Régine Lucas, CPO de L'Oréal : "sécuriser les chaînes d'approvisionnement est une priorité absolue"
Chez L'Oréal, les achats sont structurés autour de rôles clefs, définis en fonction des enjeux stratégiques du groupe, et fonctionnent en réseau. L'organisation s'adapte ainsi aux besoins internes ou à l'évolution des marchés fournisseurs.
Je m'abonneUn chiffre, tout d'abord. Votre couverture achats ?
Nous couvrons une très grande majorité des achats du groupe, autour de 80% (99% des achats directs et près de 80% des achats indirects), dans des catégories extrêmement variées. Cela va des achats de matières premières aux achats de marketing, en passant par les emballages et le digital, le transport ou l'équipement des boutiques. Nous avons 240 catégories d'achats différentes.
Comment êtes-vous organisés et que sont les Sourcing centers ?
Nous avons des "Sourcing centers" à Paris, New York et Shanghai. À l'origine, ils ont été basés dans les centres de management de nos zones, et étaient essentiellement dédiés aux achats directs. Lorsque nous avons développé les achats indirects, il y a cinq ou six ans, nous avons localisé les équipes achats indirects dans les "Sourcing centers" déjà existants, mais aussi dans d'autres pays, au plus proche du business. Car c'est là l'objectif : répondre aux besoins de nos consommateurs sur toutes les marques. Aujourd'hui, les acheteurs sont présents dans 49 pays dans le monde.
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Tous nos achats sont structurés autour de rôles clés, bien définis. Nous adaptons ensuite les organisations à nos besoins ou à l'évolution des marchés fournisseurs. Notre organisation mondiale est en réseau ; nous ne sommes donc ni centralisés, ni décentralisés. Nous avons des équipes "Category" qui, classiquement, sont tournées vers le marché fournisseurs, nous avons également des "Business teams" orientées au plus proche de la prescription, vers les clients internes et les marques. L'Oréal acquiert régulièrement de nouvelles marques, il faut donc à chaque fois adapter nos stratégies à ces acquisitions. Pour les connecter très vite au réseau, nous pouvons créer des "Business teams" spécifiques, dédiées à ces acquisitions.
À côté de cela, notre offre évolue beaucoup. Nous développons de nouveaux services auxquels les achats s'adaptent. Avec Clarisonic, par exemple, L'Oréal vend aussi des "brosses électroniques". Nous avons donc des acheteurs qui couvrent ces nouvelles catégories. Les consommateurs veulent de plus en plus de naturel, nous renforçons donc nos équipes pour développer les filières amont. L'intérêt du réseau est de s'adapter en permanence à un monde en mouvement.
Troisième profil d'équipes : les "Performance teams" qui sont en charge de la mesure de la performance interne et fournisseurs, de la mise en place de process efficaces, de la simplification et de la digitalisation du travail de l'acheteur.
Nous créons des parcours de carrière très variés et complets pour répondre à nos besoins et à ceux de nos équipes. En fonction des types de postes occupés, chaque acheteur développe son propre set de compétences. L'idée est de créer plus qu'un parcours, mais un menu de compétences pour les acheteurs, avec beaucoup de passerelles entre les différentes équipes. Il est important que les acheteurs développent leur expérience dans des environnements différents : des acheteurs multi-facettes, adaptables, curieux. C'est essentiel.
Quel est l'enjeu principal de votre direction achats ?
L'important pour nous est d'être directement connectés aux enjeux de L'Oréal et aux besoins des consommateurs, et d'y répondre de façon agile.
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L'Oréal a identifié six changements majeurs du monde dans lequel nous évoluons, autour desquels le groupe construit sa stratégie. Ces changements sont : les nouvelles attentes des consommateurs, notre concurrence, la multiplicité des circuits de distribution, l'omniprésence du digital qui nous impacte de l'amont à l'aval, les enjeux environnementaux et sociétaux, l'engagement de nos collaborateurs. Nous avons décliné notre stratégie autour de ces enjeux pour contribuer à la croissance du groupe.
Toutes les équipes achats contribuent à la stratégie du groupe : par exemple, les achats matières premières, et tout particulièrement le sourcing durable, les achats packaging avec les résines recyclées, les achats informatique qui sont aux côtés du business et du patron de l'IT pour que nous devenions la #1 Beauty Tech company. Autre contribution, la transformation digitale des opérations. Actuellement, nous étudions une solution de packaging avec l'impression 3D, et nous accompagnons l'évolution de certaines de nos lignes de conditionnement pour qu'elles soient plus agiles, notamment pour changer de format très rapidement. Côté consommateurs, nous avons aussi des acheteurs chargés du CRM ou de l'e-commerce, sans compter ceux en charge des grands partenaires marketing ou média.
Les équipes achats sont certes en charge de la compétitivité, mais surtout de développer notre panel fournisseurs pour capturer ensemble la croissance, de façon durable, ainsi que veiller sur les nouvelles technologiques qui révolutionnent de nombreux secteurs en ce moment.
Nous constatons une évolution rapide et importante avec des offres qui mixent les services et les nouvelles technologies. Il n'y a plus de frontières. Notre rôle est d'identifier ces changements pour s'y adapter. Nous avons, par exemple, mené il y a quelque temps une analyse poussée du marché des études consommateurs. Les nouvelles offres ont été partagées avec les responsables des études marketing, car le marché était en train de changer. Cela a entraîné une réflexion sur les nouveaux moyens dont nos équipes pourraient se servir pour une meilleure connaissance de notre consommateur. Notre rôle est de proposer les services qui enrichissent au quotidien notre façon de travailler.
Quelles connexions avez-vous avec la recherche ?
Nous en avons plusieurs. Le département Recherche et Innovation de L'Oréal, qui est en quête permanente des meilleures molécules et formules, a spécifiquement une direction innovation matières premières qui collabore avec l'équipe achats innovation. Par ailleurs, nos acheteurs matières premières sont en lien permanent avec les Laboratoires. Ils travaillent sur la sécurisation d'un certain nombre de filières, notamment les matières premières naturelles.
Nous avons, par exemple, récemment lancé la première coloration totalement naturelle dont les formules ont été élaborées par la Recherche avec des ingrédients que nous avons sourcés et sécurisés, jusqu'au champ de henné par exemple. Nous voulions une qualité "reproductible", avec une sécurisation totale d'un point de vue qualité et environnemental. Les équipes innovation packaging travaillent également avec les équipes achats innovation packaging. Nous sécurisons avec eux les contrats, le co-développement, etc.
Lire la suite en page 2 : Gestion des risques... les achats comme moteur d'inclusion...
Parlons gestion de risques. Comment sécurisez-vous vos approvisionnements et comment vous assurez-vous de l'intégrité de vos tiers ?
C'est un enjeu majeur. Nous avons 700 000 fournisseurs... et les risques sont multiples : risques qualité, capacitaires, financiers, environnementaux, sociaux, sociétaux, etc. Sécuriser les chaînes d'approvisionnement est donc une priorité absolue et la gestion des risques fait partie intégrante de notre responsabilité.
L'Oréal s'était vraiment saisi de façon extrêmement sérieuse du sujet, et depuis longtemps. Notre action repose sur deux grands piliers : bien connaître nos fournisseurs, d'un côté, et avoir un cadre d'engagement très clair sur les aspects éthiques, environnementaux et sociaux. Mais cela ne suffit pas. Pour vous donner un exemple, depuis 2010, nous menons une politique très spécifique : à chaque fois que nous référençons des fournisseurs situés dans des zones identifiées à risques, nous missionnons un tiers pour mener des audits sociaux. Ces partenaires externes et indépendants scrutent notamment les conditions de travail sur site. Quand un cas de dysfonctionnement est détecté, la direction des achats et la direction de l'éthique sont systématiquement impliquées. Nous avons une politique clairement définie et partagée avec tous nos fournisseurs. La priorité, c'est l'éthique. Nous menons plus de 1 200 audits sociaux par an sur le périmètre monde, nous les renouvelons régulièrement et mettons en place des suivis de ces audits.
En quoi consiste Solidarity Sourcing et comment les achats sont-ils un levier d'inclusion sociale ?
Nous avons mis en place depuis quelques années un programme innovant d'inclusion sociale : le Solidarity Sourcing. C'est une manière de combiner le contrôle des filières à notre engagement sociétal. Nous nous sommes donnés l'ambition de fournir du travail à 70 000 personnes généralement exclues du marché du travail, d'ici à 2020, au travers de nos achats, à la fois avec nos grands partenaires et avec de plus petits fournisseurs. Pour le sourcing des matières premières naturelles, par exemple, notre démarche d'approvisionnement permet de faire travailler des petits fermiers, dans de nombreuses régions du monde, comme pour la noix de karité utilisée dans la gamme Lipikar de La Roche-Posay. En général, nous coopérons avec un fournisseur ou avec une ONG pour mettre en place ces projets sociétaux. Nous signons alors des contrats tripartites à très long terme. Car nous ne faisons pas de "coup" . Nous nous engageons sur la durée.
Nous accompagnons aussi des fournisseurs locaux. Lorsque nous identifions un besoin d'aide spécifique, nous mandatons des spécialistes, comme des agronomes par exemple. La clef est le partenariat dans la durée, car ces petits fournisseurs ont besoin d'une visibilité économique et d'un apport technique.
Un gros acteur comme L'Oréal a-t-il besoin de devenir client cible ? Ne l'est-il pas naturellement ?
Nous avons l'ambition d'être un "customer of choice" pour nos fournisseurs. Il y a des industries dans lesquelles nous sommes leaders. Il y en a d'autres dans lesquelles nous sommes petits. Pour y parvenir, nous misons donc sur des relations à long terme et sur l'innovation. Nous les impliquons dans les projets en amont et misons sur le co-développement. Nous recherchons l'innovation qui servira au mieux les nouvelles attentes consommateurs. Il nous faut donc être très à l'écoute de nos fournisseurs, mais aussi des besoins de L'Oréal et de ses marques. Nous signons des contrats de co-développement, de co-industrialisation qui sont établis par nos experts. Nous avons par exemple travaillé pendant sept ans avec un de nos grand partenaire packaging sur une innovation majeure sur le marché des tubes capillaires. Auparavant, il n'y avait que les tubes en aluminium qui pouvaient supporter la coloration. Nous avons mis au point, ensemble, un tube laminé adapté à la coloration. Nous nous sommes mis d'accord sur les investissements et le déploiement mondial. En ce qui concerne la propriété intellectuelle, nous avons élaboré une solution pour que ce contrat soit win-win.
Comment les achats portent-ils l'engagement responsable de L'Oréal ?
Notre engagement responsable est valable sur toute la chaîne de valeur, depuis l'élaboration des formules et la conception packaging, du sourcing à la production jusqu'à la supply chain. Nous accompagnons toutes les équipes expertes du groupe dans son engagement environnemental, social et sociétal. L'Oréal a décidé de mesurer l'impact environnemental de tous nos lancements et nous nous sommes engagés, en 2015, à réduire notre empreinte environnementale. Le groupe a mis en place un outil spécifique pour mesurer et améliorer tous nos produits. Les achats contribuent à trouver des solutions innovantes dans ce domaine, en créant des partenariats ou contractant avec des sociétés expertes. Nous travaillons par exemple sur l'emploi de matériaux recyclables et sur le cycle de vie global de nos produits. Nous travaillons également avec une société qui fait du recyclage enzymatique, qui dégrade la matière. Notre action va aussi sur l'utilisation d'énergies renouvelables. Par exemple, nous avons conclu aux US un contrat de 15 ans avec Biogaz US pour livrer du biogaz à nos usines.
Nous cherchons à élargir l'impact de notre démarche environnementale en impliquant notre écosystème et en l'engageant à prendre ce chemin du développement durable. Nous le faisons notamment à travers le projet CDP (organisation internationale à but non lucratif, anciennement appelée "Carbon Disclosure Project " qui encourage les investisseurs, les entreprises et les villes à prendre des mesures afin de construire une économie réellement durable, en mesurant et comprenant leur impact sur l'environnement) dans lequel nous sommes fortement contributeurs. Nos acheteurs partagent avec nos fournisseurs cette démarche pour les engager à nos côtés. Nous fixons nos objectifs ensemble. L'idée est qu'ils s'approprient ce type de projet, au-delà de ce qui est livré à L'Oréal, pour entraîner un effet boule de neige.
Lire la suite en page 3 : Mesurer la valeur des achats...
Comment mesurez-vous la valeur des achats ?
Nous mesurons la contribution des achats au business sur trois grands axes : la contribution à la croissance (avec des critères tels que l'agilité des fournisseurs, le time to market dans les projets, la conquête de nouvelles catégories et de nouvelles géographies - pour avoir les bons fournisseurs au bon endroit) ; l'amélioration de la performance transversale (c'est-à-dire de l'ensemble de la chaîne de valeur, y compris compétitivité) ; la contribution aux responsabilités fondamentales (développement durable, sécurité, qualité). Tous nos indicateurs sont partagés en interne et avec nos fournisseurs, ce qui nous permet un alignement des objectifs.
Quelle a été la réalisation achats la plus importante pour vous depuis que vous êtes à la tête des achats de l'Oréal ?
Indiscutablement, la constitution d'un réseau international connecté et le développement des équipes. Je suis également fière d'avoir structuré les achats indirects qui représentent 50 % de nos dépenses. En quatre ans, nous sommes passés d'une couverture des achats indirects de 15 % à 80 %. En interne, les équipes achats sont reconnues pour leur expertise, leur rigueur et leur professionnalisme. Elles interviennent le plus souvent dès la phase d'appels d'offres, ce qui facilite la prise de décision, structure les process, et permet plus d'objectivité et de rationnel dans les décisions.
Vous avez exercé au sein de différents services : commercial, marketing, contrôle de gestion... Est-ce que ces expériences vous ont permis de forger un socle utile aux achats ?
Totalement. Le fait d'avoir exercé d'autres métiers m'a énormément appris. Avoir travaillé au marketing m'a donné l'idée de créer le premier poste d'acheteur marketing chez Danone en 1997. Le fait d'avoir exercé au contrôle de gestion m'a donné une qualité de relation avec la direction financière qui ne s'est jamais démentie. La finance est un de mes partenaires clef. J'encourage vraiment les parcours dans lesquels on peut s'enrichir de la connaissance d'autres fonctions afin de compléter la palette de compétences de l'acheteur.
Qu'est-ce qui vous passionne dans les achats ?
Les achats sont au coeur de la transformation des entreprises, aussi bien en interne qu'en externe. Nous aimons repousser les frontières et développer les équipes et la fonction. Et nous avons une multiplicité de missions, évoluant en permanence. Nous pouvons être pertinents aussi bien en chimie moléculaire qu'en digital, à propos de matières premières naturelles que de packaging. C'est vraiment très varié et passionnant. C'est pour cela que ce métier achats est passionnant et toujours réinventé.
Son parcours
Issue des rangs de l'École supérieure de commerce et de management (ESCEM), Régine Lucas est directeur général des achats de L'Oréal depuis janvier 2013. Elle était auparavant directrice des achats groupe de Axa (2010-2013) chez qui elle fut également directrice achats IT et general expenses (2009-2010). Régine Lucas a également exercé en tant que directrice des achats de Danone (2006-2009) après y avoir été directrice des achats de services généraux (2004-2006) et category sourcing director IT & consulting (2001-2004).
Fiche entreprise de L'Oréal
Activité de l'entreprise : Groupe cosmétique
Chiffre d'affaires : 26,02 milliards de CA (au 31 décembre 2017)
Effectif entreprise : 82 600 collaborateurs
Effectif achats : 800 personnes