Achats en innovation : oser prendre des risques
Aujourd'hui, impossible d'innover sans nouer de partenariats avec des entreprises innovantes. Mais ces dernières ne sont pas des fournisseurs comme les autres et nécessitent un traitement particulier. Ce qui nécessite de revoir ses processus achats. Et si innover, c'était prendre des risques ?
Je m'abonneInnover ou mourir : les entreprises n'ont aujourd'hui plus le choix. Et l'innovation ne peut plus se faire uniquement en interne. Manque de moyens, nécessité d'aller vite, complexité... Il est nécessaire de faire ce qu'on appelle de l' "open innovation", c'est-à dire collaborer avec des entreprises innovantes. " L'open innovation se développe pour deux raisons : les budgets pour innover sont très importants, donc autant les partager avec un partenaire. Et les grandes sociétés ont rarement les compétences en interne qui leur permettent de réellement innover ", remarque Sébastien Chaussoy, associé fondateur du cabinet de conseil Cylad. Les entreprises sont donc de plus en plus nombreuses à acheter de l'innovation. Selon une étude Efma-Infosys Finacle, qui a interrogé 140 banques de détail dans plus de 70 pays, 69 % des banques estiment que les start-up pourraient les aider à développer de nouveaux services et, pour 40 % d'entre elles, la solution passe par une collaboration avec les fintech.
Mais comment bien acheter de l'innovation ? Quelle relation lier avec ces entreprises, bien souvent des start-up dont le fonctionnement est éloigné de celui des grandes entreprises ? Et quel est le rôle des achats dans ce processus ? Car les directions innovation ont bien souvent préempté ce domaine au détriment des achats, qui auraient pourtant également beaucoup à apporter.
Hackathon, big data et POC : un sourcing inhabituel
" Il s'agit d'avoir une vision pour que tout le monde ne cherche pas dans différentes directions " - Murielle Le Trocquer, directrice achats et R & D et innovation chez Jacquet Brossard (groupe Limagrain)
Première difficulté des achats en innovation : le sourcing. Ce qui nécessite de bien savoir ce que l'on recherche. C'est primordial : avant de se lancer dans une démarche d'open innovation, la première des choses à faire est de définir ses projets d'innovation. Murielle Le Trocquer, directrice achats mais également R & D et innovation de Jacquet Brossard (groupe Limagrain), dit définir une roadmap innovation : " En partenariat avec différentes directions, comme le marketing et le commerce, nous définissons les projets pour les trois ans à venir ", décrit-elle. Il s'agit donc de questionner chaque service pour connaître ses besoins en innovation, puis de définir une stratégie d'innovation. Et seulement ensuite lancer le sourcing. " Il y a un lien à créer au coeur de la société pour savoir ce qu'on recherche. Il s'agit d'avoir une vision pour que tout le monde ne cherche pas dans différentes directions ", conseille Muriel Le Trocquer.
Pour réussir à nouer un dialogue en interne autour de l'innovation, il existe des outils collaboratifs. Comme la méthode MIM, développée par Bernard Monnier, qui permet d'initier le dialogue entre les différentes parties prenantes : achats, marketing, R & D, finances, juridique, etc. " Il ne faut surtout pas résumer l'innovation à de la veille, car on va faire perdre du temps à ces entreprises et ça ne donnera rien : il faut une stratégie. Avant de sortir de l'entreprise, il faut aller voir de quoi on a besoin en interne ", insiste Bernard Monnier.
Une fois cette stratégie innovation définie, comment dénicher des entreprises innovantes ? Et comment s'assurer que les innovations qu'elles proposent sont non seulement réellement innovantes, mais également compatibles avec les produits et/ou services de sa propre entreprise ? Le sourcing se fait bien souvent par l'intermédiaire de veille sur le marché : participation à des salons, lecture de la presse professionnelle, de rapports et classements. Certaines entreprises lancent également des appels à projet sous forme de hackathon, pour justement consulter des fournisseurs auxquels elles n'ont pas l'habitude de s'adresser.
Des logiciels aident également à réaliser ce sourcing. Comme Ivalua, par exemple, qui offre la possibilité de noter de manière collaborative les fournisseurs. Martin Duval, président-fondateur de Bluenove Group, parle aussi de Yoomap, un logiciel qui permet de suivre sa relation avec les jeunes start-up. " Le sourcing peut être réalisé grâce au big data : nous souhaitons développer un outil qui ratisse Internet à la recherche de fournisseurs non connus, et ce dans le monde entier. Cela fonctionnerait comme un outil marketing de suivi de tendance ", ajoute Alberto Buron, expert en optimisation achats chez Cylad.
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Autre façon de trouver des fournisseurs innovants : incuber des start-up. Muriel Monteiro, associée BearingPoint, cite l'exemple du Village by CA, qui héberge une pépinière de start-up, ce qui permet au Crédit Agricole de les avoir à proximité pour monter des projets, sourcer des services innovants. Sans aller jusqu'à incuber soi-même des start-up, il est possible de s'adresser à des clusters, des pôles de compétitivité. " Il ne faut pas utiliser que ce système, mais développer sa propre plateforme de sourcing, au risque sinon d'avoir tous les mêmes fournisseurs ", pointe Bernard Monnier. Évidemment, des associations ou des sociétés de conseil peuvent aussi être de bonnes alliées dans la recherche de fournisseurs innovants. Ne pas oublier non plus de parler de ses projets d'innovation à ses fournisseurs habituels, qui peuvent également avoir de bonnes idées.
Pour Muriel Le Trocquer, le succès de l'open innovation réside surtout dans la remise en question permanente : " À chaque appel d'offres, nous revoyons l'ensemble du panel fournisseurs et nous redéfinissons avec eux les axes de recherche. L'objectif est d'acheter ce qui correspond vraiment à nos besoins ", explique-t-elle. Mais comment s'assurer que, justement, les entreprises identifiées vont répondre à notre stratégie ? Les hackathons et autres concours peuvent être des solutions intéressantes pour tester concrètement les idées.
Beaucoup d'entreprises choisissent également de recourir à des POC. " Les POC sont une bonne pratique. Ce sont des fiançailles qui permettent de valider la promesse technologique de la start-up avant de s'engager sur la durée, définit Franklin Brousse, avocat spécialisé dans les achats innovants. De plus, c'est souple, rapide, et cela ne nécessite qu'un petit contrat ". Attention, cependant : les POC doivent être une façon de tester les propositions des start-up repérées, et non pas de s'assurer que c'est bien ce genre d'innovation que l'on souhaite développer dans son entreprise. Il ne s'agit pas de lancer des POC à tort et à travers et de n'en concrétiser aucun. " Rencontrer et consulter des start-up ne doit pas être simplement une posture. Il faut être prêt à une vraie transformation et sortir de ses propres carcans ", avertit Dominique Scalia, président de l'Observatoire Com Media. Pour éviter une boulimie de POC, il est préférable de les rémunérer, mais aussi d'imaginer la suite de la relation avec la start-up qui réalise cet essai. " Il faut s'assurer notamment que la start-up sera capable d'industrialiser son innovation à plus grande échelle ", préconise Bernard Monnier.
Accompagner ses start-up
Car il faut bien avoir conscience que ces entreprises innovantes ne sont pas des fournisseurs habituels. La relation avec elles est donc bien différente. Le contrat, tout d'abord, ne peut pas être calqué sur ce qui se fait déjà. " Le contrat avec une start-up est forcément sur mesure. Car chaque start-up est différente et chaque situation est différente : il ne s'agit pas à chaque fois de la même organisation ni de la même technologie ", insiste Franklin Brousse. " Il faut faire preuve d'humilité pour les écouter, les comprendre et prévoir une phase de test and learn ", propose Dominique Scalia. Ainsi, au lieu d'éviter la dépendance économique, par exemple, il faut la gérer en faisant en sorte que la situation ne s'installe pas sur le long terme. " Il est possible, par exemple, d'aider la start-up à diversifier son portefeuille de clients ", avance Muriel Monteiro. " Il faut analyser les perspectives d'évolution de la start-up : si elles sont importantes, il y a de grandes chances pour que la situation de dépendance économique ne dure pas ", ajoute Franklin Brousse.
Lire la suite en page 3 : Innover c'est prendre des risques
Car innover, c'est prendre des risques. " Faire de l'innovation est incompatible avec la non-prise de risque ", s'exclame Bernard Monnier. Mais ces risques doivent être mesurés, pas ignorés. " Il y a une analyse à mener en amont sur l'identification de tous les risques : technologie, management, levée de fonds, etc. Généralement, les start-up ont un business plan, une roadmap technologique, financière et ressources humaines, ce qui aide à identifier les différents risques facilement, précise Franklin Brousse. C'est à partir de cette analyse que se construiront les principaux points du contrat, en se mettant d'accord avec la start-up. " Se décideront donc ainsi les points financiers, technologiques, mais aussi ceux liés à la résiliation ou encore à l'entrée au capital ou au rachat par une autre société. " Si l'entreprise donneuse d'ordre n'est pas consciente des risques, le partenariat avec la start-up peut la mener droit dans le mur ou au contraire la faire passer à côté d'opportunités ", conclut Franklin Brousse. Comme le rachat de ladite start-up, par exemple.
Surtout, les contrats doivent prendre en compte les intérêts des start-up. " L'analyse des risques doit aussi bien concerner le donneur d'ordre que le fournisseur pour que le partenariat fonctionne réellement ", souligne Sébastien Chaussoy. L'outil MIM, par exemple, permet de voir quels sont les enjeux pour l'entreprise mais aussi pour les partenaires. Le risque, sinon, est de les étouffer. Franklin Brousse invite à tout mettre en oeuvre pour que l'entreprise innovante sélectionnée réussisse et se développe. " Les grands comptes ont intérêt pour leur avenir que leurs partenaires start up se développent : cela permet à ces derniers de rester innovants et de perdurer ", indique-t-il. Ce qui rejaillira inévitablement sur son client.
De plus, le donneur d'ordre peut perdre beaucoup à voir l'un de ses partenaires faire faillite. Caroline Martinot, responsable communication et marketing de l'éditeur Ivalua, parle d'une relation "win-win" : " Il faut être sûr que le contrat n'étouffe pas le fournisseur, que ce soit au niveau de la propriété intellectuelle, de la dépendance, de l'aspect financier ", indique-t-elle. Avec ses start-up, il s'agit en fait d'être bienveillant. Muriel Monteiro cite BNP qui a créé "le start-up engagement kit" : la banque s'engage auprès des start-up à proposer des contrats light et à les payer rapidement.
D'autant plus que le rapport de force est en train de s'inverser : si les conditions imposées par le donneur d'ordre sont trop dures, la start-up n'hésitera pas à aller innover ailleurs. De même, les jeunes pousses cherchent des entreprises avec lesquelles une collaboration sur le long terme est possible. Ainsi, au-delà du contrat, les fournisseurs innovants attendent de leurs clients un accompagnement spécifique. " Le secret d'une relation avec de petites sociétés est de bien les accompagner au début, d'être très présent avec beaucoup d'encadrement et de réunions ", révèle Muriel Le Trocquer . Il faut notamment les aider à passer d'un POC à une production plus importante. " Les start-up ont des difficultés à passer à l'échelle : il est souvent difficile pour elles de faire de gros volumes rapidement, pointe Martin Duval. Il faut donc avoir une approche phasée et ne pas passer un cap énorme d'un pilote à un déploiement mondial. Mais y aller petit à petit. " Il invite aussi à ne pas remettre le budget en concurrence trop tôt, mais de laisser trois bonnes années à la start-up pour s'adapter. L'objectif étant d'installer une véritable relation de partenariat, pour innover pleinement. " Les grands donneurs d'ordre doivent travailler leur lisibilité ; nommer systématiquement un SPOC (single point of contact) est une bonne pratique, ajoute Claire Etcheverry, associée BearingPoint. Les acheteurs pourraient jouer le rôle de base avancée de l'entreprise et animer les relations avec l'écosystème de start-up. "
Les achats : se réapproprier l'innovation
La direction des achats a en effet tout intérêt à préempter ce rôle d'accompagnateur des start-up dans les entreprises. " Le sujet de l'innovation est l'opportunité pour les directions achats de passer d'un rôle parfois caricaturé, comme celui du "cost killer", à celui de "partenaire et facilitateur de collaboration" ", pense Muriel Monteiro. Car les achats sont bien souvent exclus des processus d'innovation des entreprises, qui sont la chasse gardée des directions innovation. Or, les achats ont différents avantages à apporter au processus d'innovation. La capacité du directeur achats à mener des projets, sa capacité à s'adresser à différentes directions de l'entreprise peuvent tout d'abord en faire la personne idéale pour définir la stratégie à suivre. Mais aussi pour sourcer les entreprises adéquates. " L'identification des fournisseurs est un vrai sujet : le métier de demain des acheteurs est la gestion de tout cet écosystème ", imagine Muriel Monteiro.
Autre qualité : les achats savent très bien gérer les relations avec les fournisseurs. Un pilotage qui doit être fin. " Trimestriellement, voire mensuellement, il faut relever des indicateurs : développement de nouveaux produits, nouveaux clients, levée de fonds, etc. Ce sont des questions que l'on ne se pose pas avec des fournisseurs traditionnels, mais qu'il faut se poser avec des start-up ", conseille Franklin Brousse. Cela permet de ne pas passer à côté d'opportunités, ces petites entreprises innovantes se développant généralement très vite. Un suivi que peuvent faire avec brio les achats.
Mais pour réussir pleinement à ce nouveau rôle, les achats doivent gagner en souplesse. Surtout au niveau de la prise de risques. " Prendre des risques n'est pas forcément grave pour une grosse entreprise, si ces derniers génèrent de la valeur, pense Alberto Buron, expert optimisation achats chez Cylad. Il s'agit donc d'adopter une nouvelle culture au sein de l'entreprise en flexibilisant les risques financiers, les validations de nouveaux fournisseurs... " Revoir ses process permettra de convaincre en interne que les achats ne sont pas des empêcheurs de tourner en rond, mais des partenaires dans les achats en innovation. " Le métier des achats s'est beaucoup professionnalisé autour de processus très structurés. En conséquence, les opérationnels pensent que travailler avec les achats est lourd, long et constitue un facteur de crispation avec les fournisseurs... Les achats doivent donc adapter leur mode de fonctionnement ", observe Claire Etcheverry. " Il faut être moins précis et exprimer le besoin fonctionnel et non plus le besoin technique ", poursuit Caroline Martinot. Il faut aussi que les achats apprennent à aller plus vite : une innovation qui tarde à être mise en place perd tout son intérêt. Et les start up risquent de se lasser.
Bernard Monnier conseille quant à lui de laisser de côté l'aspect coûts pour se focaliser sur la valeur ajoutée. Et souhaite même renommer le directeur achats en gestionnaire de partenariats stratégiques, pour totalement évincer cette notion de cost killing qui colle au nom d'acheteur.
Témoignage de John Tanguy, responsable innovation de la Société du Grand Paris
"Faire des achats un accélérateur d'innovations dans nos projets : c'est possible !"
Expression de besoins, puis cahier des charges, puis consultation : comme toute grande entreprise - publique ou non -, la Société du Grand Paris (SGP) se soumet à un processus classique d'appel d'offres. " Or, ce processus peut être amené à tuer l'innovation, lance John Tanguy, responsable innovation de la Société du Grand Paris. Une aversion au risque, renforcée par la loi MOP (relative à la maîtrise d'ouvrage publique et à ses rapports avec la maîtrise d'oeuvre privée, NDLR), nous amène à produire des cahiers des charges empêchant l'émergence de solutions alternatives qui pourraient pourtant avoir un intérêt économique, technologique, écologique et social. " Par ailleurs, les entreprises qui répondent aux appels d'offres ne sont pas encouragées à formuler des propositions innovantes : il n'existe par exemple aucune incitation à faire autrement que par le passé. Alors, pourquoi proposer des choses nouvelles si c'est pour risquer de perdre le marché ?
C'est pourquoi la Société du Grand Paris a décidé de prendre ce problème à bras-le-corps. Première chose mise en place : un critère dédié aux optimisations et aux innovations est venu s'ajouter à l'ensemble des critères d'attribution. " Entre 5 et 10 % de l'évaluation de l'offre sont dédiés à la capacité des entreprises à innover et à optimiser les projets ", précise John Tanguy. Autre chose : des temps de discussions entre les entreprises répondantes, la SGP et ses parties prenantes (maîtrises d'oeuvre et assistance à maîtrise d'ouvrage générale) sont intégrés très tôt dans le processus afin de prendre le temps de la réflexion et de l'analyse sur la base de propositions d'innovation concrètes. " Il est demandé aux entreprises répondantes de produire un mémoire dans lequel sont présentées toutes les pistes d'innovation qui leur paraîtraient pertinentes. Nous voyons émerger des propositions très concrètes avec des impacts positifs tangibles ", explique John Tanguy. Ces discussions permettent de nourrir utilement l'offre de chaque candidat, ce qui est profitable aux deux parties. " Nous initions ainsi une ouverture vers les entreprises consultées. Il s'agit d'un premier pas pour nourrir l'innovation dans la durée et dans le cadre d'un marché concret ", souligne John Tanguy.
La SGP veille également à rédiger de plus en plus ses dossiers de consultation des entreprises (DCE, le cahier des charges des appels d'offres publics) de manière à ce que ce soit le besoin fonctionnel qui soit décrit et non plus tel ou tel type de solution. " Il s'agit de faire confiance aux entreprises répondantes pour qu'elles nous proposent des solutions performantes que nous n'aurions pas forcément envisagées. Ou qui étaient - à tort - considérées comme risquées et écartées d'office ", indique John Tanguy. La SGP invite même les entreprises répondantes à remettre une note de progrès du DCE : " Les entreprises pointent les impacts qu'induit telle ou telle spécification dans notre DCE et peuvent faire des propositions de modifications ", décrit John Tanguy.
Cet exemple de la Société du Grand Paris montre bien que les achats, loin de brider, peuvent être des accélérateurs d'innovation même au sein d'une entreprise publique soumise au code des marchés publics. " Ce qui bride, ce n'est pas tant le code des marchés publics que l'interprétation que l'on peut en faire, certaines "vieilles habitudes" et l'autocensure ", pointe John Tanguy. Plus qu'une question de processus achats, il s'agit de stratégie, de philosophie d'achats et surtout de culture.