DossierSauter dans le grand bain du public
Dans un contexte économique où il faut faire toujours mieux avec moins, le levier achat est devenu roi. Les achats publics n'hésitent donc plus à s'inspirer des pratiques issues du privé et à embaucher des acheteurs sachant manier négociation, relations fournisseurs ou marketing achat.

Sommaire
- Fonction publique, secteur privé : quelles différences ?
- " On ne recherche plus des juristes marchés publics mais des acheteurs "
- Une cadre encore rigide...
- Mais une grande diversité des missions
- Passés du privé au public, ils témoignent
- Les achats publics sont de plus en plus matures
- Navigation public/privé
- Les freins à l'optimisation de la performance achat
1 Fonction publique, secteur privé : quelles différences ?
"La contrainte budgétaire étant là, les trois fonctions publiques se posent plus que jamais la question de gagner des marges de manoeuvre. Dans cette logique, toutes les techniques pour optimiser le fonctionnement et les moyens généraux sont les bienvenues ", campe Tony Lourenço, président de Territoires RH, un cabinet de conseil en ressources humaines et en organisation spécialisé dans la fonction publique.
Dès 2005, ce dernier a créé un cursus métier intitulé "responsables achats et commande publique", destiné à accompagner des acheteurs issus du privé en les formant à l'achat public afin qu'ils intègrent le secteur. " À l'époque, l'achat public était essentiellement piloté et produit par des juristes en marchés publics souvent issus de formations en droit, là où le métier d'acheteur est un mélange, certes de juridique, et surtout d'achat au sens école de commerce. " Une dimension économique souhaitée, également, par l'ex-ministre du Redressement productif, Arnaud Montebourg, qui avait lancé un message piquant aux acheteurs publics, pas assez enclins, selon lui, à défendre les entreprises françaises : " On va vous rééduquer ! Vous passez votre temps à faire du droit, faites plutôt de l'économie. "
2 " On ne recherche plus des juristes marchés publics mais des acheteurs "
Une véritable culture achats commence, néanmoins, à faire son chemin dans le secteur public. Cette prise de conscience économique dans la manière de gérer les achats a débuté en 2001, avec la réforme du code des marchés publics. Une démarche amplifiée, en 2004 et 2006, à la suite de nouvelles réformes du code. Mais le véritable tournant a eu lieu en mars 2009 avec la création du SAE, le Service des achats de l'État, qui confirme la volonté de modernisation et de professionnalisation de la fonction d'acheteur public.
Sur le terrain, le changement s'est mis en place progressivement et, à présent, la donne est claire : le public recrute des acheteurs au sens privé et économique du terme, pour optimiser ses dépenses via des politiques d'achats structurées. " Aujourd'hui, on ne recherche plus des juristes marchés publics mais des acheteurs qui ont vocation à faire de l'achat, c'est-à-dire qui utilisent le code de la commande publique, mais pas seulement. L'idée est de placer la fonction achat au niveau de la fonction de direction générale afin d'optimiser tous les process liés à l'achat public ", observe Tony Lourenço.
Une gestion des deniers publics efficace implique la recherche du "juste prix". Pour ce faire, les services achats se professionnalisent et intègrent simultanément des pratiques et des cadres issus du secteur privé. Une révolution ? Plutôt une évolution.
3 Une cadre encore rigide...
Si les acheteurs privés et publics poursuivent le même objectif, à savoir l'optimisation de leurs politiques d'achats et la réduction des coûts, l'environnement et le cadre juridique dans lesquels ils évoluent diffèrent. Recrutée en 2006 par Christophe Aurand, directeur général adjoint de la Ville de Sens (Yonne), Chantal Lefranc venait de l'industrie, plus précisément d'une société spécialisée dans la fabrication de parasols et parapluies. Après 20 années passées en tant que responsable des achats et des approvisionnements, elle a subi la liquidation puis la fermeture de sa société, et a alors décidé de suivre une formation d'acheteur international à la CCI de Dijon.
C'est à ce moment-là qu'elle a appris que son profil intéressait fortement le secteur public. " Depuis un certain nombre d'années, dans mon emploi dans le privé, j'avais instauré des règles de mise en concurrence et des procédures qui s'apparentaient à ce que je fais aujourd'hui dans le cadre de la fonction publique et du code des marchés, explique-t-elle, avant de poursuivre : la différence essentielle est que les rapports sont beaucoup plus directs dans le privé. Dans le public, il faut passer par des procédures écrites pour les projets qui excèdent 15 000 euros HT. Dans le privé, vous pouvez déjà sélectionner en amont les personnes avec qui vous souhaitez travailler, tandis que dans le public, il faut publier un avis de publicité. Il y a plus de souplesse dans le privé que dans le public. "
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Autre différence : la notion de temps. Le secteur public doit prendre en compte des délais incontournables, généralement plus longs que dans le privé, même si cette différence a tendance à diminuer, selon la responsable achats de la Ville de Sens. " Certes, les délais sont plus longs dans le public, mais un bon acheteur dans le privé va maintenant écrire un cahier des charges, donner des contraintes, etc. On n'achète plus à la petite semaine. Un acheteur privé qui travaille dans une grosse société doit respecter également certaines procédures. "
Salaires : l'écart entre le public et le privé se réduit
L'étude publiée en novembre 2013 par l'Insee a eu le mérite de remettre les pendules à l'heure côté rémunérations pratiquées dans les secteurs privé et public. Ainsi, si les salaires augmentent moins rapidement dans le public, le revenu salarial moyen reste supérieur à celui du privé. En 2011, il atteignait 19 530 euros annuels pour les personnes travaillant principalement dans le secteur privé et les entreprises publiques, contre 21 970 euros dans les trois versants de la fonction publique. L'écart de revenu de 12 % entre public et privé vient principalement d'une plus grande stabilité des emplois (la durée d'emploi sur l'année dans la fonction publique est en effet supérieure de 10 % à celle du privé) et, dans une moindre mesure, d'un salaire horaire plus élevé (+ 2 %).
Temporalité plus longue, environnement et cadre juridique différents... Le secteur public ne manque pas d'arguments pour séduire les acheteurs du privé.
4 Mais une grande diversité des missions
Que viennent alors chercher les cadres privés dans le public ? Sens, liberté, diversité des missions, moins de stress... la liste est longue. Après un cycle d'études de commerce à Bordeaux, Thibaud Moisdon a intégré le prestigieux groupe de BTP Eiffage, d'abord comme acheteur famille, puis comme acheteur projet. Une expérience qui a duré trois ans car, au second semestre 2011, il a été débauché par la Ville de Reims, qui recherchait des profils privés pour monter une mission achats. Un challenge qui a séduit le jeune homme, lequel a pris la décision de quitter son CDI chez Eiffage pour un CDD de contractuel. " Ce qui me manquait, explique-t-il, c'est la liberté. Nous étions beaucoup d'acheteurs chez Eiffage, très cloisonnés dans nos activités car en charge de familles d'achats précises. Donc, nous avions peu de marge de manoeuvre. " Ce qui l'a attiré ? " Le challenge et le défi de développer et de créer quelque chose de nouveau. " Une bascule qu'il ne regrette pas, aujourd'hui, car il travaille sans stress. " C'est la grosse différence avec le secteur privé. C'est une réelle qualité, poursuit-il, avant de nuancer son propos : mais c'est en même temps un frein, car tout le monde n'a pas forcément la même motivation pour faire avancer les projets. Cela requiert donc beaucoup de négociations et de communication. "
Pour Tony Lourenço, l'avantage principal, pour un acheteur, est la diversité des missions. " Un acheteur dans le privé est spécialisé sur une filière économique. Dans une mairie, vous avez 320 métiers et autant de filières d'achats à traiter. Un acheteur dans le public, en trois ans d'activité, va balayer toute l'économie, de la petite enfance à la voirie en passant par le développement économique. C'est passionnant ! "
Les clés pour réussir la bascule
Passer d'un monde à l'autre se prépare. " Les bons profils en achats sont les profils de type PME parce qu'ils sont agiles, qu'ils ont la tête et les jambes. Pour s'intégrer, il est indispensable de faire preuve d'humilité, de patience et de retenue. Un acheteur dans le public n'est pas là pour se vendre lui ; si c'est le cas, il n'est pas au bon endroit. Il est là pour mettre en avant les élus et sa direction générale ", pointe Tony Lourenço (Territoires RH), qui souligne que le secret d'une mobilité privé/public réussie tient dans la capacité à faire avec la complexité des parties prenantes. " Dans le public, rien ne se décrète, tout se construit. Il ne faut pas arriver avec ses certitudes. "
Moins de stress, plus de sens et plus de missions. Telles sont les trois raisons avancées par les acheteurs du privé qui cèdent aux sirènes du publics. Néanmoins, ce changement nécessite une solide préparation.
5 Passés du privé au public, ils témoignent
Nicolas Melouki, chargé de mission achats, conseil général du Lot-et-Garonne
"En intégrant le public, j'ai élargi mon périmètre d'achats."
Une formation d'acheteur international en poche, Nicolas Melouki a débuté sa carrière dans le privé au sein de différentes entreprises du secteur agroalimentaire, du négoce de poisson ou encore de l'industrie du bois. En 2008, point d'étape, il s'est posé la question de poursuivre dans le privé, toujours dans les achats, ou bien de se lancer en tant qu'auto-entrepreneur. Il est alors tombé, par hasard, sur une émission de radio, et appris que l'on recherchait des acheteurs issus du privé pour professionnaliser la fonction d'acheteur public. Et pourquoi pas??
Quels ont été vos premiers pas dans le bain public?
J'ai contacté Territoires RH et suivi une formation de dix mois pour m'aider à passer dans le public. En 2009, je suis devenu ainsi directeur du service achats de la communauté d'agglomération de la Plaine Commune (Plaine Saint-Denis). J'arrivais dans un monde complètement nouveau, pour moi: le code des marchés publics, les institutions, un travail avec les collègues très différent... Pendant les six premiers mois, j'ai travaillé à casser cette image de "cost killer" associé aux acheteurs privés. Il a fallu à la fois me faire connaître et appréhender ce nouveau monde, surtout sans a priori et avec beaucoup d'humilité. Après cela, j'ai été énormément sollicité et tout le monde a compris l'apport du privé sur la définition du besoin ou la négociation.?
Et aujourd'hui?
Depuis février 2012, je suis chargé de mission au conseil général du Lot-et-Garonne, à Agen. Marché par marché, on est capable de dire, aujourd'hui, les économies réalisées. Sur le marché du papier, par exemple, on a réalisé 15 % d'économies sur les consommables d'impression, on était à plus de 50 % d'économies. C'est la définition des besoins, étape primordiale, qui permet d'obtenir ces résultats.
Quelles sont les grandes différences entre le secteur public et le secteur privé?
Dans le privé, les résultats sont attendus très rapidement. Dans le public, on a le temps de travailler les dossiers et d'approfondir les demandes pour être efficace. Il n'y a plus ce stress permanent, cette course aux résultats. La grande différence entre les deux secteurs tient également à la diversité des missions qu'offre le secteur public. Il y a beaucoup de choses à acheter. En intégrant le public, j'ai élargi mon périmètre d'achats.
Quid de la rémunération?
J'ai connu une baisse de salaire importante, mais gagné énormément en qualité de vie: davantage de congés, un rythme de travail moins soutenu... De plus, en raison, notamment, des échéances électorales, on est en perpétuel mouvement, contrairement à ce que j'ai pu connaître dans le privé. C'est passionnant!
Philippe Poullain, DSI et directeur du contrôle de gestion de la Ville de Lyon
"J'ai pu insuffler, à mon échelle, de bonnes pratiques issues du privé, en tenant compte du code des marchés publics."
Après sept ans passés chez Trèves, équipementier automobile, en tant que directeur supply chain, puis sept autres années au sein de la direction des achats de Gerflor, entreprise spécialisée dans les revêtements plastique et PVC, Philippe Poullain a souhaité donner un nouveau souffle à sa carrière. "Chez Gerflor, j'ai connu cinq présidents, trois LBO. Ma finalité était orientée en bas à droite, c'est-à-dire que ma mission consistait à dégager le maximum d'argent pour rembourser le prêt contracté par les actionnaires", confie-t-il. Une mission bien peu valorisante, et surtout dépourvue de sens, à ses yeux. "J'avais un savoir-faire, et je me demandais comment et où je pouvais le mettre en pratique." En 2006, il s'est alors tourné vers un secteur public en pleine réorganisation pour professionnaliser les achats, et il est devenu directeur des achats de la Ville de Lyon. "La Ville de Lyon avait décidé de rencontrer les fournisseurs, chose qui ne se faisait pas avant. Quand je suis arrivé, j'ai pu insuffler, à mon échelle, de bonnes pratiques issues du privé, en tenant compte du code des marchés publics. Je me suis intéressé non plus aux marchés à faibles montants, mais à tous les appels d'offres, en menant une démarche achats en amont de ceux-ci. En définitive, en définissant le besoin de la collectivité en interne, on le challengeait, on rencontrait des fournisseurs en amont, des concurrents à l'achat, on bâtissait une stratégie et alors, enfin, on faisait le marché. J'attendais de mes acheteurs qu'ils soient capables de dire ce que j'allais recevoir en termes de propositions."
Éléonore Maginot, responsable achats IT & équipements techniques, Région Centre
"Nous nous battons tous les jours contre l'image de cost killer."
Éléonore Maginot a fait ses armes dans le privé en tant que chef de projet sur l'externalisation des process d'approvisionnement des catégories C, pour des clients grands comptes tels que Veolia et GDF. À tout juste 25 ans, cette jeune acheteuse a rejoint, en septembre 2013, la nouvelle direction achats du conseil régional de la Région Centre, dirigée par Marc Sauvage - également président de la Compagnie des dirigeants et acheteurs de France (CDAF) -, en tant qu'acheteuse IT et équipements techniques.
Pourquoi avez-vous postulé dans le public?
J'avais rencontré Marc Sauvage aux Trophées des achats de la CDAF, quand j'étais étudiante. À l'époque, il travaillait encore pour Bouygues Telecom. Lorsqu'il est passé au conseil régional, j'ai vu qu'il y avait des recrutements en cours et, bien que ne connaissant pas particulièrement les achats publics, l'idée de travailler avec Marc Sauvage, lui-même issu du privé, m'a incitée à postuler.
Achats publics, achats privés, même métier?
Les fondamentaux restent les mêmes: on est là pour maîtriser les coûts, faire coller le besoin avec le tissu des fournisseurs et rechercher l'innovation. Ce qui fait la différence, ce sont les moyens. Dans le privé, lorsque l'on a un petit besoin, il est très facile et rapide d'avoir un devis et de passer une commande. Dans le public, on n'a pas le choix: dès le premier euro, il faut respecter les procédures. Quand je suis arrivée, j'ai donc dû me familiariser avec le code des marchés publics et intégrer le fait que ce n'est pas le besoin qui fait la procédure, mais le montant.
Qu'est-ce qui vous séduit dans le public?
Ce qui me motive, c'est de contribuer, à mon échelle, à la diminution des dépenses publiques. Et quand je paie mes impôts, j'essaie de m'imaginer ce que cela donne au niveau de mes marchés.
Vous voyez-vous comme un "cost killer" public?
Non ! Nous nous battons tous les jours contre cette image. Nous essayons, certes, de faire baisser les prix mais, en fonction de la qualité dont nous avons besoin, et nous tâchons d'intégrer dans nos marchés des données RSE, des données achats responsables, des clauses environnementales, etc. Nous ne braquons pas un projecteur dans les yeux de nos fournisseurs pour leur demander de baisser leurs prix ! Nous ne sommes pas très attractifs, au niveau marchés publics car cela fait peur aux entreprises ; nous devons donc étendre notre communication auprès d'eux afin qu'ils répondent à nos marchés et nous ne pouvons pas faire cela si, derrière, nous les tuons lors de négociations en pratiquant le cost killing.
Ces "transfuges" qui font la bascule privé/public sont souvent en quête de sens professionnel. Ils investissent ainsi un vaste champ de possibles, attirés à la fois par la diversité des missions, le challenge à relever et l'expérience publique à inscrire sur le CV.
6 Les achats publics sont de plus en plus matures
Pour la quatrième année consécutive, l'Ugap et votre magazine Décision Achats ont lancé conjointement une enquête sur l'évolution du métier d'acheteur public et les pratiques d'achats dans la sphère publique. Très instructive, elle prouve que les contours du métier d'acheteur public se précisent. Ainsi, 82?% des acheteurs interrogés estiment que leur métier s'est professionnalisé (contre 73?% en 2013).
Autre preuve de cette révolution?: 33?% des personnes interrogées travaillent désormais au sein d'une direction des achats bien identifiée (32?% en 2013), 66?% déclarent que leur établissement dispose d'une véritable organisation des achats (60?% en 2013) et ils sont 91?% à revendiquer l'existence du métier d'acheteur public (87?% en 2013).
7 Navigation public/privé
La professionnalisation des achats attire les profils privés. Ainsi, 18?% des personnes interrogées déclarent avoir occupé une fonction d'acheteur dans le privé avant de se tourner vers le public. Inversement, sur les 82?% des acheteurs restants, 26,4?% déclarent être tentés par une expérience dans le privé. À la question, "pensez-vous que le métier d'acheteur soit différent dans le secteur public et dans le secteur privé???", ils sont 58?% à déclarer que "oui", contre 31?% de "non" (11?% qui ne se prononcent pas). Ils sont néanmoins 66?% à penser que ces deux métiers utilisent les mêmes connaissances techniques et commerciales (25?% déclarent que non et 9?% ne se prononcent pas).
8 Les freins à l'optimisation de la performance achat
Les acheteurs interrogés ont pointé un certain nombre de freins à l'optimisation de leurs achats. En tête?: le manque de temps pour réaliser une veille industrielle (27?% d'entre eux), suivi de l'adoption et de la compréhension du code des marchés publics (21?%). Ils sont 25,63?% à estimer que la professionnalisation des acheteurs, l'optimisation des études de marché (19,49?%) et le suivi approfondi de l'exécution (18,41?%), sont les voies qui permettront d'optimiser la performance achats de leur organisation.
L'enquête, réalisée au 3e trimestre 2014, a été proposée en ligne aux directions et services achats des différentes entités de la fonction publique. Au total, 491 personnes y ont répondu.
La grande enquête "Évolution des achats publics", réalisée par l'Ugap et Décision Achats, illustre, par ses pourcentages éloquents, la professionnalisation des services achats dans le domaine public et l'attrait qu'exerce celui-ci sur des acheteurs confirmés du privé.
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