ESS, ou quand les achats créent de la valeur pour la supply
Appliquer les principes de l'économie sociale aux politiques d'achats peut apporter des bénéfices non négligeables sur le long terme. Mais leurs concrétisations exigent nouvelles compétences et outils de production.
Je m'abonne« Comme tous les décideurs, les responsables achats doivent être prévoyants et mettre en place une stratégie durable qui donne des résultats aujourd'hui tout en préparant demain, estime Thomas Janvier, Advisor & Domain Expert en sustainability et procurement. Dans ce sens, nous sommes prédestinés à embrasser les principes RSE et à les déployer dans nos supply chains, puisqu'ils nous aident à réduire notre exposition à de nombreux risques : climatiques, juridiques, réputationnels ou financiers... Et il en va de même pour les principes de l'ESS, l'économie sociale et solidaire. » Ces principes ne s'appliquent pas uniquement aux acteurs traditionnels de ce milieu (associations, coopératives, mutuelles...), mais ils peuvent également servir d'inspiration pour mener les activités de la supply chain et de ses équipes. Mieux encore, les appliquer dans les politiques d'achats peut apporter des bénéfices non négligeables sur le long terme. Cependant, les transformations qui découlent de ces changements font naître dans leur sillage de nouveaux besoins en termes de compétences, ainsi qu'une évolution des outils de production.
Une économie de service et non de profit
« Historiquement, l'objectif principal de la plupart des équipes achats était la réduction des coûts, pour permettre l'augmentation des profits, souligne Thomas Janvier. Aujourd'hui encore, cet indicateur est au centre de nos activités... mais il ne doit pas être le seul. » Une équipe achats mûre est au service de l'entreprise et non de ses indicateurs propres. Elle identifie d'autres manières d'ajouter de la valeur : innovation des fournisseurs, performance RSE de la supply chain, partenariats permettant d'élargir la gamme de produits ou d'entrer dans de nouveaux marchés, etc. Des démarches telles que celle de l'entrepôt-école de l'Agence du Don en nature conjuguent ainsi plusieurs de ces principes : dans cet entrepôt, qui gère les stocks de l'agence, l'ensemble des flux est géré par du personnel en insertion et réinsertion professionnelle. L'objectif est de former ainsi une centaine de personnes par an, tout en réalisant des économies grâce à la digitalisation, à des partenaires et à des efforts environnementaux.
Durabilité et circularité
La RSE et ses indicateurs se sont invités au tableau de bord des équipes achats. Et pour les maximiser, la collaboration est de mise, et porte sur de nombreux domaines : les équipes travaillent pour réduire les émissions de CO2 des fournisseurs, par exemple. Mais d'autres actions, hors décarbonation, liées à la RSE entrent également dans le scope de l'ESS, permettant ainsi de faire d'une pierre deux coups. Par exemple, exiger une part de produits recyclés plus importante, travailler avec les équipes R & D pour que les produits achetés aujourd'hui puissent être revalorisés demain... « En cela aussi, nous nous rapprochons de l'ESS, souligne Thomas Janvier. En particulier, l'économie circulaire crée des situations où un fournisseur peut devenir un client, et inversement, chamboulant ainsi les relations traditionnelles et exigeant une plus grande solidarité entre entreprises, ainsi que la recherche commune de solutions de recyclage, de revalorisation et de réutilisation. »
L'innovation en la matière consiste parfois à redécouvrir des pratiques laissées de côté par les excès passés : typiquement, la consigne et le réemploi font un retour dans plusieurs domaines, par exemple avec les colis réutilisables d'Hipli et les supermarchés entièrement consignés du Fourgon. Tous les détails comptent, chaque action s'accumulant aux autres. L'utilisation intelligente, par exemple, de palettes en bois - réutilisable, réparable, recyclable et qui stock du carbone - est un premier pas facile à franchir. Il suffit de trouver les bons interlocuteurs. Heureusement, des intermédiaires spécialisés sont soit déjà en place, soit en train d'arriver. Par exemple, Dipli est une plateforme spécialisée dans la seconde vie des produits technologiques (ordinateurs, téléphones mobiles...). « Nous ne faisons pas qu'héberger des fournisseurs et prestataires, explique Reynold Simonnet, co-fondateur de Dipli. Nous allons vérifier les sources, mais aussi les process, la façon dont les produits sont reconditionnés... Et une fois qu'une société est sur Dipli, nous assurons un suivi, en les accompagnant, car la qualité du service impacte directement nos clients. » Les acheteurs peuvent avoir leur propre mix de priorités - souvent, pour les groupes, la simplicité et le coût viennent en premier -, mais Dipli délivre, après chaque transaction, un certificat impact, avec une mesure de l'équivalent carbone économisé. « C'est une façon d'enclencher un cercle vertueux », estime Reynold Simonnet. Et en fin de vie des produits, Dipli peut également s'occuper de mettre en relation une entreprise avec du matériel à reconditionner ou recycler avec les bons intermédiaires.
L'innovation pour aider au pilotage
« Les industriels ont intégré que la circularité ne concerne pas les seuls déchets et emballages, et qu'il est question de l'ensemble de la chaîne, depuis l'extraction de matières vierges, jusqu'au transport. Mais cela suppose de nouvelles façons de faire à tous les niveaux », observe Anaïs Leblanc, directrice associée transition durable chez Citwell. L'innovation technologique, notamment numérique, apporte ici des nouvelles réponses. De plus en plus de matériaux peuvent être recyclés - on peut citer en exemple les PET, avec la société Carbios - et les nouveaux outils de gestion intégrant de l'intelligence artificielle permettent un pilotage de plus en plus fin des différents éléments de la supply chain ; en produisant juste, on évite le gaspi, par exemple. Une optimisation poussée permet également de mettre en place des échanges et du partage, en passant par des intermédiaires qui se chargent de gérer le tout : par exemple, ShareMat facilite la mise en commun de matériel pour le BTP ; ou encore, Prolong, jeune pousse fondée à l'automne dernier, veut mettre en relation les enseignes de textile avec des spécialistes de la réparation. Dans une économie du partage, mettre en commun le reconditionnement ou la réparation entre plusieurs marques trouve du sens. L'avantage ? « Jusqu'alors, les industriels trouvaient un avantage concurrentiel à se lancer dans la réparation, le reconditionnement... Mais pour que l'économie circulaire devienne rentable, il faut que les volumes suivent », précise Anaïs Leblanc.
Solidarité et écosystèmes
Au-delà des considérations matérielles, il devient en effet indispensable de réfléchir en termes d'écosystèmes - et la solidarité avec son écosystème peut apporter beaucoup. « Avez-vous déjà eu à sauver un fournisseur indispensable d'une faillite ? C'est un problème épineux, et coûteux, rappelle Thomas Janvier. Pour l'éviter, rien de mieux que d'écouter et de comprendre la situation financière des entreprises chez qui l'on achète. » Si une confiance est établie, une hausse de prix bien comprise et bien cadrée est peut-être un moindre mal par rapport à un arrêt de la production ou un changement de propriétaire d'un fournisseur. Mais la solidarité ne se limite pas à l'entraide : cela peut aussi venir de coopérations inédites, en vue de partager les données, les bonnes pratiques, et même des outils conjoints. Justement, l'ESS préconise de travailler avec d'autres acteurs locaux pour renforcer le tissu communautaire. « Ceux d'entre nous qui travaillaient déjà dans les achats pendant la crise COVID et la débâcle logistique mondiale qui s'ensuivit se rappelleront des difficultés d'approvisionnement depuis l'Asie ou les Amériques, souligne Thomas Janvier. Préférer des fournisseurs régionaux peut donc avoir un sens, non seulement pour des raisons de solidarité économique et sociale, mais également pour des raisons de résilience. »
La participation et l'engagement
Dans une structure ESS, chaque voix est entendue et chacun travaille avec engagement, dans la confiance. Dans une équipe achat, des centaines de décisions au poids économique important pour l'entreprise doivent être prises chaque jour, et les centraliser vers le haut réduit forcément l'efficacité globale. La supply chain a donc tout à gagner à former les acheteurs à prendre ces responsabilités à tous les niveaux hiérarchiques et à établir un système de confiance permettant de faire remonter les risques et les opportunités rapidement. De surcroît, cette implication supplémentaire va accroître l'expertise des équipes, un élément essentiel pour piloter la mutation de la supply chain vers ses nouvelles formes écologiques et responsables.
Un département achats n'est pas là pour reconvertir une entreprise classique en entreprise ESS du jour au lendemain : c'est une démarche qui doit venir du sommet, car elle commence par une remise en question de la raison d'être de l'entreprise. Mais il a un rôle important à jouer dans la transformation de l'entreprise, et peut même servir de modèle et prendre la tête dans le mouvement. « Même dans un cadre traditionnel de recherche du profit, les principes de l'ESS peuvent s'appliquer aux décisions achats, où ils permettront de pérenniser le travail avec les fournisseurs sur le long terme, souligne Thomas Janvier. À son essence, l'ESS vise à remettre la personne au coeur de l'économie, et chacun d'entre nous qui a un jour mené une négociation avec un fournisseur sait que l'humain est au coeur du métier d'acheteur. »