L'acheteur public est aussi en marche
Depuis quelques années, la fonction s'est largement professionnalisée et a entamé une profonde mutation. D'un acte purement juridique et réglementaire, l'achat public est devenu un acte économique autant que juridique, qui en fait un levier de performance. De mieux en mieux reconnue, la fonction est à l'aube d'une nouvelle évolution. Explications. dossier réalisé par Camille George
Je m'abonneTransversaux à tous les services, les achats publics ont effectué ces dernières années une rapide montée en puissance et sont désormais à la croisée des chemins. Mieux reconnues et écoutées de leur direction générale, les directions achats publiques vont pouvoir et devoir apporter une vision globale et permettre de décloisonner les métiers et les structures. Autrement dit, assumer un rôle plus stratégique dans le système décisionnel. Mais cette reconnaissance de l'intérêt fondamental des achats et cette professionnalisation ont un prix : celui d'une transformation des organisations en profondeur.
Pressions budgétaires et contraintes économiques toujours plus fortes ont permis à la fonction de sortir de l'ombre. D'aller d'un cadre strictement juridique vers un cadre plus économique. Les différentes réformes du code des marchés publics ont contribué à fluidifier et à assouplir les procédures. Elles ont commencé en 2001 avec la Loi de simplification de la commande publique et la dématérialisation de la commande publique et se sont poursuivies au fil des années avec, récemment, la PCN (procédure concurrentielle avec négociation) en 2016 ouvrant la voie à la négociation et, en mars 2017, l'interdiction de soumissionner facultative qui permet ouvertement de faire du sourcing.
"Cela a permis d'intégrer des techniques économiques dans la réglementation", indique Pierre-Ange Zalcberg, responsable du département droit immobilier et vie institutionnelle au sein de la direction des affaires juridiques de l'Établissement français du sang. "Aujourd'hui, la direction des affaires juridiques (DAJ) de Bercy dit elle-même que l'acte d'achat est un acte économique avant d'être un acte juridique", souligne-t-il. Le besoin de maîtrise des coûts a donc contribué à faire structurer la fonction achats.
"Nous sommes sortis d'une vision notariale stricte, estime Philippe Maraval, directeur des achats de Pôle emploi. Globalement, le code des marchés publics est arrivé à un niveau de maturité certain et n'est plus un facteur de ralentissement de la fonction." Les services achats bénéficient donc de tout un panel d'outils pour développer une véritable logique achats.
Une montée en puissance visible
Le volet économique est maintenant pleinement intégré. Sous l'impulsion de l'État, les directions générales et les élus ont pris conscience de l'importance d'avoir un service achats performant ; ils contribuent plus ouvertement à promouvoir la fonction et sont en demande d'accompagnement pour avoir une vision plus globale des achats. "Nous sommes maintenant perçus comme vecteur de cette vision et associés en amont aux projets pour apporter des conseils stratégiques", souligne Céline Debuiche, responsable de la commande publique de la Ville de Savigny-sur-Orge. Et c'est encore plus net au niveau des régions.
"Les élus et directions générales s'emparent du sujet et veulent une fonction achats active avec une couverture exhaustive de la fonction sur l'ensemble des métiers", explique Marc Sauvage, DGA achats, commande publique et juridique de la région Île-de-France. Plus visible, la fonction a acquis un statut à part entière.
Pour preuve, "le Rime, le Répertoire interministériel des métiers de l'État, intègre (enfin) une section dédiée au métier d'acheteur public indépendamment du métier de juriste marché qui, lui, est répertorié dans le volet juridique", se réjouit Michel Grévoul, directeur des achats de l'État. L'acheteur public est désormais reconnu. La dernière réforme du code des marchés cite pour la première fois le terme d'acheteur public. C'est maintenant un métier à part entière. "Il y a aujourd'hui une compréhension générale de ce que doivent être les achats publics. On ne peut les ramener uniquement à une fonction juridique. Pour autant, la fonction de juriste marché est nécessaire pour effectuer une veille de la nouvelle réglementation, explorer les limites de la règle et aller plus loin dans le champ des possibles. Mais il est très clair pour tout le monde qu'il est nécessaire d'avoir des acheteurs spécialisés pour aller chercher la performance achats", indique Marc Sauvage.
De plus en plus coexistent des juristes marché dédiés au volet réglementaire et des acheteurs publics qui, tout en maîtrisant le fonctionnement spécifique de la commande publique, actionnent peu ou prou les mêmes leviers de performance achats que dans le privé. Tout l'enjeu est de les faire travailler de concert au sein d'une organisation cohérente. Les profils et les compétences évoluent, les lignes bougent.
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Un rôle de décloisonneur
"La mise en place de nouveaux modes de travail impose une nouvelle organisation en collaboration avec les prescripteurs métier. La valeur ajoutée des achats est d'amener une vision globale pour un achat dans les meilleures conditions ramenées au juste besoin", déclare Marc Sauvage. D'un rôle réduit et discret, l'acheteur public est devenu un interlocuteur-clé pour l'ensemble des parties prenantes dans la gestion des finances publiques.
"L'acheteur n'est pas là pour assister de façon passive ses clients internes dans l'acte d'achat, mais bien pour les accompagner et les aider à se développer, malgré un cadre économique de plus en plus contraint", souligne Ahlem Hamdi, directrice des achats de Radio France. Ainsi, qu'il soit diplômé en droit, en économie, en sciences politiques ou ingénieur, l'acheteur public doit avant tout être capable de s'intégrer à un environnement pluriel en faisant preuve de pédagogie. Car demain les services achats des différents organismes publics sont appelés à porter la vision stratégique globale de la gestion des deniers publics autant que la politique publique des élus. "Le rôle des directions achats doit à la fois être celui de chef d'orchestre touchant à différents domaines, d'harmonisateur portant une partie de la réputation de l'État, des régions ou des communes, et de décloisonneur au niveau RH", estime Michel Grévoul.
Pour y parvenir, la fonction doit continuer à se structurer d'une part (le passage au tout dématérialisé, imposé par les textes en plusieurs étapes, contribue à fortement digitaliser et outiller les achats publics, ce qui accroît la performance achats et par là même le poids de la fonction dans l'écosystème public) et redéfinir sa place au sein des organisations d'autre part. Pour Bruno Koebel, responsable commande publique de Strasbourg Eurométropole, "il y a deux pistes prioritaires à creuser : tout d'abord, il faut réduire l'imperméabilité entre les fonctions achats et juriste marché. Mieux vaut aller vers une logique de coconstruction collaborative. Par ailleurs, il est important de renforcer le lien entre les achats et les finances dans la construction des budgets, en favorisant le partage via un système d'information commun par exemple."
Déjà actives ou en cours de construction, les filières achats se développent, s'organisent. Outre la mutualisation des achats à proprement parler, qui est certes source d'optimisation, les filières favorisent également l'essor de réseaux professionnels qui poussent encore la professionnalisation et facilitent la création de valeur.
Au niveau de la direction des achats de l'État par exemple, un réseau social professionnel permet aux acheteurs, quelle que soit leur entité d'origine (État ou établissement public), d'échanger et de partager leur expertise sur une thématique donnée. Créé il y a un an, il compte aujourd'hui 900 acheteurs inscrits (voir l'interview de Michel Grévoul en page 6 de ce dossier). D'autres initiatives existent comme le réseau France Urbaine, ouvert aux métropoles, agglomérations et grandes villes. "C'est important de travailler en réseau, estime Bruno Koebel, de Strasbourg Eurométropole, membre de France Urbaine.L'acheteur n'est plus isolé et participe d'un enrichissement mutuel très stimulant." Le remodelage de la fonction pour se concentrer sur les expertises et mutualiser les forces semble donc en cours. Pour autant, la maturité des très nombreux organismes publics reste hétérogène au sein des diverses entités publiques.
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Des disparités qui ralentissent le processus
Dans l'univers public, il faut distinguer l'État, les collectivités territoriales et les organismes publics comme les Epic. Trois entités aux missions, aux fonctionnements et aux structures différents, qui ont donc des niveaux de maturité très disparates. Tout le monde n'avançant pas à la même vitesse, la mue est longue. Ainsi, les hôpitaux et les établissements publics se sont rapidement structurés. Les hôpitaux sont devenus des spécialistes du groupement d'achats. "Les réseaux UniHA et Resah ont permis de créer des passerelles entre privé et public. Les hôpitaux publics ont rapidement gagné en expertise et largement développé la coopération avec les prescripteurs médicaux", souligne Marc Sauvage, directeur de la performance achats de la région Île-de France. Aujourd'hui, les grands établissements publics, surtout s'ils opèrent sur des secteurs d'activité à fort enjeu en termes d'achats, ont tous des filières professionnelles.
"La RATP, par exemple, a près de 300 acheteurs, l'Ugap compte plus de 100 acheteurs qui ont chacun des spécialités métier", indique Wilfried Boudas, directeur de l'Ugap. Au niveau de l'État, le coup d'accélérateur a été donné il y a quatre ans avec la création de la DAE, qui a largement structuré et professionnalisé la fonction.
Mais au niveau des collectivités territoriales, c'est plus flou. La professionnalisation est indéniable mais reste encore très disparate. Plus isolées, certaines collectivités territoriales manquent parfois d'un porteur de projet. "La DAE peut contraindre au résultat mais ne peut contraindre chaque organisme public à structurer sa fonction achats", souligne Fabien Voisin, responsable national des achats de l'Inria. Tout dépend donc de chaque direction générale et des décisions managériales. "Au niveau des petites collectivités, il ne s'agit pas tant d'un manque d'impulsion que d'un manque de moyens et d'expertise pour développer des structures achats qui leur sont propres", estime Bruno Koebel, chef du service des achats et de la commande publique de Strasbourg Eurométropole. La voie la plus logique serait de développer les achats intercommunaux, de rechercher la mutualisation et l'entraide.
Reste que dans les collectivités locales, la dimension politique de l'achat est importante. Les communes qui ont pu intégrer une intercommunalité ont certes avancé plus vite mais, pour les élus, la pilule est parfois difficile à avaler. Externaliser les achats auprès d'un opérateur leur donne l'impression d'être dépossédés d'une partie de leur liberté d'action et de leur pouvoir décisionnel. Les tensions sont fortes dans certaines collectivités.
"La mise en place d'une fonction achats ne se limite pas exclusivement à passer des procédures de marché, la réorganisation que cela implique va obliger les acteurs publics à collaborer davantage et à penser la performance achats en coût complet", estime Sébastien Taupiac, directeur santé de l'Ugap. Bon gré mal gré, le changement est en marche.
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Des acheteurs de plus en plus pro
La montée en compétence s'est opérée par le biais de formations internes ou de recrutements externes. Les formations spécifiques à l'achat public existent au niveau de l'État : la direction des achats de l'État (DAE), en collaboration avec l'Institut de la gestion publique et du développement économique (IGPDE), propose un parcours de formation spécifique pour les acheteurs de l'État. "Les formations que nous proposons permettent de passer des niveaux ou bien de valider des compétences grâce à des modules sur des sujets comme la négociation, le sourcing, ou un cursus de professionnalisation de manager achats", explique Michel Grévoul, directeur des achats de l'État. Mais ces formations ne sont pas légion au niveau des collectivités territoriales. "Des modules commencent à exister, j'en ai d'ailleurs profité, indique Bruno Koebel, chef du service des achats et de la commande publique de Strasbourg Eurométropole. Mais on a encore des difficultés à trouver des profils d'acheteurs et pas uniquement des juristes marché."
Ainsi, une part non négligeable des acheteurs vient de l'extérieur. "Le secteur est en forte demande et on constate que de plus en plus d'acheteurs du privé se tournent vers le public", indique Wilfried Boudas, directeur achats de l'Ugap. Au niveau de la DAE, par exemple, la proportion de fonctionnaires et de contractuels (donc venus du privé) est de deux tiers/un tiers, ce qui n'est pas rien. "Cela répond à notre besoin de plus en plus important d'avoir des spécialistes par domaine d'achats", détaille Michel Grévoul.
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Se libérer du carcan du formalisme, utiliser la procédure autrement
Le cadre réglementaire existe et continuera d'exister. Grâce aux différentes réformes du code des marchés, il est plus ouvert et plus souple afin de donner à l'ensemble des acheteurs et des juristes marché les moyens de viser la performance économique. C'est devenu la priorité et la prise de conscience est générale. Mais comme dit l'adage : chassez le naturel, il revient au galop. "Les procédures aujourd'hui permettent plus de collaboration et de coconstruction avec les fournisseurs et offrent de nouvelles opportunités d'action. Mais elles ne sont pas toujours utilisées, ou en tout cas pas pleinement" , note Marina Brodsky, assistante à la maîtrise d'ouvrage en achats public, gérante du cabinet Brodsky Consultants. Le formatage réglementaire a laissé des traces, notamment au niveau des collectivités locales où la dimension juridique et administrative est toujours bien présente.
Il faut dire que si le code s'est assoupli, l'aspect répressif, lui, reste inchangé et la sanction a de quoi inquiéter : "Si un acheteur est pris en défaut de respect du formalisme, il encourt un risque pénal", explique Wilfried Boudas, directeur des achats de l'Ugap. D'où le réflexe chez certains de sécuriser au maximum les procédures. "Je ne suis pas pour faire évoluer le droit sans cesse, mais s'il était encore un sujet à modifier, ce serait bien celui de la responsabilité pénale de l'acheteur, qu'il faudrait probablement réduire à une simple responsabilité civile", estime Sébastien Taupiac, directeur santé de l'Ugap. Les réfractaires au changement n'auraient ainsi plus d'argument.
Lire aussi : Les achats, fer de lance des politiques publiques ?
Car, avouons-le, ce formalisme est désormais nettement allégé et s'il était sujet à interprétation avant les réformes du code des marchés, l'acte économique d'achat est maintenant bien identifié. "L'ingénierie juridique ne s'oppose pas à l'ingénierie achats, c'est au contraire ce qui fait la profondeur des achats publics", souligne Ahlem Hamdi, directrice des achats de Radio France.
Pour Fabien Voisin, responsable des achats de l'Inria, ce cadre est même une opportunité : "Nous avons un texte qui a longtemps été utilisé comme une arme ou un alibi. Or, aujourd'hui, nous pouvons, nous devons l'utiliser comme l'instrument de la confiance réciproque entre l'acheteur public et toutes ses parties prenantes."
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Interview - Michel Grévoul, directeur des achats de l'État
"La DAE travaille à faire connaître et reconnaître le métier d'acheteur public"
La DAE s'attache à construire une filière achats forte et performante pour les ministères et les établissements publics (EP) de l'État. Tour d'horizon des principaux chantiers entrepris.
Quels sont les objectifs visés par cette filière achats?
Ils sont multiples. Tout d'abord, cela permet de faire connaître et reconnaître le métier d'acheteur public pour gagner encore en visibilité, en attractivité et en efficacité. C'est également un moyen de regrouper les métiers de l'achat pour offrir aux collaborateurs la possibilité de se focaliser sur des compétences professionnelles, au-delà de leur structure d'appartenance, favorisant ainsi la mobilité entre thématiques d'achats aussi bien que la mobilité géographique en créant des passerelles entre les différentes entités de l'État (ministères et EP).
Quels axes avez-vous travaillés en priorité ?
Dans le cadre de cette structuration achats, il fallait d'abord clarifier et asseoir le rôle et les tâches de l'acheteur et mettre en exergue le domaine fonctionnel achats au sein de l'État. Nous avons travaillé avec les ministères et la DGAFP (Direction générale de l'administration de la fonction publique, autrement dit la direction RH groupe de l'État) et défini cinq fiches métiers-clés de la fonction achats. Pour chaque poste (responsable achats, acheteur, conseiller en ingénierie d'achats, rédacteur de la commande publique et approvisionneur achats) sont détaillées les activités principales, les compétences nécessaires (savoir-être, savoir-faire, connaissances) et les tendances d'évolution. Nous avons également développé une offre de formation adaptée selon les profils (acheteur junior, expérimenté, manager achats) et les thématiques (travaux, IT, prestations intellectuelles, innovation...). Nous proposons également de l'e-formation et travaillons actuellement à la mise en oeuvre de formations certifiantes. Tout ceci participe à une meilleure visibilité de la richesse des métiers de l'achat et à leur donner des perspectives de professionnalisation.
L'objectif est aussi de gagner en efficacité achats, quels leviers utilisez-vous pour cela ?
Nous avons créé un réseau social professionnel dédié aux acheteurs de l'État et des EP pour favoriser les échanges, le partage d'expérience et la transversalité entre acheteurs au sein de communautés thématiques. On trouve par exemple une communauté achats responsables, achats innovants, achats de travaux ou encore achats informatique et télécommunications. Les acheteurs, quelle que soit leur entité (État ou EP), peuvent s'inscrire et partager. Ils ont la possibilité de créer des communautés projet spécifiques. Une communauté maintenance et travaux sur les matériels électriques, par exemple, a été créée par le directeur d'une plateforme régionale achats (PFRA) et par la responsable des achats travaux à la DAE. Ils ont invité un acheteur travaux par région à travailler sur la stratégie et la réalisation d'un cahier des charges fonctionnel et attractif pour les entreprises. Toute l'information passait dès lors par le réseau, évitant la dispersion, et cela a abouti à la création d'un "kit marché" général mais adaptable par chaque PFRA aux spécificités économiques locales. Le travail en réseau sur un même projet permet de valoriser les expertises par domaine (task force).