[Tribune] La clause Molière dans les marchés publics de travaux : illégale et inopportune !
L'acheteur achète des travaux. Tant que les travaux sont exécutés comme demandé, il ne peut donc être sérieusement sanctionné du seul fait que ses ouvriers ne parlent pas français.
Je m'abonneSous couvert de garantir la sécurité des travailleurs et visiteurs sur le chantier, certains acheteurs publics ont souhaité imposer l'usage du français à tous les ouvriers présents sur un chantier. Outre l'illégalité d'une telle exigence, est-elle réellement contrôlable et opportune ?
Une exigence contraire au droit de la commande publique
La clause Molière a pour but de favoriser les entreprises françaises. Même si elle est appliquée aux entreprises françaises et étrangères candidates à un marché public, sans distinction, elle a en réalité pour effet de désavantager particulièrement les entreprises étrangères. Or une telle discrimination indirecte, qui méconnait la liberté d'accès à la commande publique et l'égalité de traitement des candidats, doit être justifiée par des raisons impérieuses d'intérêt général. En clair, l'acheteur doit établir qu'imposer le français est la seule manière d'assurer la sécurité sur le chantier...
Est-ce vraiment sérieux lorsque la réalité des chantiers a toujours été autre : les ouvriers qui réalisent effectivement les travaux parlent rarement français entre eux. Il n'est nullement démontré que là réside la cause des accidents sur un chantier. Et cette réalité n'empêche pas les échanges entre l'acheteur et le titulaire du marché.
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Reste que la sanction du juge administratif risque d'être tardive et peu dissuasive. En effet, seul le juge des référés pré-contractuels peut utilement empêcher la signature du marché. Or pour qu'un tel recours aboutisse, il est nécessaire de démontrer un manquement grave aux obligations de publicité et de mise en concurrence. Il faudrait donc prouver par exemple que telle entreprise s'est vue attribuer le marché uniquement parce qu'elle garantissait la maitrise du français par tous ses ouvriers. Difficile à établir en pratique, la maitrise du français n'étant (habilement) pas élevée en critère de sélection.
Reste le recours au fond contre le marché, soumis à la longueur de la procédure et au fait que le juge n'annule totalement le marché que dans des cas extrêmes comme par exemple lorsque aucune publicité ou mise en concurrence n'ont été observées, ou en cas de vice du consentement.
Une exigence peu opportune
Tout d'abord, l'opportunité de la clause est discutable car si l'acheteur peut donner des instructions pour assurer la sécurité, il appartient avant tout au titulaire de prendre toutes les mesures propres à éviter des accidents. L'intervention des autorités compétentes ou du maître d'oeuvre ne dégage pas la responsabilité du titulaire. Ensuite, quel est le bon niveau de compétences linguistiques à retenir ? Que peut faire l'acheteur s'il entend une langue étrangère ? Est-ce suffisant pour lui permettre de sanctionner le titulaire du marché ? Lui infliger des pénalités ? On en doute.
En principe, des sanctions sont infligées au titulaire d'un marché lorsqu'il n'a pas livré la chose prévue en temps voulu. Or en l'espèce, l'acheteur demande des travaux. Tant que les travaux sont exécutés comme demandé, il ne peut donc être sérieusement sanctionné du seul fait que ses ouvriers ne parlent pas français.
Quant à la résiliation aux torts du titulaire, "sanction suprême", elle n'est en principe admise par le juge qu'en cas de manquements graves et répétés désorganisant largement les travaux, après mise en demeure. La résiliation aux torts du titulaire du simple fait de l'absence de maîtrise du français par tous ses ouvriers semble donc irrégulière car disproportionnée.
Céline Rojano, avocat au barreau de Paris - Cabinet Cornet Vincent Segurel