiver est encore loin.
Des piliers fragiles et la difficulté de prévoir
En France, nous présentons certains problèmes structurels qui perdurent. Ces derniers sont connus : la faible disponibilité de notre parc nucléaire, accentué par les alertes de corrosion émises par l'ASN, et un calendrier des remises en service du parc qui reste incertain à l'aune des expériences passées.
Des EnR nécessaires mais soumises à certains aléas
La duck curve, désormais appelée canyon curve est souvent utilisée par les anti-EnR pour critiquer la pertinence du photovoltaïque. Cette courbe représente la forte volatilité des prix de l'électricité d'un parc national de production essentiellement solaire en raison d'une forte production aux heures méridiennes versus une consommation au plus bas aux mêmes heures. Oui, les EnR présentent certains aléas (vent, soleil, zones géographiques...) difficiles à cerner très en amont et ce sont ces difficultés d'anticipation qui rendent le marché prudent par rapport à un productible par essence imprévisible.
Ces raisons ne doivent pourtant pas nous empêcher de capitaliser une partie de notre consommation sur ces énergies. Cet état de fait révèle surtout l'importance de constituer un portefeuille technologiquement diversifié et économiquement performant avec de la base, de la pointe, de l'intermittence et du stockage. Il faut donc capitaliser sur les forces et les faiblesses de chacune des technologies.
La période plus apaisée que nous vivons désormais repose sur la convergence de différents paramètres actuels favorables sur lesquels notre économie peut repartir. Néanmoins, nous ne pouvons pas présager de chocs de prix dans un contexte de stress du réseau électrique doublement alimenté par l'incertitude des prévisibilités des renouvelables et celles de la rigueur des températures auxquels nous serons possiblement confrontés en Europe. La volatilité observée ces derniers mois sera amenée à perdurer, en particulier tant que la régularité et la fiabilité des sources d'approvisionnement ne seront pas sécurisées.
Quels enseignements tirer de cette crise ?
La notion de sobriété est rentrée dans les habitudes des Européens, des efforts ont été faits mais nos dépendances (de la Russie aux États-Unis) et nos fragilités nous poussent à nous concentrer et investir sur d'autres solutions (hydrogène, production électrique renouvelable ou non), et préférablement autochtones. Seulement ces projets se déroulent sur du temps long (hydrogènes et production électrique, renouvelable ou non) et nécessitent des politiques industrielles ambitieuses.
Monter en compétence sur l'énergie
Nous ne sommes plus aux niveaux de prix constatés en 2020 mais ces derniers sont tout de même plus élevés qu'en 2010. Au-delà du montant, c'est la volatilité avec laquelle nous allons devoir vivre. Nous ne pouvons que vous conseiller de mieux comprendre le marché, de diversifier votre approvisionnement et de le sécuriser sur du temps long (par l'évaluation de la conclusion de PPA notamment ou l'investissement dans des installations de production). Sans pourtant aller jusqu'à acheter votre énergie au jour le jour, il devient nécessaire de comprendre les mécanismes d'indexation du marché court terme pour évaluer les incertitudes pesant sur votre budget et déployer les instruments pour les contenir. L'acheteur augmenté est celui qui pourra se prévaloir de stabiliser son budget d'année en année dans un marché instable.
Pour mieux embrasser les mutations du nouveau monde de l'énergie et créer un terreau favorable à un pilotage budgétaire moderne des stratégies énergétiques, les approches individuelles se font comme au niveau global : diversification, évaluation des forces locales et convergence des instruments disponibles afin de favoriser autant la résilience (notion temporelle) que la performance (notion économique).
Pour aller plus loin : François-Régis Déhéry est Directeur Produits & Marchés chez Collectif Énergie, il coordonne les activités de conseil en stratégie d'approvisionnement énergétique auprès de leurs clients industriels.