La préférence régionale ou l'arlésienne des achats publics
Au coeur des récentes déclarations politiques, la préférence régionale dans les marchés publics réapparaît. Comment favoriser l'achat local et privilégier les TPE-PME de son écosystème régional sans franchir la ligne rouge du code des marchés publics ? Le point sur les solutions qui existent.
Je m'abonnePréférence régionale, achat local et/ou de proximité. Ces thématiques reviennent en force dans le débat politique. Ainsi, Laurent Wauquiez (président de la région Auvergne-Rhône-Alpes) qui veut mettre en place "une préférence locale" en "rusant avec le code des marchés publics", ou Arnaud Montebourg qui promet 80% des marchés publics aux PME françaises ou encore Christian Estrosi (président de la région Paca) qui a fait voter une délibération instaurant "la préférence régionale"... Les déclarations politiques sur le sujet de l'achat local sont légion. "Le sujet de la préférence régionale dans les marchés publics est une arlésienne. Mais il faut distinguer le discours politique du discours juridique", prévient Me Raphaël Apelbaum, avocat associé, département droit public & commande publique chez LexCase.
Discours politique versus réalité juridique
Dans son édito de décembre 2016, intitulé "De publicarum procurationum enferno" (De l'enfer des marchés publics), Jean-Lou Lemaindre, président de l'association des acheteurs publics (AAP) ironise sur ces prises de position. "Ces propositions sont tout à fait réalisables à condition de renégocier l'AMP (accord pris dans le cadre de l'OMC), les directives européennes, notre constitution ainsi que divers décrets et ordonnances... Et je ne parlerai pas des CETA, TAFTA et autres traités en cours de discussion ou de ratification. Sans ces quelques petits aménagements, on ne peut pas demander aux acheteurs publics de réserver 80 % des marchés publics aux opérateurs locaux sans préparer un marché transversal d'achat d'oranges qui leur seront portées pendant leurs gardes à vue puisqu'à ma connaissance, l'article 432-14 du code pénal est toujours d'actualité." C'est un fait, il n'existe pas de cadre juridique français ou européen sur la préférence régionale étant donné qu'un tel cadre signifierait la fin du marché commun et la fin de la libre circulation. Les règles du marché commun mettent sur un pied d'égalité les entreprises européennes qui veulent postuler à des marchés publics de l'Union européenne...
Cependant, "il n'est pas illégal de parler de préférence régionale, c'est un objectif politique louable. Et c'est un discours légitime au regard des difficultés économiques... Il faut continuer dans ce discours mais ne pas l'écrire noir sur blanc dans des clauses spécifiques", souligne Me Raphaël Apelbaum. Au final, ces prises de positions politiques sont positives car elles traduisent la prise de conscience de l'intérêt des marchés publics comme levier économique du territoire au même titre que les échanges entre les entreprises privées. "On a enfin réalisé la puissance économique des marchés publics", s'enthousiasme Me Apelbaum. La restauration collective est un marché largement concerné par cette problématique d'achat local et/ou de proximité. Sans pour autant franchir la ligne rouge du code des marchés publics, "les critères peuvent être la fraîcheur du produit entre la récolte et la livraison. Cela favorisera de manière directe les producteurs locaux sans pour autant illustrer une illégalité manifeste", conseille Me Apelbaum.
La simplification: condition numéro 1
Parmi les solutions envisagées pour favoriser l'achat local sans pour autant rentrer dans l'illégalité figure, en premier lieu, la simplification. Ce que confirme Me Apelbaum : "Car si on les interroge, 90 % des entreprises trouvent que répondre à un marché public est trop compliqué. Cela peut passer par la bonne publicité auprès des entreprises locales de l'existence d'un profil d'acheteur, un plus grand recours aux MPS... Il faut un meilleur outil d'achat avec plus de publicité auprès des opérateurs privés. Il y a d'énormes efforts à faire qui ne sont pas que juridiques." Un besoin de simplification dont l'État semble prendre conscience. En témoigne la tribune de Jean-Vincent Placé, secrétaire d'État à la Réforme de l'État et à la Simplification parue sur le site de la Tribune.fr, le 11 janvier dernier. "Le "localisme" est en effet prohibé par le code des marchés publics. [...] Reste la volonté. Le gouvernement, auquel j'ai l'honneur d'appartenir, a donc décidé d'agir avec pragmatisme pour proposer aux acheteurs publics des solutions respectueuses de la réglementation et mettre aussi en valeur les productions locales et/ou bio souvent ignorées d'eux." Pour Jean-Lou Lemaindre de l'AAP, "c'est en amont que nous devons nous saisir du problème. Pourquoi les PME ne répondent-elles pas davantage aux marchés? Parce que les marchés publics sont trop compliqués ? Parce que les délais de paiement sont trop longs ? La réponse est souvent bien plus simple : Parce qu'elles ne savent pas... Et le nouveau sourç(age/ing) peut permettre à l'acheteur d'accompagner les TPE/PME dans leur démarche d'apprivoiser cette opportunité qui s'offre à elles." Selon lui, deux raisons peuvent expliquer les difficultés des PME à répondre aux consultations. Tout d'abord, l'accès à la commande publique, qui est souvent vécu comme une source de contrainte pour une petite entreprise. "La quantité des documents exigés pour répondre à une procédure de mise en concurrence peut dissuader les opérateurs, notamment s'ils ne disposent pas d'une équipe dédiée aux appels d'offres, ce qui est souvent le cas dans les petites PME", explique-t-il. Enfin, les prestations à réaliser demandées dans les appels d'offres peuvent dépasser les capacités techniques ou financières d'une entreprise.
MPS, allotissement... des solutions existent
Pourtant, plusieurs axes de travail existent pour attribuer des marchés aux PME: citons l'allotissement, la publicité adaptée, la possibilité d'insérer des clauses en lien avec le développement durable, mais aussi une bonne préparation en amont par l'acheteur de la réponse des candidats ou encore un recours plus massif aux marchés publics simplifiés (MPS). Prenons l'exemple des clauses en lien avec le développement durable. Le nouveau décret marchés publics permet aux acheteurs d'insérer dans leurs contrats des clauses et des critères mettant en avant la promotion des modes de production respectueux de l'environnement ou issus du commerce équitable (circuits courts, produits de saison, produits issus de l'agriculture biologique, etc.). Toutefois, l'acheteur ne peut exiger des candidats qu'ils s'approvisionnent sur telle ou telle partie du territoire, la préférence locale restant interdite. Autres solutions énoncées par Me Apelbaum, "rédiger des cadres de réponses techniques clairs avec des questions précises car sinon on fait perdre du temps aux opérateurs mais aussi à l'acheteur". Enfin, "il faut vraiment renforcer les publicités sur son profil acheteur et sortir du diktat des journaux d'annonces légales. Pour cela, il faudrait que la région centralise toutes les opportunités des marchés supérieures à 25 000 euros sur la base du volontariat des acheteurs publics locaux".
La clause Molière: une fausse bonne idée ?
Parmi les mesures favorisant le recours aux entreprises locales dans la commande publique figure la clause Molière. Soit le fait d'imposer le français sur les chantiers dont la collectivité est maître d'ouvrage ou au moins d'avoir un interprète. Cette obligation qui figure dans le cahier des clauses administratives particulières de ses marchés locaux a été proposée par Vincent You est adjoint au maire d'Angoulême, en charge des finances, des politiques publiques et des fonds européens pour éviter le recours aux travailleurs détachés.
Une mesure déjà adoptée notamment dans les marchés des Hauts-de-Seine. "La clause Molière comme condition d'exécution du marché n'est pas révolutionnaire. Déjà en 2012, le STIF avait illustré la polémique en attribuant un marché public de call center à une entreprise basée au Maroc, suscitant la colère d'Arnaud Montebourg. Ce type de difficultés aurait pu être facilement évitée en exigeant des candidats de disposer des capacités en maîtrise de langue francophone avec un niveau baccalauréat ou équivalent", relate Me Raphaël Apelbaum, avocat associé, département droit public & commande publique chez LexCase. "Quand une personne publique choisit de passer un marché pour la réalisation de travaux par définition elle ne les réalise pas elle-même. C'est l'entreprise et/ou l'entrepreneur en charge du marché qui est responsable de la sécurité. C'est bien que la personne publique s'en soucie mais elle n'engage pas sa responsabilité juridique à elle", explique de son côté Me Céline Rojano, spécialiste de la commande publique au sein de Cornet Vincent Ségurel. "Affirmer la préférence régionale et nationale dans les marchés publics n'est pas légal. Mais au-delà du discours politique, l'argumentaire juridique peut être sérieux s'il est présenté autrement: on vise alors à justifier une telle clause en lien avec la bonne exécution du marché. Par exemple : dans le BTP, pour une meilleure communication sur le chantier et ainsi éviter les accidents et garantir la sécurité, la clause Molière peut être justifiée et donc légale." Pour avancer cet argument, Me Apelbaum conseille, par exemple, de prendre contact avec les inspecteurs du travail de la région (DIRECCTE) et de leur demander la communication des chiffres des accidents sur les chantiers survenus les 12 ou 24 derniers mois. Enfin, "le seul recours utile contre la clause Molière serait le recours au fond contre le contrat car, finalement, elle ne fausse pas la procédure de passation. Soit une procédure qui prendrait plus d'un an devant un tribunal", conclut Me Céline Rojano.
Mise à jour 01/06/2017: Début mai, une instruction interministérielle adressée aux préfets fait état de l'illégalité de la disposition au regard du droit européen. Les 4 ministres signataires appellent les préfets à la "traiter comme telle", en engageant éventuellement des recours devant le tribunal administratif.
[Témoignage] "L'approvisionnement local est une condition intrinsèque de l'objet du marché"
Faire de l'achat direct auprès des producteurs locaux sans en faire la finalité du marché. C'est le défi relevé par la ville de Rennes. Autrement dit, l'approvisionnement local ne pouvant être un critère de sélection du marché, la solution qui a été imaginée a été d'en faire une condition intrinsèque de l'objet du marché. Explication : "Il s'agit d'un marché public dont l'objet est la production de denrées alimentaires destinée aux cantines de la Ville de Rennes mais qui participe à la protection de la ressource en eau du bassin Rennais", explique Wilfrid Clément, chef du service mutualisé de la commande publique de la ville de Rennes et de Rennes métropole. À l'origine du marché, la Collectivité Eau du Bassin Rennais (CEBR), syndicat de production et de distribution d'eau potable sur le bassin rennais qui a sollicité la ville de Rennes afin de faire évoluer les modes de production des exploitations agricoles situées sur les zones de captage d'eau potable du bassin versant rennais. La question était : "Comment, en échange de pratiques écologiquement vertueuses qui protègent la ressource en eau, peut-on garantir aux agriculteurs un débouché de leur production ?" détaille Wilfrid Clément. En effet, la qualité de l'eau est un sujet majeur en Bretagne en raison des nitrates issus de l'agriculture. "En résumé: si vous êtes vertueux, vous aurez des débouchés pour vos produits dans nos cantines publiques", précise le responsable de la commande publique.
Une démarche de progrès avec bonus à la clé
Un lot sur la viande et un sur le lait ont été lancés pour un total de 50.000 euros sur trois ans. Cette réflexion a commencé en 2013 pour aboutir à ce marché expérimental en juillet 2015 en pleine crise agricole. Le groupement de commande est passé entre la ville de Rennes et le CEBR. Dans l'accord-cadre, le producteur s'engage à respecter des pratiques évaluées selon la méthode Idéa (Indicateurs de durabilité des exploitations agricoles) développée par le ministère de l'Agriculture. Le candidat s'engage à faire des progrès pendant la durée du marché. Et si les engagements sont tenus voire dépassés, il peut bénéficier d'une prime.
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L'approvisionnement local, une condition intrinsèque de l'objet du marché
"C'est un marché d'approvisionnement local au final, car l'objet n'est pas la fourniture de denrées mais la protection de la ressource en eau. Or, les zones de captage sont éminemment locales, on ne peut pas les déplacer. Aussi, d'un point de vue juridique, si tous les producteurs peuvent répondre à l'appel d'offres, les denrées doivent impérativement être produites sur le territoire du bassin versant. A priori, seuls les producteurs qui cultivent sur nos zones de captage sont donc en capacité de répondre à notre marché", détaille Wilfrid Clément. Au final, il faut retenir qu'il ne s'agit pas d'un marché de fournitures, mais d'un marché de prestations de services avec tout ce que cela implique. "Le producteur passe du statut de fournisseur à celui de prestataire de services. C'est donc un contrat d'entreprise et non un contrat de vente qui est conclu avec l'agriculteur, ce qui lui permet notamment de sous-traiter. Il revient ainsi au coeur de la prestation ce que nous traduisons par le retour de la valeur ajoutée au producteur. En effet, c'est lui qui pourra choisir ses distributeurs et ses intermédiaires. C'est lui qui va, en quelque sorte, structurer sa filière. En partant de là, on crée les conditions pour faire émerger une filière/structure d'achat local. On en revient à la notion de circuit court tout en se gardant d'en faire un critère. Dans ce marché expérimental, tout est en fait inversé par rapport à ce que l'on connaît habituellement en matière d'approvisionnement d'où l'originalité de la démarche", conclut le responsable de la commande publique de la ville de Rennes.