De la gestion de crise à la gestion de la continuité et de la complexité
Depuis la crise du Covid, la sécurisation des approvisionnements est au coeur des préoccupations. Mais ce n'est pas le seul défi auquel les directions supply chain sont confrontées : la RSE, aussi bien sur le volet social qu'environnemental, n'est pas à négliger.
Je m'abonneS'il est un domaine qui a fortement été ébranlé par la crise du Covid, c'est bien la supply chain. Et aujourd'hui, les chaînes d'approvisionnement sont touchées par l'inflation et les pénuries dues à la guerre en Ukraine mais aussi les tensions diplomatiques. « Les préoccupations en matière de supply chain sont toujours importantes puisqu'on vit toujours dans un monde incertain : après le Covid, nous avons connu deux nouvelles crises, à savoir la guerre en Ukraine et la crise de l'énergie. Nous assistons à une succession de crises qui s'enchaînent et perturbent le mouvement normal des supply chains », constate Michel Lachkar, associé responsable des activités Supply Chain chez PwC France et Maghreb. De plus, la supply chain doit s'adapter aux problématiques sociales et environnementales. Les défis à court et à long terme sont donc nombreux pour les chaînes d'approvisionnement. `
Sécurisation des approvisionnements et changements de logique de stockage
Le premier défi est bien évidemment la sécurisation des approvisionnements. « La pénurie de composants et le risque accru de défaillances fournisseurs amènent l'acheteur à devoir sécuriser ses volumes. Les vingt dernières années ont été celles de la mise sous tension des chaînes d'approvisionnement afin de les optimiser, de baisser les niveaux de stocks dans un contexte de « juste à temps ». Ce modèle a été fortement perturbé par la crise du Covid et doit être repensé au travers de la diversification des sources, parfois la relocalisation... mais avant tout en repensant la gestion de la relation client-fournisseur qui doit être plus partenariale car plus inter-dépendante », pointe Bruno Kloeckner, directeur général XPO France. Il y a donc un changement de culture à adopter, en premier lieu dans le fait de ne plus opter pour une stratégie « zéro stock ». « Alors qu'avant la crise on parlait de la performance économique de la supply chain à travers le lean, le synchrone, la suppression de points de stocks pour éviter l'immobilisation de trésorerie, on met aujourd'hui au contraire des tampons à certains endroits », constate David Rigault, directeur expert Supply Chain chez PwC France et Maghreb.
Autre changement à opérer : choisir des fournisseurs dans des pays différents afin de ne pas mettre tous ses oeufs dans le même panier et ainsi se prémunir de risques sanitaires, géopolitiques mais aussi naturels. Le Covid avait révélé la dépendance des entreprises à l'Asie, la guerre en Ukraine montre qu'elles sont également sous le joug des fournisseurs russes et ukrainiens et on s'inquiète aujourd'hui des tensions diplomatiques avec la Chine qui pourrait conduire à une pénurie en Occident des composants produits à Taïwan. Natacha Tréhan, maître de conférences et chercheur à l'université Grenoble Alpes, invite en premier lieu à se préoccuper de la bipolarisation du monde entre le bloc américain/occidental et le bloc chinois et ses alliés « Cela va poser des problèmes au niveau des semi-conducteurs mais aussi au niveau des datas. En effet, les lois chinoises sur la sécurité et la protection des données rendent quasi-impossible le stockage et le traitement des données hors de Chine. Cela va complexifier la gestion et la sécurisation des supply chains », expose-t-elle. Olivier Storch, directeur général adjoint chez CEVA Logistics parle également des tensions dans le golfe de Guinée, le détroit de Malacca mais également de l' « Inflation Reduction Act », adopté cet été aux États-Unis, qui prévoit des subventions à destination des industriels américains et pourrait bouleverser les échanges.
Cultiver une approche industrielle du risque et une "nouvelle" relation fournisseur
Le cabinet Kepler propose à ses clients la méthodologie AMDEC (pour analyse des modes de défaillances, de leurs effets et de leur criticité), une approche industrielle qui a été adaptée aux risques fournisseurs. « Dix grands types de risques sont étudiés, allant du juridique au financier en passant par la RSE, la cybersécurité ou encore les risques naturels. Ils ont ensuite priorisé en fonction de leur récurrence, probabilité et impact et un plan de continuité est construit », décrit Joe Awad, directeur au sein du cabinet Kepler. Dans ce contexte, pour être le plus conscient possible des risques fournisseurs encourus, les entreprises essaient d'avoir la vision la plus complète possible de leur supply chain, du fournisseur de rang 1 au fournisseur de rang n. « L'enjeu principal est la visibilité : on cherche à limiter l'effet d'opacité des crises », avance Michel Lachkar. David Rigault prône quant à lui l'adaptabilité, arguant du fait qu'on ne peut pas tout prévoir. « Il s'agit d'adapter ses processus pour être plus réactifs. On parle par exemple de S & OE, qui est un executive S & OP avec des horizons plus court terme. Les entreprises augmentent également leurs capacités », explique-t-il.
De nouveaux process doivent donc voir le jour pour sécuriser les approvisionnements. Soulignons aussi un des points avancés par Bruno Kloeckner, à savoir l'évolution de la relation client-fournisseur, qui doit devenir plus partenariale. C'est la direction que prend le groupe Le Duff qui cherche à établir des partenariats de long terme avec ses prestataires. « Cela permet de dépasser la relation transactionnelle pour chercher des solutions ensemble », indique Olivier Grouet, directeur de la supply chain du groupe. Une relation qui passe aussi par donner de la visibilité à long terme aux fournisseurs.
Innovation ça rime bien avec décarbonation
Un autre sujet incontournable lorsqu'on parle de supply chain est la RSE et plus particulièrement la décarbonation. « Notre étude annuelle sur la supply chain révèle que 90 % des directeurs supply chain ont une feuille de route RSE ou sont en train d'en définir une. Alors qu'il y a deux ans tout le monde se demandait quoi faire », remarque David Rigault. Il confirme que le sujet prioritaire concerne les émissions carbone. Ainsi, GT solutions a opté depuis 2008 pour des véhicules au gaz et réfléchit aujourd'hui à d'autres énergies comme l'électrique ou l'hydrogène. « Cela permet non seulement de répondre aux attentes des clients mais aussi d'être en phase avec les zones à faibles émissions (ZFE) », raconte Frédéric Vorel, directeur commercial de l'entreprise. Le groupe forme aussi les chauffeurs à l'éco-conduite. Du côté de XPO France, en plus de l'électrification de la flotte de véhicules, et l'intensification du mix-énergétique (gaz, biogaz, diesels de synthèse, agro-carburant...), l'entreprise a un recours accru au reconditionnement de véhicules « Cela permet de limiter nos consommations de ressources en prolongeant la durée de vie de nos équipements », rapporte Bruno Kloeckner qui dit également installer des panneaux solaires sur les bâtiments. Tout comme CEVA Logistics qui a équipé de panneaux solaires ses entrepôts. « Nous devons continuer à trouver des moyens de décarboner mais aussi mettre en place une traçabilité de cette décarbonation dans un système auditable et opposable à des tiers », juge Olivier Storch.
Cette décarbonation, sur la supply chain, doit évidemment concerner les prestataires., le fameux scope 3. « Nous mettons en place avec nos clients des programmes pour réduire l'empreinte carbon chez les fournisseurs clés. Cela passe par un bilan carbone, pour avoir une base de référence, puis par des workshops qui permettent de définir un plan de réduction des émissions », précise Joe Awad. Ce défi environnemental est surtout guidé par les évolutions réglementaires, et en particulier la CSRD. « La décarbonation de la supply chain devient un pré-requis pour continuer à faire du business en Europe et avec des partenaires européens. Il faut être capable de proposer un bilan carbone avec des objectifs de réduction de CO2 », juge Natacha Tréhan.
La CSRD va aussi obliger à faire des progrès en matière de biodiversité et de gestion de l'eau. « L'eau va de plus devenir une ressource rare qui va orienter les supply chains : dans le textile, par exemple, il y a beaucoup de sous-traitance dans des pays comme l'Inde, la Chine qui font face à de réelles pénuries d'eau », rapporte Natacha Tréhan. Elle cite des entreprises comme Nike et Ikea qui investissent dans des entreprises qui développent des techniques de teinture sans eau et sans produit chimique : l'objectif sera ensuite d'imposer ces nouvelles technologies aux fournisseurs ; une relation tripartite est en train de se mettre en place. « L'innovation va être clé pour réduire les impacts climatiques et travailler sur l'adaptation aux changements climatiques », pense Natacha Tréhan.
Bots, IA et satellites à grand renfort de la supply
Les nouvelles technologies peuvent en effet permettre de répondre aux différents défis que nous venons d'exposer : climat, gestion des risques mais aussi visibilité. « Les algorithmes d'intelligence artificielle défloutent le plus possible l'image de la supply chain. L'enjeu est d'avoir une vision à 360 degrés de sa chaîne d'approvisionnement, de la comprendre le plus largement possible, du début à la fin », indique Michel Lachkar. Ottavio Rivelli, managing director chez Körber France pense que l'intelligence artificielle n'en est qu'à ses débuts. « Aujourd'hui, elle aide à ordonnancer des entrepôts ou à lancer des vagues de commandes de préparation mais les impacts dans les années à venir seront plus grands », pense-t-il.
Notamment si elle est associée aux satellites ? « Le coût des technologies satellites deviennent abordables et, associées à l'intelligence artificielle, elles permettent de réaliser des analyses d'une précision extraordinaire et de mettre en place des plans d'action », explique Natacha Tréhan. Les technologies satellites peuvent en effet non seulement permettre de mieux gérer les flux mais aussi de répondre aux problématiques de biodiversité et gestion de l'eau. « La CMA CGM investit dans des opérateurs satellites pour développer des solutions de routage maritime intelligent. Pour moi, l'avenir du transport terrestre se joue dans l'espace », énonce-t-elle. Concernant la question environnementale, Natacha Tréhan parle de systèmes satellitaires mis en place par les agences spatiales brésiliennes et européennes pour surveiller la déforestation de la forêt amazonienne ou encore les ressources en eau et les fuites de méthane en Europe.
Les robots peuvent aussi aider la supply chain à relever certains défis : citons ceux d'Exotec qui vont chercher des produits sur des étagères pouvant aller jusqu'à douze mètres de hauteur. Cela évite aux employés de se déplacer et de monter chercher des produits en hauteur mais permet aussi de s'adapter à la charge de travail en employant plus ou moins de robot mais encore de stocker plus de produits dans un plus petit espace et donc de s'installer en zone urbaine. Face à de telles innovations, il n'est pas étonnant que l'étude de PwC sur la supply chain révèle que 87 % des directeurs supply chain déclarent que la technologie a un impact sur leur travail. « Beaucoup mettent en oeuvre des plans de transformation digitale », rapporte David Rigault.
Des plans de transformation qui ne doivent pas uniquement consister en l'acquisition d'outils. « La digitalisation est tout sauf une question d'outils. La maturité digitale, c'est-à-dire les compétences en place, les process, l'architecture, a plus d'impact que les outils sur la résilience de la supply chain », pointe Salomée Ruel, professeure associée en Supply Chain Management à Kedge Business School, incitant les entreprises à ne pas entrer dans la course à la digitalisation mais à se poser les bonnes questions et à laisser une grande place à l'humain. C'est le constat qu'a fait Olivier Grouet qui étoffe ses équipes informatiques et vient d'embaucher un CDO depuis quelques mois pour mieux gérer la data liée à la supply chain du groupe. « Il faut avoir les bons modèles, les bons algorithmes, et surtout les comprendre, les maîtriser, les mettre à jour », avance-t-il.
Promouvoir l'inclusion dans un contexte hypertendu de 50 000 ETP dans la livraison
La supply chain ne pourra en effet pas relever les différents défis qui l'attendent sans ressources humaines adaptées. Le recrutement est à ce titre sans doute le premier des défis. C'est en tout cas ce que pense Olivier Grouet, pointant qu'il manque par exemple aujourd'hui entre 50 000 et 60 000 chauffeurs-livreurs. « Nous faisons presque tous les jours face à des retards de livraisons liés au fait qu'un chauffeur ne s'est pas présenté à son poste chez l'un de nos prestataires », raconte-t-il. Pour faire face à cette problématique, GT solutions a développé une école de formation intégrée, qui existe depuis les années 60. « Nous l'avons fait évoluer il y a 3 ans en nous associant avec l'organisme de formation AFTRAL. Cela nous permet d'attirer des jeunes mais aussi des personnes en reconversion », indique Frédéric Vorel. Le groupe joue aussi sur les possibilités d'évolutions en interne : les conducteurs peuvent devenir à terme chefs de groupe, ce qui leur permet de se projeter au-delà du métier de conducteur. La société soeur GT Logistics a quant à elle choisi un management bienveillant. « Les gens se sentent bien et restent », valorise Rodolphe Cavagliéri, directeur général de l'entreprise, mettant en avant le label « Great Place to Work » obtenu par sa société.
Salomée Ruel parle d'inclusion sociale, l'entreprise devant s'ouvrir, pour mieux recruter, à des profils traditionnellement moins sélectionnés par les employeurs. Cela peut être des immigrés, comme le met en avant Natacha Tréhan (qui invite à s'inspirer de la politique migratoire de notre voisin allemand), mais aussi des femmes ou encore des personnes en situation de handicap « Il faut mener une réflexion sur ces publics. Les femmes par exemple ne postulent pas parce qu'il y a un imaginaire d'environnement masculin qu'on a du mal à déconstruire », remarque la professeure. L'aspect social de la RSE n'est donc pas à négliger, au même titre que l'aspect environnemental. La RSE est sans doute le véritable défi de la supply chain à court et à long terme.
« RETROUVER LA FLEXIBILITÉ »
Pour s'adapter à la nouvelle donne, finis les sites de production éloignés chez BSH Electroménager (Bosch, Siemens...). « On cherche à retrouver de la flexibilité et la maîtrise de notre chaîne logistique, ce qui passe notamment par rapprocher les sites de production des entrepôts », indique Gabriel Schumacher, le directeur logistique. Une façon, également, de réduire l'empreinte carbone, un de ses chevaux de bataille. Il oeuvre pour le report modal et a mis en place un opérateur ferroviaire de proximité qui permet aux entrepôts français d'être livrés à 90 % par voie ferrée. « Pour la Turquie, on est à 75 %. Et je suis en train de relier par voie ferrée nos trois usines en Pologne », raconte Gabriel Schumacher. Il s'attache aussi au dernier kilomètre : « On optimise le transport en remplissant les camions, repensant les tournées, mutualisant avec d'autres entreprises... ». Un autre sujet prioritaire est de faire des fournisseurs des partenaires. « Cela passe par des contrats plus longs mais aussi par dépasser les relations purement financières pour s'accompagner mutuellement », décrit-il. Une philosophie appliquée aussi en interne : le groupe possède une école de formation avec des simulateurs de conduite de chariots.
Gabriel Schumacher, directeur logistique de BSH Électroménager
Le cuivre, ressource hautement pénurique
« On va vers un monde tout électrique mais sans être capable de fournir suffisamment de cuivre, pourtant essentiel à l'électrification. Le déficit est de 50,5 millions de tonnes sur les huit prochaines années », pointe Natacha Tréhan. Pour sécuriser leurs approvisionnements, des CPO réfléchissent ainsi à la création de filières de recyclage du cuivre