Pénuries: comment les éviter et mieux réagir grâce à l'intelligence artificielle ?
"Certains événements jugés imprédictibles par des experts de leur métier présentent en réalité des signaux faibles qu'une analyse approfondie et automatisée de la data permet pourtant de révéler".
Je m'abonneRupture de stocks en pagaille, les magasins font face à de fortes tensions dans l'approvisionnement de leurs produits. Après les pénuries dans les secteurs de l'automobile, les magasins de meubles font face à un manque dans les matières premières et les outils de bricolage. Le géant du meuble Ikea a révélé dans les Echos un taux manquant en rayon de 20%. Que ce soient des petits produits comme les rideaux de douche, ou encore les meubles. Une perturbation des chaînes d'approvisionnement qui met à mal la reprise de la consommation, après des mois de fermeture.
Comment expliquer cela et y remédier ? "La bascule d'un monde d'abondance à une situation de pénurie impose des arbitrages à court et moyen terme : quelle demande réelle, quelle valeur pour le client, quels produis et services privilégier ? L'intelligence artificielle permet de répondre à ces questions stratégiques", explique Thomas Isnard, fondateur d'Apollo Plus. Rencontre.
Quels sont les secteurs les plus impactés par les pénuries ?
La pénurie la plus durable est pour l'instant celle des composants électroniques (puces, semi-conducteurs, etc.), qui, en cascade, crée des ruptures de production dans l'automobile, les téléphones, les consoles de jeu vidéo, etc. Faute de ces composants, plusieurs usines européennes de Stellantis (PSA-Fiat Chrysler) doivent rester à l'arrêt, tout comme les usines GM aux Etats-Unis. Ce sont parfois des délais d'un an qui sont annoncés sur certains composants pour des commandes passées aujourd'hui, là où il fallait prévoir quatre semaines auparavant. Se faisant sentir depuis la fin d'année 2020, la pénurie risque de durer au moins jusqu'au troisième trimestre 2022, voire jusqu'en 2023.
Les confinements qui ont limité la main-d'oeuvre et les embouteillages de chaînes logistiques créent aussi des pénuries dans l'approvisionnement de matières premières comme le bois et l'acier ou encore l'aluminium, avec là-aussi des répercussions dans la production de meubles, de vélos, le BTP, etc.
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L'engorgement du trafic maritime crée lui aussi une pénurie et impacte le coût de revient de certains produits et donc les modèles économiques de certaines lignes de produits ou marques. Quand le prix d'un container Shanghai-Le Havre voit son prix multiplié par 7 ou 10, la rentabilité d'une paire de chaussures moyen de gamme ou d'un canapé construit en Chine est mise à mal.
Comment peut-on anticiper les pénuries grâce à l'intelligence artificielle (IA) ?
Les pénuries sont la résultante d'un décalage entre l'offre et la demande. Elles se produisent quand on a un déficit d'offre, ou alors un excès de demande, ou bien les deux en même temps !
Grâce à l'intelligence artificielle, on peut construire de puissants modèles de prédiction sur la capacité de production et les stocks (l'offre) d'une part, et sur la demande des clients (par types de client, situation géographique, etc) d'autre part. Dès lors, on est en mesure de prévoir quand il va y avoir un hiatus entre les deux tendances, ce qui va provoquer une situation de pénurie.
La difficulté réside bien évidemment dans les événements inattendus et imprédictibles : comment prévoir qu'un blogueur chinois va diffuser une chronique dans laquelle il fera l'éloge de la teinte X de rouge à lèvre de la marque Y, et que cela va entraîner un pic soudain et jamais vu des ventes de ce produit en Asie du Sud-Est ? Comment prévoir l'éruption volcanique qui va perturber le trafic maritime international ? Comment prédire une pandémie comme celle que nous connaissons aujourd'hui ?
Cependant, certains événements jugés imprédictibles par des experts de leur métier présentent en réalité des signaux faibles qu'une analyse approfondie et automatisée de la data permet pourtant de révéler.
Quelles datas collecter, quels signaux faibles guetter ?
Les signaux faibles sont, par définition, des éléments imperceptibles a priori. Concrètement, il s'agit de variables qui n'ont pas de valeur explicative (ce n'est pas "plus il fait chaud, donc plus les gens ont soif et plus les ventes de Coca-Cola augmentent"), mais des variables dont on a observé que le comportement était corrélé à une hausse ou une baisse de la demande, par exemple, sans nécessairement savoir pourquoi. Mais cette relation est propre à chaque situation analysée : ce qui est vrai pour un produit, un fournisseur ou un type de client, ne l'est pas pour un autre. Chaque cas nécessite une analyse poussée et méthodique, qui va commencer par un enrichissement des données existantes.
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Alors, quelles données collecter ? Le plus de possible, car on ne sait pas à l'avance celles qui s'avèreront pertinentes !
Comment l'IA peut-elle aider les entreprises à prédire la demande et ainsi s'adapter à cette situation ?
Le travail de prédiction de la demande est souvent confié à des experts de leur secteur, qui vont s'appuyer sur leur expérience et une bonne connaissance du marché pour essayer d'anticiper la demande globale. Le résultat est, au mieux, satisfaisant, mais il reste surtout intuitif et forcément macroscopique. Au global, la prédiction peut être juste, mais elle masque une multitude de variations qui ont pu se neutraliser et qui se retrouvent masquées (par exemple : -10% sur tel segment, mais +3% sur tel autre, et +7% sur tel autre).
L'apport de l'intelligence artificielle est la capacité à venir outiller ces experts pour démultiplier leur expertise. En automatisant les analyses, l'IA est capable de réaliser des prédictions détaillées, segmentées (propre à une zone géographique, un type de produit, de client, etc), et avec une évaluation de la fiabilité. On rend donc visible chacune des variations observées, et on permet à l'expert d'appliquer sa connaissance à autant de situations particulières.
Le coût de modélisation et de détection est toutefois élevé. Il doit être mis en regard avec l'utilisation qui sera faite de cette information et la valeur créée. Réallocation de stocks, de la production, anticipation des tendances, pilotage fin. Mis bout à bout, l'IA permet de réaliser des gains substantiels.
Est-il vraiment possible de s'adapter face à une pénurie ? Les prédire est une chose, mais les prévenir en est une autre....
Cela va dépendre de l'ampleur de la pénurie. L'IA est un outil très puissant que l'on peut mettre au service de l'offre pour dimensionner ses ressources et planifier efficacement sa production. Cela peut permettre d'éviter la pénurie si on arrive à produire suffisamment de stock à temps grâce à une bonne connaissance de la demande. On peut également éviter la pénurie en essayant de lisser la demande. Là encore, si on arrive à anticiper suffisamment, on peut proposer des offres alternatives à certains clients : pré-commander, proposer un report sur un autre produit, etc.
Malheureusement, l'IA n'est pas la solution magique qui va mettre fin à toutes les pénuries. En revanche, sa puissance d'automatisation des analyses permet de déceler très tôt et très finement des situations que l'on va chercher à optimiser pour amortir les situations critiques.
Inspirons-nous des secteurs comme l'électricité qui connaissent des risques de pénurie et qui doivent constamment équilibrer ressources et emplois, prédisons finement la demande, les ventes de lancement de produits ou de produits courants pour aider les arbitrages stratégiques et opérationnels rendus nécessaires par les pénuries.
En effet, reste l'essentiel en cas de pénurie : la bascule d'un monde d'abondance à une situation de pénurie impose des arbitrages à court et moyen terme : quelle demande réelle, quelle valeur pour le client, quels produits et services privilégier ? L'intelligence artificielle permet de répondre à ces questions stratégiques et de piloter ensuite la supply chain.
Est-il possible de prédire l'affluence sur un produit à une date et une heure précise ?
Oui. Il existe différents types d'algorithmes qui permettent l'affluence ou les ventes d'un produit. Certains sont extrêmement précis, mais également extrêmement sensibles : ils déraillent très vite dès qu'un grain de sable vient les perturber (une pandémie, par exemple). D'autres sont moins fins, mais embrassent mieux l'incertitude. Il faut généralement essayer d'associer les deux, et rester en pilotage.
Avez-vous d'ores et déjà une estimation globale de l'impact de ces pénuries, et donc des hausses de prix, sur les dépenses des entreprises françaises ?
Malheureusement non. D'une part, nous ne disposons pas de suffisamment de data globales pour mener des analyses représentatives. D'autre part, le contexte ne permet pas modéliser les arbitrages humains, dont beaucoup seront spéculatifs et intuitifs plutôt que basés sur le réel.