Pourquoi les logiciels libres intéressent tant l'administration
Le secteur public français est l'un des plus gros utilisateurs mondiaux de logiciels libres. Motivé à l'origine par une politique d'indépendance vis-à-vis des éditeurs, ce choix se traduit également par des gains économiques, notamment en matière d'applications bureautiques.
Je m'abonneElle s'appelle Osor, elle est née il y a quelques semaines. Cette plateforme de centralisation permet l'échange et le partage d'applications open source entre les administrations des Etats membres de l'Union européenne. Initiée par la Commission européenne, Osor (Open Source Observatory and Repository) a pour mission d'encourager les administrations à utiliser les logiciels libres et à développer des projets communs. Les domaines tels que la passation des marchés publics par voie électronique ou l'interopérabilité des applications administratives seront les premiers concernés. Des économies significatives sont attendues par rapport aux solutions propriétaires commercialisées par les éditeurs, dont les coûts de licence élevés ont fini par agacer les décideurs. En effet, pris individuellement, les besoins des administrations n'atteignent en général pas la masse critique permettant de peser sur les prix. Ce coup d'accélérateur de l'UE repose en grande partie sur l'exemple français où l'open source connaît une croissance exponentielle depuis le début des années 2000. L'administration hexagonale est l'une des références mondiales dans ce domaine. La gendarmerie nationale, la Cour de cassation, l'Assemblée nationale, les ministères de la Défense et de l'Equipement, les hôpitaux publics, sans oublier les collectivités locales: tous utilisent, à des degrés divers, des logiciels libres. «Le secteur public représente 15% de la demande informatique en France, mais pèse 50% des projets open source», résume Matthieu Poujol, consultant senior du cabinet Pierre Audoin Consultants. Rien qu'en 2007, les budgets engagés (développement et formation compris) représenteraient près d'un milliard d'euros, selon Markess International.
L'utilisation du libre encouragée
Dès le début des années 2000, l'Etat avait contribué à promouvoir l'utilisation des logiciels libres par la voix très officielle de l'Agence des technologies de l'information et de la communication dans l'administration (Atica), disparue depuis. Le message était clair: «L'émergence des logiciels libres repose sur un phénomène simple: la volonté de mutualiser les logiciels. La mutualisation de leur développement est une approche naturelle pour réduire les coûts ou améliorer la qualité d'un logiciel, en accroissant sa souplesse, sa richesse fonctionnelle et sa modularité». L'agence gouvernementale présentait et justifiait le choix des logiciels libres en sept points: coût d'investissement, coût de fonctionnement, qualité et performance, sécurité, ouverture et interopérabilité, pérennité et indépendance. De plus, des prestations de transferts de compétences étant généralement prévues, la personne publique peut reprendre la maintenance des logiciels libres et apporter elle-même les modifications qu'elle souhaite donner à ces logiciels.
Les premiers projets ont concerné les infrastructures, les portails internet et de gestion de contenu. Aujourd'hui, les logiciels libres commencent à toucher le fonctionnel, comme la gestion électronique des documents (GED) ou le workflow. Historiquement, c'est le secteur de la Défense qui a été le pionnier. «Pour les questions touchant à la sécurité nationale, le libre permet une confidentialité totale et une indépendance vis-à-vis des éditeurs, grâce au libre accès au code source et à la pérennité de la conservation des données» indique-t-on au ministère. Outre ces particularismes de la puissance publique, les économies réalisables sur tout ou partie des coûts de licences des éditeurs ont également aiguillé les décideurs. Et servent même parfois de catalyseur dans les périodes de restrictions budgétaires.
Matthieu Poujol, Pierre Audoin Consultants
«Le libre permet de réaliser des économies.»
La mutualisation encore compliquée
«Il y a une logique économique derrière les projets open source, observe Eric Fosse, responsable secteur public chez Logica (services informatiques). Mais le coût total de possession (TCO) est difficile à calculer, car il faudrait y intégrer le temps de travail par homme nécessaire au développement. Or l'administration ne V évalue pas encore.» Pour Xavier Prince, responsable en architecture systèmes d'information chez Aubay (conseil technologique et intégration de système d'information), «le coût d acquisition du logiciel est certes nul ou faible, mais cela ne signifie pas que tout est gratuit. D'ailleurs, la plupart des administrations passent des contrats comprenant l'assistance et la maintenance.» Ces tâches, auparavant assurées par l'éditeur, le sont désormais par des SSII ou des intégrateurs. Matthieu Poujol (Pierre Audoin Consultants) nuance lui aussi le supposé eldorado économique que représenterait le libre sur un autre aspect: la mutualisation. «Des projets open source ont été mutualisés et déployés, mais pas à une très large échelle, constate-t-il. La mutualisation n'est donc pas si importante. Des économies ont été réalisées, mais pas autant que le libre en permettrait.»
Fer de lance de ce type de projets, François Elie confirme que la mutualisation reste compliquée à mettre en oeuvre. Il préside l'Adullact, une plateforme de développement coopératif qui héberge environ 350 projets dans sa «forge» (lieu de stockage virtuel). Seules quelques dizaines de projets illustrent la logique de partage complet, à l'image du logiciel de gestion de concession des cimetières, réalisé par la ville d'Arles en 2006. Baptisée «Opencimetiere», cet outil permet de centraliser les autorisations, la gestion de place, l'entretien et le terme des concessions. «Une demi-douzaine de collectivités sont allées dans la forge et ont complété les fonctionnalités du logiciel», explique François Elie. Pour le président de l'Adullact, cet exemple illustre la marche à suivre. «L'argent public ne devrait servir qu'une seule fois pour une même application», martèle-t-il. Et de citer le cas du revenu minimum d'insertion (RMI): «Avec la politique de décentralisation, la gestion du RMI a été transférée aux départements. On aurait pu faire développer un logiciel en une seule fois et l'utiliser partout. Au lieu de cela, il y a eu 100 appels d'offres pour réaliser la même chose.»
Complexe à calculer sur les projets nécessitant un certain temps de développement, l'équation économique du libre semble, en revanche, très intéressante dans le domaine des applications bureautiques, comme en témoignent des projets en cours. Ainsi, en basculant progressivement ses 70000 postes informatiques vers OpenOffice au détriment de Microsoft, la gendarmerie nationale espère réaliser des économies annuelles de l'ordre de deux millions d'euros. En faisant migrer les postes de travail des 577 députés vers une distribution OpenOffice et Firefox, le «cousin» gratuit d'Internet Explorer, l'Assemblée nationale a vu, quant à elle, le coût par poste de travail passer de 80 à 60 euros HT la première année, en prenant en compte les coûts de migration, de maintenance et de formation. Un montant quasi nul les années suivantes.
François Elie, Adullact
«Un éditeur de logiciel de contrôle de légalité a dû diviser ses prix par dix après un appel d'offres où il affrontait une solution basée sur du libre.»
Une migration partielle vers l'ope n source
La migration totale vers l'open source n'est cependant pas la norme. Les coûts de formation des personnels et l'appropriation des nouveaux outils peuvent compliquer l'équation économique. Dans les faits, les deux environnements, propriétaires et open source, cohabitent donc. A plus forte raison depuis que la concurrence du libre a poussé les éditeurs à raboter leurs marges et à proposer de nouvelles grilles tarifaires. François Elie (Adullact) constate, lui aussi, des baisses induites dans tous les secteurs où la concurrence du libre est viable. «Un éditeur de logiciel de contrôle de légalité a dû diviser ses prix par dix après un appel d'offres où il affrontait une solution basée sur du libre», se souvient-il.
L'open source, nouvelle arme aux mains des acheteurs publics? «Dans l'ensemble, les collectivités ont réussi à négocier avec les éditeurs des baisses de tarifs», confirme Matthieu Poujol (Pierre Audoin Consultants). Les négociations se mènent au coup par coup et les situations sont très disparates. A l'instar du ministère de l'Education nationale qui a obligé Microsoft à ressortir ses calculettes sur le prix de licence du pack Windows. Rue de Grenelle, on paierait désormais une dizaine d'euros pour la licence quand, dans d'autres ministères, son coût serait double, voire triple. Dans un contexte de restriction budgétaire, les fournisseurs doivent s'attendre à des négociations de plus en plus serrées.
Définition
Une application gratuite, des services payants
Les logiciels libres sont des applications diffusées gratuitement ou à très faible coût, avec accès au code source, contrairement aux logiciels propriétaires pour lesquels une entreprise ou une collectivité doit payer une licence d'utilisation. Seuls les services associés (support, maintenance, formation) sont commercialisés, à des tarifs généralement supérieurs à ceux des éditeurs de logiciels propriétaires.
zoom
La saga Spip Agora
Quel est le point commun entre le portail internet du Premier ministre et celui du Quai d'Orsay? Réponse: un seul et même logiciel libre de création de sites web, Spip Agora. Dès 2002, celui-ci a été développé à 100% pour et par l'administration, en l'occurrence le service d'information du gouvernement (Sig), rattachés à Matignon. Auparavant, les sites étaient hétéroclites et s'appuyaient sur des solutions propriétaires différentes. Avant 2002, les sites du Premier ministre reposaient sur la solution Adobe, devenue Macromedia. «Les sites de l'administration ont les mêmes besoins, l'idée était d'abord de créer un outil permettant de mutualiser les ressources pour développer les sites des services du Premier ministre, explique Stéphane Poulain, coordinateur de la cellule technique du Sig. Puis, nous avons partagé le logiciel avec les autres ministères, dont les besoins étaient proches.» Techniquement, Spip Agora permet de gérer aisément avec le back-office les ajouts d'images ou d'articles sur les sites. «Déplus, un workflow à plusieurs étages permet une validation pyramidale du contenu mis en ligne par les chefs de service», précise Stéphane Poulain. La facilité de développement et de partage a motivé prioritairement le choix du libre. Côté prix, Stéphane Poulain estime que «les logiciels libres sont certes moins onéreux à l'achat, mais ils ont de nombreux coûts cachés, comme le temps de développement. Toutefois, cela nous est revenu moitié moins cher qu'une solution propriétaire.» L'expérience Spip Agora s'est achevée en mai, avec la migration vers un nouveau logiciel libre, baptisé Drupal.
Expérience
Rueil-Malmaison: des enchères inversées sur logiciel libre
A Rueil-Malmaison, la plateforme électronique d'enchères inversées repose entièrement sur des logiciels libres et ce, depuis sa mise en route en septembre 2002. Entre 20 et 30 enchères sont réalisées chaque année. Un projet mené en interne, comme l'explique le directeur informatique de la commune, Marc-Noël Fauvel: «Dès que le texte de 2001 autorisant les enchères inversées est paru, nous avons commencé à travailler sur un logiciel libre baptisé «Domino». Mais à la suite de complications techniques, nous sommes repartis sur une autre base libre, My SQL, et sous langage PHP.»
Le service informatique de la commune compte une quinzaine de personnes qui se sont formées à ces logiciels libres au travers de documentations récupérées sur Internet ou d'ouvrages spécialisés. La démarche a consisté à proposer un produit très simple d'utilisation, aussi bien pour les acheteurs passant l'enchère, que pour les candidats soumissionnaires en ligne. «L'application compte seulement une quinzaine de pages différentes, explique Marc-Noël Fauvel. Pour proposer la meilleure ergonomie possible, nous avons fait appel à une société extérieure.» Au moment du bilan, le DSI ne voit que des avantages à s'appuyer sur du libre. «Sa souplesse nous permet de l'enrichir en permanence suivant les demandes des services utilisateurs, sans contraintes techniques», affirme-t-il.
Depuis 2002, plusieurs fonctionnalités ont été ajoutées: la possibilité de visualiser en un coup d'oeil les meilleures offres, un rappel sur les consultations cycliques, la possibilité de recopier en ligne les anciennes consultations... Quant aux entreprises, dont un millier se sont inscrites en ligne, elles reçoivent automatiquement des alertes (e-mails ou SMS) pour leur notifier les nouveaux marchés soumis à enchères. Au final, l'acquisition de ce logiciel s'est avérée entièrement gratuite. «En revanche, nous n'avons pas estimé certains coûts cachés, comme le temps de travail que nos agents ont consacré au développement du logiciel», reconnaît Marc-Noël Fauvel.
Rueil-Malmaison
DEPARTEMENT
Hauts-de-Seine
NOMBRE D'HABITANTS
74 000
BUDGET PRINCIPAL 2008
218 millions d'euros