Dompter les risques de pénurie
Des pénuries touchent presque tous les secteurs et industries. Olivier Tcheng, spécialiste des achats et de la supply chain, et Julien Peuscet, spécialiste en gestion des risques et des prix, expliquent comment les maîtriser et s'adapter plutôt que subir la volatilité des prix.
Je m'abonneLes différentes pénuries qui paralysent l'industrie à l'heure actuelle semblent incontrôlables et interminables. Pour tenter de maîtriser ce risque, Olivier Tcheng, spécialiste des achats et de la supply chain chez Pwc France et Maghreb, a préconisé, lors d'un webinair récemment organisé par le CNA, de mettre en place un plan en trois étapes : "La première étape, c'est l'identification. Nous devons analyser l'ensemble des risques de pénuries de matières premières sur toute la chaîne de valeur." Cette analyse, a-t-il précisé, doit se prolonger sur l'ensemble de son secteur d'activité, au-delà de son entreprise, pour avoir une vue globale. Et de souligner que de nombreuses problématiques apparaissent au fur et à mesure que le monde change qui rendent l'anticipation des risques plus ardue : "Les chaînes de valeur sont de plus en plus complexes et soumises à des risques multiples et variés ; ces facteurs il faut les connaître afin d'actionner les leviers pertinents." Olivier Tcheng s'est notamment arrêté sur les réglementations, en citant l'exemple de l'Union Européenne qui a voté en janvier dernier une loi d'éthique pénalisant les industries qui se sourcent en minerais provenant de zones de conflit.
Au-delà des questions légales, la RSE prend elle aussi de plus en plus de place dans la manière de travailler des entreprises. Olivier Tcheng a insisté sur ce point : "Il y a de nombreuses conséquences au réchauffement climatique, de la montée des eaux à la sécheresse, l'impact sur les industries va être très important. Le transport aérien et maritime va aussi être impacté car soumis aux futures réglementations sur les émissions de CO2." En plus des problématiques de neutralité carbone, l'explosion de la demande de matériaux verts tend la supply chain.
Pour préserver les ressources de la planète, l'expert a encouragé les acteurs économiques à favoriser "l'optimisation" : à travers le recyclage et l'économie circulaire, il est possible, d'économiser les matières premières, et ainsi de ralentir les risques de pénurie. Et de promouvoir une démarche de filière : "la principale stratégie est celle qui est commune : On ne peut pas réfléchir en termes d'entreprise, il faut avancer ensemble, par secteur et par besoin."
Après l'étape d'analyse vient naturellement celle de la prévention. "L'une des premières actions à mener est d'avoir une bonne connaissance de ses fournisseurs en réalisant des audits sur l'ensemble des risques qui peuvent intervenir." Olivier Tcheng a alors mis l'accent sur l'importance de l'audit et de la collaboration entre client et fournisseur. "Il est primordial d'avoir une supply chain bien intégrée et collaborative avec ses fournisseurs, et de mettre en place une stratégie lorsque apparaît une fragilité, couplé à une politique de multi-sourcing et un travail de collaboration avec les équipes produits sur la conception afin de réduire le besoin en matières premières à risques." Cette prévention passe aussi par la contractualisation, qui reste un moyen de sécuriser le long terme, notamment en ajoutant des clauses de priorité fournisseurs en cas de pénurie.
Pour l'étape finale qu'est la "correction", Olivier Tcheng prône la mise en place des stratégies définies lors de la deuxième étape : "utiliser les stocks stratégiques et le système d'allocation aux clients prioritaires."
Des prix volatiles
Ces crises que traverse l'industrie créent une volatilité des prix intense. Certaines matières premières y ont toujours été sujettes, mais aujourd'hui ce phénomène tend à s'amplifier et touche la plupart des acteurs des chaînes de valeur. "Même si nous n'en achetons pas directement, nous sommes tous dépendants des matières premières et de leur fluctuation."
Pour Julien Peuscet, spécialiste en gestion du risque de prix dans le secteur des matières premières chez Pwc France et Maghreb, il existe deux types de risque : exceptionnel et quotidien. "Dans certains secteurs le risque lié à la volatilité des prix de matières premières est un risque quotidien alors que pour d'autre il est exceptionnel. Il faut cependant rester vigilant car l'évolution d'une structure de marché peut entraîner la transformation d'une situation extrême à ordinaire."
Julien Peuscet a toutefois relativisé : "Toute activité comporte des risques mais crée aussi des opportunités. Il faut choisir le niveau de risque avec lequel on est confortable et saisir les possibilités de sécurisation de prix lorsqu'elles se présentent." Selon lui, pour gérer au mieux la volatilité sur les marchés il faut déployer une stratégie en trois étapes : mesurer, piloter et innover. L'objectif final étant avant tout de sécuriser une marge pour l'entreprise et de déployer une stratégie de prix permettant de synchroniser les achats et les ventes, en sommes : "avoir un plan réfléchi avant d'avoir des problèmes."
Quant à savoir si la crise actuelle est durable ou uniquement conjoncturelle.... "Nous n'avons pas de boule de cristal", a commenté Olivier Tcheng, "mais nous observons deux grands phénomènes, la transition écologique et la transition digitale, pour les secteurs impactés par ces tendances, la crise ne peut pas se résoudre en quelques mois."
Causes et facteurs des pénuries
Une pénurie peut être causée par de nombreuses problématiques. Géopolitiques, comme celle du bois qui trouve son origine dans le conflit américano-canadien et qui pousse les États-Unis à se fournir en Europe, épuisant les stocks du continent. Dans le cas du PVC, c'est une vague de froid qui a paralysé le Texas, principal producteur de cette matière. La réglementation est une problématique grandissante pour l'industrie. Les règles définies par les pouvoirs en place "vont prendre de plus en plus d'ampleur d'années en années", a commenté Isabelle Carradine, spécialiste de la transformation des achats chez Pwc France et Maghreb, qui a repris l'exemple de la pénurie d'oeufs en 2017, causée par un changement brutal de réglementation.
Selon Olivier Tcheng, il y a sept principaux facteurs de pénurie : la capacité de production (l'offre face à la demande), le transport et la logistique, le "sanitaire", l'environnement et le climat, la géopolitique et la réglementation, la cybersécurité et la financiarisation des marchés. Tous ces facteurs peuvent être classés en deux catégories ; l'une est structurelle, l'autre est conjoncturelle. Une crise structurelle a des racines profondes et dure dans le temps. La crise conjoncturelle, pour sa part, ne dure qu'un temps puisqu'elle est liée à un événement ponctuel, comme le blocage du Canal de Suez. Mais entre les deux, la frontière peut être ténue, comme la Covid l'a démontré : "Nous pensions que cette crise serait ponctuelle, mais elle devient structurelle", a commenté Olivier Tcheng. "Le développement des maladies va être un sujet de risque important dans les années à venir."
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