Le gâchis des achats publics
"30 milliards d'euros partent en fumée chaque année dans les achats publics", pointe Jean-Arthur Pinçon, expert en méthode d'achat. Dans son livre "Le Gâchis", il liste les sources de dysfonctionnement qui coûtent chères à la collectivité, et propose également des pistes d'amélioration.
Je m'abonneLes achats publics, c'est-à-dire "l'acquisition de biens, de services et de travaux qui devraient répondre à un besoin" représentent entre 20 et 30 % de la dépense publique, soit environ 200 à 300 milliards d'euros. Mais en raison d'une interprétation restrictive du Code des marchés publics, d'une culture juridique dominante chez les acheteurs publics, d'un manque de formation et d'absence de sanctions en cas de manquement au respect des règles de mise en concurrence, ces achats sont parfois mal gérés. Ces dysfonctionnements ont pour conséquences finales une analyse du besoin négligée, des demandes excessives, ainsi que des suivis de projet défectueux. Résultat: un gigantesque "gâchis", qui se chiffre chaque année, selon l'auteur, à près 30 milliards d'euros, lesquels pourraient être économisés.
Faiblesse des formations pour les acheteurs publics
Une des principales raisons de ces dysfonctionnements réside, selon Jean-Arthur Pinçon, dans la faiblesse des formations destinées aux acheteurs publics et ce, particulièrement pour les responsables des cellules achats qui sont le plus souvent des juristes. S'il relève la volonté des politiques de mettre en avant cette démarche, il constate qu'il n'y a toujours pas de formations spécifiques, car "pour eux, l'achat, c'est toujours facile!".
Les trous noirs du Code des marchés publics
Des formations inexistantes et un Code des marchés publics "très mal adapté, alors que censé garantir transparence et équité. Dans la pratique, il dissimule, surtout, le favoritisme et couvre incompétence et achats antiéconomiques". La raison, selon l'auteur? Si la recherche du meilleur rapport qualité/coût ou du mieux disant est pertinente au regard d'une optimisation des dépenses d'achat, les rédacteurs du Code (de purs juristes) ne sont pas allés assez loin pour garantir la transparence dans les choix. L'auteur pointe, ainsi, trois problématiques importantes: "Comment définir et pondérer les indicateurs qui valorisent la qualité des offres?", "Quelle valeur en milliers d'euros prendre en compte pour évaluer les offres financières?", "Comment le coût exprimé en euros est-il transformé en note afin de l'intégrer avec les points qualité calculés à partir des critères?". Des "trous noirs" qui devraient, selon Jean-Arthur Pinçon, entraîner une réforme profonde du Code afin de garantir les deux principes de base que sont l'égalité de traitement et la transparence.
Pour aller plus loin
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L'analyse du besoin, négligée
L'auteur rappelle que "l'analyse du besoin est la condition indispensable pour la réussite d'un achat ou d'un projet". Mais si tout le monde en parle et reconnaît cette nécessité, "peu de cellules achats se donnent, aujourd'hui, les moyens de mettre en oeuvre cette politique". Pourtant, argumente-t-il, "cette approche offre de nombreux avantages: elle favorise la créativité du fournisseur, qui va chercher la solution la plus innovante pour optimiser l'ensemble "qualité et coût" de son offre et apporte, ainsi, des solutions originales aux demandeurs". Cette démarche, appelée souvent "cahier des charges fonctionnel", "favorise également l'exhaustivité dans la description du besoin, bien utile, selon lui, pour les travaux, notamment, qui finissent souvent avec des avenants entraînant des surcoûts de l'ordre de 30 à 40 % en regard du montant initial."
La reformulation, par des acheteurs, du Code des marchés publics, fait partie des pistes d'amélioration avancées par Jean-Arthur Pinçon.
L'auteur donne quelques exemples éloquents: le musée des Confluences, à Lyon, "et ses 240 millions d'euros estimés de dépassement par rapport au projet initial soit, - à titre de comparaison, l'équivalent de 38000 RSA sur un an! - ou encore le Centre philharmonique de Paris, dont le projet a enregistré 116 millions d'euros de dépassement, soit l'équivalent de 5300 places de crèche". Même constat en matière d'achats de prestations intellectuelles, qui se terminent souvent avec "des dépassements de l'ordre de 20 à 30 %, en moyenne, en raison, toujours, d'une mauvaise définition du besoin".
Des améliorations simples à mettre en place rapidement
Les marchés publics sont aujourd'hui évalués à plus de 10 % du produit intérieur brut de la France. Autant dire qu'au regard du déficit public (prévision de 3,8 % du PIB en 2015) et de la dette publique (95 % du PIB, selon l'Insee en 2015), souligne Jean-Arthur Pinçon, "il est plus que temps d'agir pour réduire les dépenses et gagner en efficacité". Jean Tirole, Nobel d'économie, a d'ailleurs récemment recommandé plus de transparence dans les marchés publics.
Jean-Arthur Pinçon propose quelques pistes d'amélioration comme une application stricte des principes du Code, sa reformulation par des acheteurs, une réorganisation des structures achats qui dépendent trop, selon lui, des structures juridiques, le développement de l'offre de formations spécifiques destinées aux acheteurs publics, la professionnalisation des acteurs, ainsi que la création de structures idoines qui prendraient enfin en charge la supervision de montants importants. "Une coordination avec la Cour des comptes et les chambres régionales des comptes serait pertinente".
Découvrez en exclusivité des extraits du livre de Jean-Arthur Pinçon dans les pages suivantes.
Extrait 1 du livre (lire le second en page 4 de cet article)
Les achats se caractérisent (négativement) par l'acronyme CCFP
- "C" comme corruption. Les achats publics offrent, potentiellement, des possibilités de collusion et de népotisme. Les récentes mises en examen (commune de Levallois, conseil départemental des Bouches-du-Rhône, France Télévisions...) relèvent toutes d'une dérive en matière d'achats de travaux et de prestations. Une enquête récente confirme qu'un directeur sur quatre du secteur privé aurait déjà fait l'objet d'une tentative de corruption.
Dans l'ouvrage "Histoire secrète de la corruption - Denoël et Garrigues", on retrouve les plus grands scandales financiers, dont la plupart sont liés à des achats publics. Malgré tout, le médiateur des Marchés publics (ministère des Finances) Jean-Lou Blachier ose affirmer que "le Code des marchés publics français est le plus sévère du monde. Aucun acheteur ne prend le moindre risque. J'ai rencontré plus de 10000 entreprises, certaines très insatisfaites d'avoir perdu un marché, mais jamais parce qu'elles soupçonnaient le vainqueur de corruption" (Parisien 5/01/15).
- "C" comme Code des marchés publics. Ce code, très mal adapté, est censé garantir transparence et équité. Mais dans la pratique, il dissimule le favoritisme et, surtout, il couvre incompétence et achats antiéconomiques (rames de la SNCF, portiques de l'écotaxe...).
Lire aussi : Les achats, fer de lance des politiques publiques ?
- "F" comme facilité. En effet, le premier acte économique réalisé dans la plus tendre enfance est un achat, que ce soit pour des bonbons ou pour un ticket de manège. D'où l'impression que le domaine des achats est accessible à tous, sans formation particulière. Tous les jours, nous achetons. En conséquence, les dirigeants abordent le sujet sans être armés et en contrepartie, les commerciaux, chargés de leur vendre équipements, travaux..., sont parfaitement formés. Très peu de responsables ministériels des achats (RMA) ont reçu une formation spécifique. De même, dans les collectivités, ce sont souvent les cellules juridiques, qui n'ont pas les compétences requises, qui sont responsables du processus achat.
- "P" comme pouvoir. Les principaux donneurs d'ordre (directions immobilière, informatique, de l'équipement...) souhaitent garder l'intégralité du pouvoir et ne veulent pas qu'un "acheteur professionnel" intervienne dans le processus.
Extrait 2 du livre Le Gâchis
Tel était le titre d'un article de France Soir, en janvier 2012. Étonnamment, presque aucun média n'a repris cette incroyable histoire. À côté de Rouen se situe une des plus grandes gares de triage de la SNCF, on pouvait trouver un cimetière de locomotives - plus de 300 -, dont la moitié étaient neuves et les autres fraîchement restaurées.
On y trouvait des machines diesel et diesel électriques parfaitement aptes à servir pendant 30 ans. France Soir rapportait les propos du représentant CGT Cheminots: "Une machine coûte entre 1,5 et 2 millions d'euros, et si vous considérez que pour certaines d'entre elles, il y a un peu de vétusté, ce sont plus de 200 millions d'euros payés par le contribuable, qui pourrissent ici". De plus, ce cimetière était ouvert à tous les vents, ce qui favorisait le vandalisme.
On peut se demander pourquoi d'autres régions n'ont pas pu profiter de ces équipements. La réponse est d'une simplicité incroyable: on n'en avait pas besoin. Il est invraisemblable que les prévisionnistes de la SNCF n'aient pas mis en corrélation demande de fret et les besoins en locomotives de traction de marchandises. Tout le monde savait que l'activité de fret était en chute libre depuis plusieurs années. Ces locomotives sont toujours là et des cheminots ont récemment confirmé que rien n'était fait pour remédier à la situation!
Vous pourrez lire plus d'extraits dans notre édition papier, à sortir à la mi-juin.