Digitalisation - Les directions achats face à l'urgence de la transformation
La 4e édition de l'enquête UX Achats souligne l'importance de faire évoluer les outils pour conjuguer maîtrise des risques et efficacité globale. Dans le contexte d'une économie mondiale convalescente, les innovations technologiques font figure de remède adapté au "monde d'après".
Je m'abonneLa digitalisation des achats connaît à l'heure actuelle une croissance moyenne annuelle de 10%. De nombreux spécialistes du domaine évoquent l'expression "achats augmentés" en décrivant le marché à l'horizon 2025, signe de l'entrée de la fonction dans une nouvelle ère. Si l'année 2020 restera dans l'Histoire pour son contexte de crise sanitaire et économique sans précédent, elle ne semble pourtant entacher en rien la progression promise vers une intégration technologique massive.
La quatrième édition de l'enquête annuelle réalisée par Media Dell'Arte pour Décision Achats, en partenariat avec le CNA, révèle que pour 91% des décideurs interrogés, il est absolument indispensable que l'activité de l'acheteur s'appuie sur les outils digitaux. La prise de conscience sur ce plan fait donc figure d'évolution acquise. Pour autant, 40% d'entre eux n'utilisent de solutions digitales qu'occasionnellement, voire jamais. Un constat d'autant plus surprenant qu'ils sont près de 90% à évoluer dans des ETI et des grandes entreprises et organisations publiques. Ludovic Beribos, associé au sein du cabinet de conseil spécialisé dans les achats EPSA, constate que "les bouleversements occasionnés par la crise du Covid-19 n'ont fait qu'accélérer les projets de transformation digitale, et ce mouvement de fond va désormais se poursuivre." Il souligne que "les entreprises ayant déjà des outils e-achats ont été plus résilientes au plus fort de la crise sanitaire." Claude Moins, directrice pôle solution chez Jaggaer, remarque aussi un coup d'accélérateur ces derniers mois en matière de planification de projets IT et d'utilisation logicielle achats.
Des maux révélés par la crise sanitaire
Les effets du Covid-19 et du confinement ont mis en exergue des lacunes dans plusieurs domaines essentiels. La nécessité et l'urgence d'y remédier semblent désormais dans toutes les têtes. "Dans 100% des demandes que nous avons depuis plusieurs mois, l'axe fournisseurs et la gestion du capital fournisseurs suscitent un intérêt systématique : le dépôt de documents, les mises à jour, la performance fournisseurs mesurée au niveau des entreprises elles-mêmes, de chaque contrat, au niveau des prescripteurs, l'interfaçage avec les ERP, les bases externes relatives à la santé financière sont autant d'évolutions souhaitées, tout comme le suivi relationnel de manière générale (gestion du paiement des factures, plans d'action correctifs proposés, etc.). L'objectif est de pouvoir mieux piloter, mieux prévoir l'activité", détaille Claude Moins.
À la faveur du contexte de crise actuel, les entreprises mais aussi les États et administrations se rendent compte de l'intérêt de l'automatisation et de la valorisation de l'information via la technologie, à l'image de la signature électronique. Yannick Huon, associé du cabinet EPSA, estime que "l'accélération actuelle de l'appropriation des outils s'explique par la volonté de mieux sécuriser les approvisionnements. Toute la zone Asie-Pacifique est source d'avantages économiques, mais aussi de nombreux problèmes de fiabilité. Le risque d'image ne doit pas être négligé." 52% des personnes sondées dans le cadre de l'enquête menée cet été, estiment qu'il faut repenser totalement la gestion du risque fournisseurs et s'équiper d'outils de nouvelle génération à hauteur de ce challenge.
Isabelle Carradine, associée spécialiste de la transformation de la fonction achats au sein de PwC, ajoute que les problèmes d'approvisionnement s'expliquent en grande partie par la méconnaissance des bases fournisseurs. Si le déploiement d'outils innovants forme une réponse à cet écueil, le moment n'est pas forcément le plus propice à des investissements technologiques qui peuvent être lourds. "C'est pourquoi nous avons décidé de proposer des modules coeurs de nos fonctionnalités, pour une mise en place, un déploiement et des ROI plus rapides. L'entreprise cliente peut aussi bénéficier du report du paiement des licences. Cela a occasionné une croissance pendant les derniers mois aux États-Unis, au Royaume-Uni, en Italie. Une tendance qui devrait désormais se poursuivre en France", confie Claude Moins.
Les supply chain, à l'aube d'une révolution ?
48% des interlocuteurs interrogés soulignent par ailleurs qu'il faut changer vraiment de regard et d'habitudes sur ce qui a trait à la RSE et au développement durable, et demander aux éditeurs des outils allant dans ce sens. Ils sont aussi 44% à insister sur le fait que rien ne sert d'acheter si on ne peut être livrés. Ils affirment l'urgence de disposer d'une visibilité totale et même d'une inclusion forte entre les achats et la supply chain. "Les fournisseurs de rang 1 sont généralement pris en compte dans les processus de contrôle et de suivi, mais on a tendance à oublier les fournisseurs de rang 2 ou 3. Aller au-delà du rang 1 est aujourd'hui tout le défi. C'est la clé pour vraiment sécuriser. Les contrats doivent intégrer des éléments concomitants avec des éléments structurants. Ils doivent intégrer l'audit, l'évolution des acteurs sur un certain nombre de critères", assure Yannick Huon.
Rappelons que le cadre réglementaire français et européen implique les sous-traitants de tous rangs. Se préoccuper des fournisseurs de rang 2 et 3 n'est donc pas une simple option. Le suivi des livraisons, la gestion des litiges et la remontée d'informations associées, la prédictibilité, le traçage des informations doivent dès lors être au coeur des préoccupations. "Les agrégateurs de contenus jouent un rôle majeur sur ce plan", souligne Ludovic Beribos. "Ils apportent des informations déterminantes sur la santé, le risque."
Disposer d'une base de données permettant de changer facilement de fournisseurs le jour où l'un d'entre eux est défaillant est essentiel. Isabelle Carradine insiste sur le fait que, s'il faut faire des choix dans les projets de digitalisation de la fonction achats, "l'amont est bien plus prioritaire que l'aval. C'est essentiel, d'autant que ces projets amont ne sont pas les plus chers et sont des initiatives à forte valeur ajoutée. C'est aussi plus que jamais un enjeu d'attractivité." Elle cite l'exemple d'une "grande entreprise du secteur automobile qui, au plus fort de la crise du Covid-19 au printemps dernier, n'a pas eu le moindre souci en raison d'une maîtrise poussée de la supply chain et des profils fournisseurs."
Les prises de conscience des mutations à opérer conduisent à des situations inédites: "pour la première fois de ma carrière, j'ai vu récemment un conseil d'administration d'un grand groupe demander à ce que des processus de maîtrise des risques fournisseurs soient mis en place."
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Le partage d'information, clé de la sécurisation des échange
"Comment ont vécu les fournisseurs au plus fort de la crise ? Quel est l'état des lieux de leur santé ? Comment je questionne ma base pour obtenir des réponses dans ce sens ? Ces questions essentielles sont à poser rapidement. Il importe de s'appuyer sur les utilisateurs et prescripteurs pour avoir un bilan clair, et pouvoir se projeter dans les décisions à prendre", estime Cédric Guillouet, directeur conseil chez Oxalys Technologies.
Le croisement de ces informations avec des bases externes de type Altares s'avère très utile, car la capacité à payer, le respect des délais, les analyses indépendantes permettent d'être certain que les fournisseurs communiquent sur des données réelles relatives à leur état de santé, leurs difficultés... Au bout du compte, il importe de pouvoir établir des liens concrets sur la vitesse à laquelle le fournisseur présent dans une zone très touchée comme les États-Unis, le Brésil peut véritablement fournir ses produits, grâce aux outils et à la détection de signaux faibles. Cédric Guillouet indique que "des solutions peuvent être identifiées au niveau des achats, mais peut-être aussi au niveau marketing ou autres. Communiquer avec les autres collaborateurs joue également un rôle important." Les outils intégrant les informations du fournisseur au transporteur jusqu'à l'utilisateur final présentent un intérêt tout particulier."Il en va de la maîtrise de l'ensemble de la chaîne d'approvisionnement, dans le but de disposer des données essentielles de localisation, de risques, de délais à toutes les étapes. Des solutions innovantes se développent sur ce plan", poursuit-il.
Une intégration inévitable des technologies de pointe
Conjuguer au mieux sécurité et efficacité ne se fera vraisemblablement qu'avec l'intégration de technologies avancées telles que l'intelligence artificielle, le prédictif, la robotisation. À l'heure actuelle, 79 % des décideurs qualifient le bénéfice opérationnel des innovations les plus avant-gardistes intégrées à leur outil de faible ou nul, traduisant la marge de manoeuvre importante qui subsiste dans ce domaine. Les attentes s'affirment pourtant d'année en année: ils sont 36,5 % à souhaiter rapidement le déploiement d'une digital workplace complète, intégrée, personnalisable et utilisable partout. "Nous utilisons une fonctionnalité d'intelligence artificielle pour diriger la conception de nos recettes mettant à profit des fruits et légumes de saison qui nous orientent vers des chaînes d'approvisionnement courtes. Pendant la crise sanitaire au printemps dernier, nous avons ainsi su être agiles pour exploiter les produits de l'agriculture locale", illustre Ruxandra Ispas, directrice des achats et de la logistique d'Elior Group.
Les capacités de prévisions sont également au coeur des enjeux. Une évolution par étapes est recommandée dans ce domaine. "Avant de parler de prédictif, on parle de descriptif, en mettant à profit des algorithmes destinés à établir des corrélations. La connaissance de l'historique des fournisseurs, les données météorologiques, les dates et contraintes de livraison et bien d'autres données similaires constituent des leviers de négociation. Dans un deuxième temps, le prédictif consiste à analyser l'évolution de la relation avec le fournisseur. Enfin, grâce au volet prescriptif, il est possible de savoir précisément quel est le fournisseur au meilleur prix avec le meilleur produit à un instant donné, en fonction de ses objectifs et priorités", décrit Philippe Harel, AI Practice Director chez Umanis.
Pour Isabelle Carradine, la blockchain est également soumise à un bel avenir : "au-delà de la technologie en soi, la méthode permettant de tracer les produits depuis leurs origines jusqu'au client final, intéresse bon nombre d'entreprises. L'intérêt est très fort en matière de maîtrise des risques."
La fonction achats, en pleine redéfinition
Si par le passé elle se résumait souvent à un centre de coûts, la fonction achats représente aujourd'hui un centre de profits et de création de valeur. Pour Ruxandra Ispas, "la crise récente a eu un effet de rapprochement entre les services et les métiers. On constate une prise de conscience de l'importance de la collaboration pour aboutir à une meilleure maîtrise globale des approvisionnements." Les échanges décloisonnés et la valorisation des données sont une clé de la réussite future. Or, seuls 22% des responsables estiment de façon catégorique que leur outil est synonyme de bénéfices en matière de partage de l'information avec les fournisseurs et partenaires.
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"Les attentes sont fortes pour prioriser la transformation digitale dans les entreprises et faire évoluer les manières de travailler dans un sens plus constructif en mettant à profit les grandes quantités de données disponibles au sein des organisations", remarque Bruno Pinon, CTO Digital Workplace au sein de l'entreprise Fujitsu.
L'adhésion des collaborateurs dans un contexte de modernisation technologique implique un accompagnement et une proximité humaine qui peuvent se faire sous l'impulsion de la direction des achats. "Pour enchanter l'expérience et se donner les meilleures chances de transformation réussie, il s'agit de coupler l'humain et la technologie. Il importe de lancer des petites itérations permettant de constater rapidement des résultats, des nouveaux gains : par exemple, on contacte les collaborateurs pour les prévenir des renouvellements de produits envisagés, en leur demandant quels sont leurs obstacles éventuels, leurs souhaits majeurs, leurs difficultés. L'inclusion contribue ainsi à l'amélioration de la performance", explique Bruno Pinon.
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Impliquer l'utilisateur final dans le projet de transformation
Si l'état de l'art technologique permet de répondre aux défis actuels des fonctions achats et supply chain, des obstacles subsistent au niveau de l'utilisation des solutions par les intéressés. Seuls 43% des interlocuteurs confient avoir été totalement informés des bénéfices de leur outil. Ils sont 47% à n'avoir été que très peu consultés, voire pas du tout, au moment du choix de la solution. Enfin, une formation totale à l'outil n'a été dispensée que dans 37,5% des cas. "Intégrer toute la chaîne de valeur dans la suite achats est un des grands défis. Souvent, ce sont des briques fonctionnelles déjà existantes qu'il s'agit de rapprocher, d'interconnecter entre elles. L'utilisateur final doit être au coeur des évolutions dans l'organisation. La simplicité, l'agilité, l'intuitivité deviennent dès lors des points cruciaux", estime Yannick Huon. Claude Moins constate que "la facilité d'usage est davantage demandée que des améliorations fonctionnelles. La réduction du nombre de clics, l'ergonomie, la capacité à poser une question au logiciel dans un langage naturel sont des évolutions nécessaires et attendues."
Pour Philippe Harel, "il faut des champions au niveau des métiers qui soient des relais visant à favoriser l'adoption. Mettre l'accent sur les cas où la technologie peut avoir ses limites est une démarche pertinente, car sinon il y aura d'emblée un climat de défiance. Il importe d'expliquer d'emblée que la contextualisation, l'intégration de situations spécifiques sont très difficiles pour un algorithme. C'est là où l'humain, c'est-à-dire le collaborateur, représente une vraie valeur ajoutée."
RSE, pierre angulaire des décisions d'achats
La gestion des informations et indicateurs relatifs au développement durable et aux enjeux RSE gagne du terrain : parmi les acteurs répondants de l'enquête et outillés en solutions e-achats, ils sont 28% à disposer de fonctionnalités logicielles dans ce domaine depuis 3 ans, 44% depuis 1 à 3 ans, et 28% depuis moins d'un an.
Le groupe multinational Elior, spécialisé dans la restauration collective, fait partie des acteurs pour qui la dimension RSE représente un enjeu stratégique central. Ruxandra Ispas, directrice des achats et de la logistique de l'entreprise, illustre comment ces initiatives se traduisent concrètement :
"Nous sommes en train d'intégrer le nutriscore pour apporter des garanties nutritionnelles de manière systématique. Nous avons mis en place une offre de fruits et légumes de saison, ce qui implique des circuits plus courts, davantage de produits des marchés locaux. Il en résulte un intérêt écologique et des rentrées d'argent plus rapides. Il s'agit aussi de tenir compte des variations saisonnières. 2020 par exemple est une année à fruits jaunes comme les pêches. Les outils digitaux ont alors vocation à proposer des produits adaptés aux spécificités de chaque année, pour élaborer les menus adaptés." L'impact environnemental, l'impact carbone, l'impact sur le bassin d'emploi de la région concernée sont autant de critères qui demandent des outils logiciels adaptés pour être efficace sur ce plan.
Opération relocalisation
Si les collaborations lointaines sont attractives en termes de coûts, "elles sont fréquemment synonymes de délais d'approvisionnement trop longs, d'une non maîtrise du risque et de la qualité, ainsi que d'un manque de transparence", résume Yannick Huon. "Nous travaillons aux côtés des directions achats sur des plans de relocalisation au niveau européen. Travailler sur un Demand planning plus juste est désormais essentiel. Les EPI (Équipement de protection individuel), le domaine de la santé, le domaine pharmaceutique, chimique, mais aussi le textile, l'automobile figurent parmi les principales activités où l'on cherche des nouveaux points d'amélioration de la chaîne d'approvisionnement. On peut parier que l'on accepte de payer plus cher pour obtenir ces garanties."
Le rapprochement entre But et Conforama, visant à créer un géant du meuble français avec une chaîne de fournisseurs restructurés et relocalisés, est un symbole de cette tendance. Claude Moins cite l'exemple récent d'un fournisseur de draps peu chers pour les hôpitaux, mais de mauvaise qualité, désormais remplacé par un fournisseur local.
Pour Cédric Guillouet, "la relocalisation peut être pertinente, même économiquement, si on met toutes les notions dans la balance, comme l'exposition au risque."