"Ne pas laisser des prescripteurs seuls face aux fournisseurs " : avoir un DGS qui s'intéresse à la commande publique
Moderniser la commande publique et répondre aux enjeux des collectivités d'Île-de-France. Challenge relevé par Franck Barrailler à grands coups d'expériences, d'assertivité, d'agilité et d'une vision métier qui dépoussière rôles et prérogatives des acheteurs publics.
Je m'abonnePouvez-vous nous présenter votre direction ?
Les achats sont gérés par une direction commande et achats publics. Il s'agit d'une direction qui est divisée en deux services, nous avons un service commande publique qui va gérer l'ensemble des marchés publics classiques, les contrats complexes. En parallèle, le service achats traite les achats critiques qui sont identifiés comme tels en début d'année et se concentre sur des activités achats comme le sourcing, la négociation, la relation fournisseurs. Les équipes achats cette année sont fortement mobilisées par rapport au Covid et aux indemnités que les entreprises peuvent demander mais également par l'inflation, et la relation fournisseur qui en découle. Dit autrement, il s'agit d'une organisation en deux services avec d'un côté des juristes et de l'autre des acheteurs. Je tiens à cette distinction, le service achats est bien doté d'acheteurs, c'est-à-dire des gens qui sont compétents et qui sont formés aux achats, et qui ont une expérience des achats.
Pouvez-vous nous étayer ce choix organisationnel ?
J'ai travaillé à l'INPI mais aussi dans d'autres collectivités comme la Ville de Clamart où les personnes avec qui je travaillais étaient des juristes acheteurs. J'ai accompagné des profils qui étaient juristes à la base pour les faire évoluer vers des activités achats et j'ai aussi recruté des acheteurs pour les faire évoluer vers des activités plus juridiques. Avec le recul, je trouve que ce n'était pas forcément un bon système. Le juriste par exemple a tendance à prioriser et à s'occuper de problématiques juridiques et moins de problématiques métiers liés spécifiquement aux achats.
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Comment se structure votre direction ?
En effectif théorique, nous sommes une équipe de 36 talents. Quand je suis arrivé, nous étions 28. Nous avons vécu un développement de cette direction, avec des recrutements et des ressources supplémentaires parce que la direction s'est vue octroyer de plus en plus de marchés, notamment des marchés complexes. Un bureau de l'exécution, de l'évaluation et du contrôle interne a également été créé au mois de février pour effectuer du contrôle interne et évaluer la performance des achats. J'ai la chance que notre DGS considère ma direction comme stratégique.
Ce bureau est une tour d'observation pour mener de l'amélioration continue ?
Ce bureau a permis de monter en compétences et d'innover au niveau de la collectivité car nous nous sommes dotés de quatre talents dédiés à 100 % aux questions d'exécution, d'évaluation et de contrôle interne. En d'autres termes, ce bureau permet de ne pas laisser des prescripteurs seuls face à des entreprises qui sont bien structurées au niveau juridique ou au niveau contractuel lorsqu'ils rencontrent des difficultés au moment de l'exécution du marché. L'impulsion a notamment été donnée par le directeur général du Département pour mener un effort de formalisation au moment de l'exécution. Avant la création de ce bureau, nous n'appliquions que très peu de pénalités de retard par exemple. Nous étions un peu à la merci des entreprises qui pouvaient nous imposer des travaux en plus-value.
Un changement vital ?
C'est ce changement que j'avais commencé déjà en tant que directeur à Clamart. Mon équipe de juristes venait en renfort pour aider les prescripteurs. L'objectif est cependant de faire face à des entreprises, qui depuis les années quatre-vingt-dix, sont bien structurées à ce niveau, ça a commencé avec Bouygues qui a mis en place des managers de contrats. Les grands groupes ont rapidement compris à l'époque que le montant d'un marché ne s'arrêtait pas à la notification du marché et qu'ils pouvaient demander des avenants et travaux en plus-value sans qu'il y ait vraiment de contrôle en aval. En lame de fond, il faut également souligner que l'exécution des marchés est davantage surveillée notamment par l'Agence Française Anticorruption et les chambres régionales des comptes.
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Comment concrétisez-vous la performance achats au sein de votre direction ?
La performance de l'achat public chez nous peut se résumer à notre capacité à challenger efficacement nos fournisseurs et nos prescripteurs. D'autant que nous constatons des dysfonctionnements dans certains cas de figure. Cela pèse sur les prescripteurs et bien souvent, les prescripteurs n'ont pas forcément le savoir-faire pour mettre à plat la relation fournisseur. La réalisation de plans de progrès et l'amélioration de l'exécution du contrat sont deux leviers de notre performance.
Quelles sont les spécificités de votre paysage achats ?
La direction gère 460 millions d'euros d'achat en 2023 qui représentent 250 contrats. Les achats de travaux sont notre principal sujet, de la construction de routes et de collèges en passant par l'ensemble des travaux et chantiers qui vont être réalisés dans le cadre de l'arrivée des Jeux Olympiques et Paralympique de Paris 2024. La collectivité recense 131 collèges, il y a beaucoup de maintenance et de travaux. Nous avons à ce propos une direction de l'éducation et de la jeunesse à qui je dédie quatre personnes dans mon service commande publique.
Comment votre collectivité s'est-elle approprié les sujets de la décarbonation et des achats durables ?
Nous sommes en train de mettre en place notre SPASER. Trois axes le composent, un axe écologique, un autre social et un dernier économique. En parallèle, la commande publique possède déjà nombre de critères que nous avons adaptés à nos marchés. Ces critères d'évaluation des offres sont en rapport avec des clauses sociales et environnementales. Aujourd'hui, nous pouvons attribuer des notes éliminatoires sur les critères environnementaux notamment. Exemple concret, il y a deux offres qui ont été rejetées récemment dans un rapport d'analyse des offres parce que les deux offres n'avaient pas au moins 12 sur 20 au niveau de leur note environnementale. Ce sujet est une grande préoccupation des élus aussi qui sont attentifs à cette pondération dans les rapports d'analyse des offres en commission. Cependant la question des achats durables prend trop de place actuellement dans les collectivités. Je priorise également la modernisation de notre fonction achats pour que les basiques soient maîtrisés.
Quelles ont été vos attentes au niveau justement des profils recrutés ?
Nous connaissons des difficultés de recrutement. Surtout il est rare de trouver des talents qui ont déjà une première expérience significative de l'achat public et qui peuvent faire preuve d'agilité. Nous sommes plus souvent contraints de faire le pari sur des « potentiels », quand nous recrutons.
Vous parliez d'agilité, qu'entendez-vous par là ?
Comme le dit Nicolas Charrel, avocat spécialiste du droit public, l'agilité revient à trouver dans le code de la commande publique des solutions et non des contraintes pour le prescripteur. L'objectif est d'éviter le blocage de dossier, de faire preuve de pédagogie avec le prescripteur et faire preuve d'ouverture afin d'être orienté solution et trouver la démarche idoine.
Comment définir votre sens du management ?
Je souhaite impulser de l'engagement, donner de l'expertise et créer du lien, ce que j'appelle le MIEL (Motivation, Implication, Engagement et Lien). J'ai un tempérament collaboratif et participatif. Quand je reçois un directeur au sujet d'un arbitrage, je préfère réunir mes collaborateurs autour de la table pour discuter des solutions qu'on peut faire avec assertivité et puis pour qu'on sorte de cette réunion avec une solution qui convienne à tout le monde. Cela responsabilise, rend mes collaborateurs engagés et permet aux équipes de porter la solution.
Quelle est votre vision du métier, comment le voyez-vous évoluer ?
Il persiste un décalage entre les grosses collectivités qui sont matures sur leur fonction achats et sur la durabilité de ces derniers et les collectivités même de taille moyenne qui n'ont pas forcément les compétences et les ressources. Moi j'ai eu la chance déjà à Clamart d'avoir un maire qui considérait que la commande publique était stratégique mais il y a une confusion qui perdure chez les élus qui abordent trop souvent à tort la question de la commande publique sous l'angle pénal. De même avec certains DGS qui ne comprennent pas toujours ce qu'est le métier et par voie de conséquence qui ne vont pas logiquement y allouer les bonnes ressources. Aujourd'hui, j'ai la chance au département d'avoir un DGS qui s'intéresse à la commande publique jusqu'à se demander sur quoi repose la méthode de notation des offres.
Comment contribuez-vous à moderniser le métier ? Et votre direction ?
Pour faire des achats une fonction stratégique, nous lançons un chantier de modernisation du processus achats sur 2023-2024. Actuellement, nous sommes sur des délais de procédure en moyenne de neuf mois. Mon second sujet est de celui de mieux travailler avec les prescripteurs. Il persiste deux mondes qui s'opposent. Vous n'aurez jamais un prescripteur qui va venir vous voir en vous demandant si le marché est bien passé selon les règles.
Quand vous dites projet de modernisation ça passe par quoi ?
Cela passe par des façons de travailler, par de la technologie, par un nouveau cap stratégique qui est donné. Il y a beaucoup d'innovations qui ont été intégrées dans le code de la commande publique et que l'on n'a pas mises en place. On gérait jusqu'à ce mois-ci encore les achats inférieurs à 40 000 euros (l'interview a eu lieu au mois de juillet, ndlr.). Exemple concret, pour les marchés subséquents nous les passions en procédure d'appel d'offres ou en MAPA alors qu'il y a une procédure idoine dans le code de la commande publique. Il persiste de nombreuses améliorations que nous allons trouver en collaboration avec les directions.
Quel est votre positionnement en termes d'achats innovants ou d'innovation ?
J'ai acheté beaucoup d'innovation quand j'étais à l'INPI et je continue à en acheter. Je demeure un peu dubitatif quand je vois que les collectivités n'utilisent pas les achats innovants aussi bien qu'elles pourraient le faire. Beaucoup voient l'achat innovant comme quelque chose de risqué. Un préjugé paradoxal puisque la réglementation dans le cadre de la commande publique et les directives de Bercy font en sorte que nous ayons le plus possible de liberté en matière d'achat innovant. Les collectivités n'utilisent pas forcément la bonne procédure parce que quand on parle d'achat innovant, on parle beaucoup de la procédure d'achat inférieure à 100 000 euros et du partenariat d'innovation, alors que certaines procédures négociées permettent d'acheter aisément de l'achat innovant.
Les achats de Seine-Saint-Denis contribuent en partie à la bonne marche des JOP ? Ça se concrétise comment ?
Il y a un certain nombre de travaux qui concourent aux JOP en fait, à l'image de la piscine de Marville. Côté Grand Paris, nous allons contribuer à la rénovation de nombreuses routes, à l'embellissement de parcs. Il y a aussi des projets d'infrastructures accélérées par les JOP comme le nouveau pont qui va franchir la Seine entre Saint-Denis et l'île Saint-Denis.
Si vous aviez l'occasion de vous rencontrer à 25 ans au début de votre carrière d'achat, quel serait le conseil que vous vous donneriez ?
Impliquer toujours plus les équipes pour que mon projet devienne aussi le projet de l'équipe. C'est-à-dire qu'à 25 ans j'étais peut-être un peu plus sûr de moi, j'avais peut-être moins de doutes. En grandissant j'ai appris à douter raisonnablement, ce qui me permet de voir les projets un peu différemment. Comme disait Claude Onesta, ancien entraîneur national de l'équipe de Handball masculine, lors de l'ouverture des Universités des Achats 2023, que le projet du chef doit devenir le projet de l'équipe.
Est-ce qu'il y a vraiment un message central que vous laissez passer par rapport à votre parcours, à votre vision des achats ?
Au risque de la redite, performer dans la commande publique exige un pilotage économique en plus du pilotage juridique. C'est essentiel. Ajoutons cependant qu'il faut développer un goût certain de travailler avec les prescripteurs. Il faut connaître leurs contraintes, leurs enjeux et adapter son management en fonction de ces données. C'est ça peut-être le message central que je retiens après 20 ans d'expérience. Dit plus simplement, il faut avoir le goût des autres.