Pour un nouveau rôle des acheteurs
« Pour en finir avec la dictature des acheteurs » ? Quelle est cette vision bien caricaturale voire injuste de la fonction achats et du plus grand nombre de ses membres dépeinte par Pierre Louis Dreyfus ? Acheteur puis dirigeant achats depuis le début de ma vie professionnelle, issu d’une formation achats, pour la première fois je suis enclin à apporter une modeste contribution et la contradiction au débat lancé par Les Echos le 18 septembre 2014. Tout en me demandant quelle mouche a bien pu piquer Mr Dreyfus ou bien quelles mésaventures ses équipes ont-elles subies pour solliciter ce journal sur ce sujet je crois qu’il se trompe mais surtout que sa conclusion pourrait bien entrainer les dirigeants d’organisation à commettre une belle erreur stratégique.
Tout d’abord et pour évacuer le débat, si des pratiques discutables existent en matière de négociation d’achats, j’ai pu observer au fil des années que c’est le plus souvent le fait d’acheteurs peu expérimentés sur la matière (et toutes les organisations et fonctions ont des collaborateurs parfois inexpérimentés ou maladroits) ou bien d’entreprises au seuil de la mort et qui développent des réflexes désespérés mais aussi de secteurs économiques très spécifiques et aux frontières marquées. Il ne faut pas généraliser !
Ensuite, n’oublions pas que si l’on faisait l’histoire du développement de la fonction achats en France depuis les années 80, on verrait que celle-ci s’est déployée peu à peu depuis l’industrie lourde et automobile vers celle de l’industrie des biens de consommation puis celle des services, et maintenant dans des secteurs plus immatériels comme les services financiers, la communication,…. A chaque fois le même scénario se reproduit : la fonction achats se développe d’abord car le Directeur général y voit là le dernier recours pour maintenir les marges de l’entreprise avant de se pencher sur la masse salariale et attend de ses nouveaux acheteurs des économies budgétaires. Par ailleurs et aujourd’hui dans le secteur public, la fonction est sur-sollicitée afin de répondre aux défis budgétaires auxquels les organismes publics doivent faire face. Dans les deux cas cela fonctionne quelques années et tous les acheteurs savent qu’un domaine non couvert peut voir ses coûts réduits de 10 à parfois 30%, simplement par des mises en concurrence professionnelles et saines avant que la limite ne soit rapidement atteinte.
Une fois ce travail fait, il faut trouver autre chose et c’est là que le bât blesse. Pour avoir il y a quelques mois participé à un débat avec un Directeur général d’une grande entreprise française au sein d’un club informel de Directeurs achats (composé entre autres de belles marques du CAC 40), deux choses m’ont marqué:
D’abord j’ai pu constater que nombre de patrons d’achats peinent à retenir l’attention des dirigeants d’entreprises sur d’autres aspects que la réduction du prix. Trop de dirigeants ne voient pas encore tous les apports que la fonction achats peut leur apporter à condition de laisser le Directeur des achats réaliser pleinement l’alignement stratégique de son activité avec la stratégie et les enjeux de l’entreprise, et ne lui apportent pas les moyens et la reconnaissance nécessaire à ce développement. Dès lors, ils cantonnent leurs acheteurs dans un rôle trop secondaire de «négociateur» et court termiste…et les autres initiatives proposées par les acheteurs disparaissent !
Ensuite, les organisations qui achètent, qu’elles soient publiques ou privées, n’ont pas encore pour beaucoup achevé leur acculturation aux achats. Cela tient souvent à l’étanchéité des parcours professionnels offerts aux cadres supérieurs et aux dirigeants. Peu d’entre eux ont réalisé un passage par les achats dans leur carrière et beaucoup n’ont même jamais interagi avec les achats. L’encadrement des achats quant à lui souffre du manque de passerelles vers les autres fonctions de l’entreprise, notamment celles de directions. Mal connue, l’image de la fonction achats est ainsi encore trop souvent caricaturée ou mal comprise à tous les niveaux des organisations.
Et pourtant ce que les jeunes acheteurs apprennent dans les écoles ou bien ce que les acheteurs plus expérimentés peuvent faire est bien différent de la caricature décriée par Mr Deyfus, et trop souvent véhiculée. Ce n’est pas le lieu d’un cours magistral mais je citerai simplement les quelques exemples suivants de valeur ajoutée que les acheteurs peuvent apporter à leurs organisations:
- Ouvert sur le monde, l’acheteur capte des innovations et de l’information pour l’entreprise;
- Garant de la relation commerciale avec les fournisseurs, il organise le réseau de fournisseurs et anime les échanges avec eux. Certains diront même qu’il peut devenir un acteur majeur de l’entreprise étendue !
- Interagissant avec de nombreuses autres fonctions (financière, industrielle, marketing, R&D, qualité, …), l’acheteur devient un chef de projet fédérant autour de lui les projets faisant appels à des ressources externes;
- Responsable de la sécurité des approvisionnements de son organisation, il devient un acteur important de la maîtrise des risques opérationnels.
La concurrence en France, en Europe et dans le monde est saine comme l’écrit Mr Dreyfus. Elle sera encore plus vive à l’avenir dans le contexte macro-économique qui est le nôtre. Rejeter le rôle de la fonction achats ou bien l’accuser de tous les maux et faire des acheteurs des boucs émissaires est un non-sens stratégique, car il prive le dirigeant de gisements de valeur encore souvent trop peu explorés. Oui il faut avoir une vision long terme et équilibrée des relations clients-fournisseurs, et cela ne sera qu’en donnant aux acheteurs les moyens de travailler sur l’ensemble des leviers qu’ils proposent et ainsi, pourquoi pas comme on l’entend souvent dans le microcosme des achats, transformer la Direction des achats en Direction des ressources externes.
Mesdames et Messieurs les Dirigeants, écoutez davantage vos acheteurs et confiez leur plus de responsabilité et d’influence, vous et vos organisations y gagnerez !
Philippe Demangeot