Inflation et pénuries: les leviers à activer
Dans un contexte économique où l'inflation reste importante et les difficultés d'approvisionnement se multiplient, les habitudes de la commande publique se voient chambouler. Mais les mécanismes pour limiter les impacts existent.
Je m'abonneLa situation devient, pour certains, presque intenable. Dans un communiqué récent, élaboré en commun avec les hôpitaux publics de France, Intercommunalités de France rappelait que pour continuer à assurer leur mission, les hôpitaux publics auraient besoin d'un financement complémentaire d'un milliard d'euros. L'inflation et les difficultés d'approvisionnement créent des conditions qui vont parfois jusqu'à mettre en danger la continuité du service public ; arriver à minimiser, à défaut de contrer, ces problèmes est donc essentielle. La bonne nouvelle est, comme l'a rappelé le gouvernement, qu'il existe des mécanismes dans le Code de la commande publique qui sont justement prévus pour cela.
Dans l'urgence, l'imprévisibilité
L'un des principes immuables de la commande publique est que s'il y a un marché et un contrat conclu, il doit s'exécuter tel qu'il a été écrit. Or avec les conditions économiques favorables de ces dernières décennies, « certains avaient pris l'habitude de conclure des contrats d'une durée de 4 ans avec des prix fermes ; ce qui a mis certains fournisseurs en difficulté, pour honorer les contrats publics dans un contexte fortement inflationniste », souligne Véronique Bertrand, Directrice Générale Adjointe, Direction de l'offre chez UniHA. Pire encore, bon nombre de fournisseurs, confrontés à des hausses de leurs coûts, ne comprenaient pas pourquoi leurs demandes d'évolution de prix, à leurs yeux parfaitement justifiées, ne sont pas prises en compte. Si en plus on rajoute à cela le fait que certains textes, publiés par le gouvernement, ont semé la confusion, on arrive rapidement à une situation délétère.
Heureusement, dans une circulaire émise à la fin du mois de novembre 2022, le gouvernement, se basant sur l'avis du Conseil d'État quelques mois plus tôt qui voulait lever les ambiguïtés sur les capacités de négociation dans les contrats de marché publics, a expliqué en détail l'éventail juridique disponible dans le cadre de l'imprévision, tout en encourageant les parties à renoncer aux sanctions contractuelles. « Le premier point est d'apporter les éléments qui justifient le caractère imprévisible, souligne Alexis Longeau, Juriste droit public et Secrétariat général des services à la Fédération nationale des collectivités concédantes et régies (FNCCR). Un élément essentiel qu'a dégagé la jurisprudence est l'antériorité de la signature du contrat par rapport aux éléments cités. » Inutile, par exemple, d'invoquer le contexte inflationniste pour des contrats signés en 2023 ; cela serait retoqué par le juge. Malgré ces difficultés, la théorie de l'imprévision, validée par le conseil d'état en septembre 2022, a considérablement soulagé la situation. « Cela a aussi permis de réintroduire des bonnes pratiques en matière d'évolution du prix dans les contrats, souligne Véronique Bertrand. Dès que nous avons travaillé sur ce sujet, nous avons trouvé des possibilités pour s'entendre. »
Intégrer des mécanismes de révision des prix
Pour les contrats conclus postérieurement, y intégrer des mécanismes de révision des prix - qui existaient déjà, mais qui avaient été oubliés à force de ne pas être utilisés - est devenu une pratique systématique. « L'idée est de fixer, dans le contrat, des mécanismes qui permettent de mieux prendre en compte les évolutions de prix, que ce soit d'ailleurs à la hausse ou à la baisse », explique Véronique Bertrand. En effet, même si pour l'instant tout le monde est plutôt focalisé sur l'aspect haussier, cela ne veut pas dire pour autant que les autres possibilités sont à négliger... La difficulté réside en fait dans l'élaboration desdites clauses. « Les formules de révision sont typiquement basées sur des données Insee, qu'il faut sélectionner au cas par cas pour qu'elles soient adaptées au contrat », estime Alexis Longeau. Des précisions également apportées par la circulaire du gouvernement. La formule de révision des prix peut elle-même faire l'objet de modifications en cours de contrat, si les indices sélectionnés se révèlent peu adaptés, ou obsolètes, « tant que ces modifications obéissent aux règles prévues dans les avenants du contrat », continue Alexis Longeau.
Toute la finesse du travail se trouve donc dans les détails. « Il est crucial de bien comprendre la structure de coût du produit ou du service acheté pour pouvoir élaborer des clauses de révision adaptées, explique Véronique Bertrand. Par exemple, UniHA achète des gaz médicaux, dont la production consomme beaucoup d'énergie. L'augmentation du coût de l'énergie a donc eu un impact fort sur les industriels de ce secteur. En 2022, les fournisseurs de gaz médicaux nous ont donc demandé d'augmenter les prix, en proportion. Suite à un travail d'analyse, nous nous sommes rendus compte que l'augmentation des prix demandée par ces industriels n'était pas corrélée à leurs dépenses en énergie et n'avait donc pas besoin d'être prise en considération dès cette année. Nous avons reconsidéré la situation l'année suivante et répercuté l'inflation au moment où elle a vraiment été subie. » En un sens, il s'agit pour les acheteurs de retrouver une grande partie de ce qui fait leur expertise - l'analyse approfondie d'un marché et de ses structures de coût sous-jacentes. Et l'idée, particulièrement pour les achats publics, n'est pas d'arriver à un contrat qui soit trop défavorable pour le fournisseur, mais au contraire qui soit juste pour tous les participants.
Typiquement, tout contrat devrait maintenant comporter des clauses de revoyures, qui fixent des rendez-vous réguliers à l'occasion desquels les formules qui servent à fixer les prix peuvent être réévaluées. Les délais varient selon les domaines et produits concernés, mais 6 mois semblent être une durée qui convienne à la plupart des cas ; le délai ne doit pas en effet être trop court, car il faut se donner le temps de mener correctement l'analyse des divers facteurs en jeu. Dans l'idéal, ce genre de dispositifs doit être mentionné dès l'appel d'offre, afin de mener au mieux les discussions avec les potentiels fournisseurs. Enfin, « il ne faut pas oublier non plus les possibilités offertes par les avenants de faibles montants, qui, selon le type de prestations concernées, peuvent monter jusqu'à 20% des sommes engagées », souligne Alexis Longeau. C'est un mécanisme qui existe déjà depuis longtemps, mais dont l'efficacité n'est pas à négliger, tout comme le recours à des contrats aux durée plus courtes mais renouvelables, ce qui permet, en cas de besoin - car c'est le dernier recours - de sortir du contrat plus facilement.
Gérer les pénuries
L'autre sujet d'inquiétude majeur concerne les pénuries ou difficultés d'approvisionnement. Là aussi, le sujet n'est pas récent - la question se pose depuis la fin des années 2000, mais elle se fait plus pressante ces dernières années. Et là aussi, il existe des outils pour gérer la situation, qui sont bien distincts de ceux utilisés pour le problème de l'évolution des prix. Selon les domaines, les problèmes d'approvisionnement ne sont pas d'ailleurs nécessairement liés à des questions macroéconomiques, mais aussi à des questions de stratégie industrielle : les produits à faible valeur ajoutée ne sont pas des priorités pour les industriels, surtout dans des contextes délicats. « Dans le domaine médical, nous parlons souvent à des acteurs d'envergure mondiale, précise Véronique Bertrand. Or la France, de par ses politiques en matière de santé publique, n'est pas un pays qui pratique les tarifs les plus attractifs. » Autrement dit, quand un industriel a des difficultés de production sur un produit à faible valeur ajoutée, il va favoriser les marchés qui maximisent ses profits sur ce segment. Mais de façon globale, il est certain que la crise du Covid et la guerre en Ukraine ont créé pénuries liées à la fermeture de certains marchés en Asie, par exemple. De plus, la mondialisation a créé une concentration des lieux de production, ce qui ne fait qu'exacerber ces problèmes.
Il existe un dispositif qui permet à l'acheteur public, en cas de difficulté d'approvisionnement, de se tourner vers un autre fournisseur, avec un surcoût, lequel sera supporté par le premier contractant. « Ce n'est pas une solution idéale, car cela introduit, en quelque sorte, une double peine au fournisseur titulaire du marché, estime Véronique Bertrand. Il est préférable de travailler sur des stratégies d'achat différentes pour anticiper ce sujet. » Une solution est de multiplier les fournisseurs, avec notamment des contrats de rang 2, à des tarifs plus élevés mais définis, conclus avec des acteurs qui ne sont pas nécessairement ceux utilisés d'habitude, et qui sont activables en cas de défaillance des fournisseurs principaux. Trouver des acteurs qui veulent bien se prêter à ce jeu n'est pas toujours facile - le volume des achats joue beaucoup -, mais le jeu en vaut la chandelle. Une autre solution est d'optimiser ses approvisionnements et stockage, pour utiliser au mieux ce qui est disponible avant de recourir à des solutions plus radicales sur les achats eux-mêmes.
Retrouver les bonnes pratiques
« L'inflation n'est pas, en elle-même, un phénomène nouveau ; elle était présente dans le contexte économique dans les années 1980 notamment, et il existait des outils et des bonnes pratiques pour la maîtriser dans les achats. En revanche, pour beaucoup d'acteurs actuels des marchés publics, c'est quelque chose qu'ils n'ont jamais connu. Donc les bonnes pratiques de l'époque se sont un peu perdues ; pourtant, surveiller l'évolution des prix et apprendre à anticiper leur évolution est une partie intrinsèque du métier d'acheteur. Il a donc fallu que la nouvelle génération d'acheteurs publics réapprenne à utiliser les outils. Cela a déstabilisé un certain nombre d'entre eux, qui du coup se sont raccroché à des solutions plutôt juridiques, ce qui est utile mais ne remplace pas une véritable expertise d'achat, où l'on procède à une analyse économique approfondie du produit et de sa structure de coût, pour pouvoir ensuite mettre en place les mécanismes appropriés pour équilibrer les contrats. »
Véronique Bertrand, Directrice Générale Adjointe, Direction de l'offre chez UniHA