Supply chain : les chargeurs à l'épreuve de l'écoresponsabilité
Les sensibilisations et prises de conscience semblent laisser place à des projets concrets pour verdir les transports de marchandises. Mais il subsiste de nombreux freins à lever pour transformer les initiatives naissantes en actions ayant un impact réel sur l'environnement.
Je m'abonneLa France ne manque pas d'ambition affichée sur le plan écologique. D'ici 2050, la neutralité carbone doit être une réalité dans tous transports de marchandises, précise la feuille de route du gouvernement connue sous le nom de SNBC (Stratégie Nationale Bas Carbone). Mais cet horizon encore éloigné laisse déjà dubitatif. Seules 41 % des entreprises estiment que le TRM français atteindra cet objectif, indique le cabinet de conseil bp2r dans une étude publiée en novembre 2022. Les chargeurs sont pourtant 97 % à affirmer que la prise de conscience écologique au sein des directions est une des motivations majeures pour réduire les émissions de CO2. Un autre grand écart concerne la différence entre les finalités annoncées et les moyens pour y parvenir : 76 % des entreprises se sont fixé des objectifs chiffrés de réduction de l'impact carbone, mais seules 48 % ont des objectifs pensés pour le transport.
Les initiatives en faveur de la préservation environnementale semblent être entrées dans une phase concrète, à l'image des actions entreprises par Manutan. Le spécialiste de la distribution d'équipements et de fournitures aux entreprises s'est doté depuis deux ans d'une directrice RSE. Objectif : innover en termes de transports et de services avec en ligne de mire l'objectif zéro carbone d'ici 2050. « Nos premières actions en la matière n'étaient pas très structurées. Nous avions d'abord une approche « Test a Learn », en mettant en place des doubles planchers dans des camions de transports de longues distances, sans mesurer l'impact de réduction CO2 qui en découle. C'est aujourd'hui très différent. Depuis mars 2022, nous sommes engagés dans le dispositif Fret 21, une démarche volontaire des entreprises agissant en qualité de donneurs d'ordre pour mieux prendre en compte le développement durable. Elle implique des opérations selon 4 axes : le taux de chargement, les distances parcourues, les moyens de transport utilisés, et les achats responsables », explique Gabriel Tellier, directeur Transport chez Manutan.
Des paroles aux actes
Le groupe Henkel fait également partie du protocole Fret 21. Le recours à de nouvelles motorisations pour les transports est aujourd'hui devenu un fer de lance pour l'entreprise : « la priorité est donnée à des solutions en phase avec des normes les plus récentes pour diminuer des rejets de CO2. Le rail-route, le biogaz, le biofioul, l'électrique sont autant d'options qui sont désormais une réalité dans nos flottes, avec un développement rapide notamment pour le rail-route, en particulier pour couvrir tout le sud-ouest en France », décrit Jérôme Thivend, Directeur Supply Chain chez Henkel Cosmétique.
Du côté de Michelin, les actions en place « n'en sont pas certes au stade d'une politique réellement agressive en termes de RSE », confie Géraud Pellat de Villedon, responsable RSE for Supply chain au sein du groupe, et membre du Lab Supply4Good de France Supply Chain. « Mais nous sommes de plus en plus un acteur ayant vocation à casser les codes, pour acheter différemment aux côtés des prestataires dans un processus collaboratif sur des sujets distincts : nous pouvons déjà mettre en avant des camions électriques qui circulent aux Etats-Unis, ou des motorisations au biofioul sur les routes de Thaïlande. »
Face au contexte inflationniste actuel, Jérôme Thivend rappelle « qu'il ne coûte pas forcément plus cher de devenir plus écologique. Ce sujet est synonyme d'opportunités. Au-delà du taux de service, du niveau de livraison, des stocks, les critères verts font pleinement partie des discussions. Ils obligent les relations à être plus vertueuses, plus inscrites dans le temps. »
Vers de nouvelles relations partenariales
Pour ses acheminements en Île-de-France, Manutan a conclu un partenariat avec Urby qui utilise des véhicules au gaz. Au-delà de cet exemple, « l'entreprise ne pourra plus travailler à long terme avec des fournisseurs qui ne partagent pas ou négligent ces priorités », assure Gabriel Tellier. « Le verdissement est clairement la priorité actuelle dans l'avenir de nos collaborations. Un transporteur qui ne comprend pas ce virage aura sans doute une durée de vie limitée », confie Marine Varret, responsable RSE Offre et Supply Chain de Manutan.
Lire aussi : Les achats, fer de lance des politiques publiques ?
La mutualisation joue un rôle clé dans ce domaine. Jérôme Thivend estime qu'avec cette pratique « le bénéfice se traduit généralement par 20 à 30 % de camions en moins sur les routes. Sur notre site de Château-Thierry où nous mutualisons des transports avec certains de nos concurrents, notre priorité est de remplir au maximum chacun d'entre eux. » Il est à noter que les gains de la mutualisation sont souvent réutilisés pour d'autres investissements comme l'achat de motorisations plus vertes.
Chez Manutan également, cette pratique est encouragée auprès des clients : « nous les incitons à optimiser leurs achats, pour regrouper et mieux quantifier les coûts », indique Marine Varret. « Avoir plusieurs livraisons dans une même semaine pour une entreprise représente un coût économique pour le client, mais aussi sur le plan écologique. On encourage aussi à réduire les petites commandes. »
Des freins majeurs à lever
« Demain tout doit être durable. » A la tête de Michelin, Florent Ménégaud a fait de cette phrase un emblème du développement stratégique du groupe. « Pour autant, il y a forcément des vents contraires dans la mise en place d'initiatives RSE », indique Géraud Pellat de Villedon. Celles-ci s'accompagnent d'une gestion des stocks qui n'est pas forcément la plus optimale économiquement, ou se heurtent à d'autres priorités comme la production de pneus qui se distinguent par leur efficacité technique, mais qui ne sont pas les meilleurs écologiquement. « Tous les acteurs en interne ont en point de mire cette mission de réduction des émissions de CO2. Les décisions sont souvent une question de compromis. On peut décarboner les transports et ainsi conserver en France la fabrication des pneus vendus aux Etats-Unis, alors que localiser la production sur le lieu de destination serait a priori plus pertinent. »
Certains leviers entraînent de la complexité organisationnelle alors qu'ils génèrent des gains intéressants, à l'image du transport multimodal. Ce dernier s'avère moins cher que le camion, mais le recours au train ne permet pas de modifier son parcours, et suppose un accroissement des stocks et des coûts de gestion qui en découlent. « Pour autant, nous cherchons à déployer le multimodal dans de nombreux pays », ajoute-t-il.
Pour Yann Colin, Directeur Mobilité du transporteur Bert&You le principal frein aux développements RSE à grande échelle est d'abord politique : « l'agenda réglementaire est totalement déconnecté des réalités industrielles. Le président Macron veut accélérer la transition énergétique mais ne donne pas de moyens dans ce but. Contrairement à nos voisins comme l'Italie et l'Allemagne, il n'existe aucune subvention alors qu'elles seraient indispensables pour passer rapidement à une échelle de développement écologique plus importante. Un prêt garanti par l'Etat par exemple serait une bonne idée. »
« Rappelons qu'au bout du compte, ce sont d'abord les pouvoirs publics et les législations qui font évoluer les pratiques », précise Jérôme Thivend. « Une partie de nos livraisons concerne les salons de coiffure, souvent situés en centre-ville. Nous sommes très incités par les pouvoirs publics à changer les modes de livraison, avec la mise en place des ZFE (Zones à faibles émissions) dans de nombreuses agglomérations, qui impose le recours à des moyens de transports verts. Mais au-delà des volontés politiques affichées, les infrastructures doivent dans ces cas être à la hauteur des enjeux. »
La neutralité carbone : un concept contre-productif ?
Crédit carbone ou crédit fantôme ? Selon une récente enquête menée conjointement les médias The Guardian au Roayume-Uni, Die Zeit en Allemagne et l'organisation de journalisme d'investigation SourceMaterial, plus de 90 % des crédits de compensation carbone destinés à planter des arbres ne se traduiraient pas par de véritables réductions de carbone. Verra, le principal fournisseur mondial de crédits dans ce domaine, est ainsi directement mis en cause.
Alors que le secteur des transports se repose largement sur ces mécanismes de compensation pour faire valoir des politiques RSE volontaristes, un nombre croissant de spécialiste s'indignent, à l'image de Florence Mazaud,responsable solutions durables, experte RSE au sein du cabinet de conseil spécialiste des transports de marchandises Bp2r : « la neutralité carbone n'est pas un objectif qui fait sens. Cette notion devrait être interdite. Ces initiatives sont souvent ridicules, très loin des attentes, et montrent que le sujet reste clairement au second plan. Il faut rappeler des fondamentaux, à savoir que planter un arbre ne garantit pas que l'arbre sera en vie au cours des décennies suivantes» Elle estime par ailleurs que « la prise en compte de façon obligatoire du scope 3 marquera peut-être le moment où des actions en faveur de l'environnement seront véritablement appliquées au sein des supply chains» .