Et si vous vous faisiez évaluer par vos fournisseurs?
Pour améliorer les pratiques et renforcer les partenariats fournisseurs, certaines directions achats ont testé une méthode originale: l'évaluation de leur performance par leurs propres fournisseurs. Mais pour que cet exercice porte ses fruits, il est nécessaire de bien préparer le questionnaire en amont.
Je m'abonneLa direction achats du groupe Legrand vient de vivre une expérience originale: le fabricant de produits et de systèmes électriques a, en effet, demandé à ses fournisseurs stratégiques d'évaluer la maturité de ses achats par le biais d'un questionnaire anonyme. Ce document a été également adressé aux acheteurs du groupe, ce qui a permis de mesurer les écarts de perception entre responsables achats et fournisseurs. «Une démarche de globalisation des achats a été mise en place et s'appuie sur un panel ciblé de fournisseurs performants (...) C'est pourquoi nous veillons à établir et développer avec nos fournisseurs des relations durables et équilibrées», rappelle Legrand sur son site. Cette double évaluation de la relation fournisseurs allait dans ce sens. Si elle n'est pas la seule, Legrand est tout de même l'une des rares grandes entreprises françaises à avoir réalisé un tel exercice. «C'est un phénomène très nouveau, que l'on observe depuis quelques mois, principalement dans les entreprises industrielles. Il est, en effet, moins fréquent d'évaluer objectivement la qualité d'une relation lorsqu'il est question d'achats de services», témoigne David Lahille, directeur associé du cabinet de conseil Crop and co. Le sujet, en tout cas, suscite l'intérêt. Selon cet expert, de nombreux acheteurs en parlent dans les clubs et les associations, même si peu d'entre eux l'ont encore pratiqué.
Se faire évaluer par ses propres fournisseurs répond à plusieurs objectifs. Le premier consiste à savoir comment les pratiques achats sont perçues à l'extérieur de l'entreprise. «Cet exercice est extrêmement enrichissant. Les fournisseurs sont un miroir extraordinaire du fonctionnement de l'entreprise, de la façon dont elle exprime ses besoins, mène ses achats, paye, etc.», estime Marc Débets, président du cabinet de conseil Buy-O. Mais cela suppose une capacité d'écoute que peu de directions achats ont développée jusqu'à présent, les acheteurs s'inscrivant davantage dans un rapport de force avec les prestataires, qui plus est avec un fort sentiment de supériorité. «Ecouter les fournisseurs est toujours gagnant, rappelle Marc Débets. Si les achats ne le font pas, personne ne va le faire.» L'exercice n'est donc pas naturel pour les acheteurs. «Il faut se mettre en situation d'ouverture et accepter la critique. C'est un point délicat car chaque partie - et c est peut-être plus particulièrement vrai pour le service achats - a l'impression que la vérité est de son côté», souligne Bernard Alberti du cabinet de conseil Kyu Associés.
@ THOMAS GOGNY
Dominique Huet, directeur général GCE Achats, Groupe Caisse d'Epargne
Témoignage
«Nous souhaitions connaître l'image que nos fournisseurs avaient de nous»
Dans le cadre de son projet Fréquence Fournisseurs, GCE Achats, le groupement d'intérêt économique (GIE) chargé des achats du Groupe Caisse d'Epargne (CNCE), a demandé fin 2006 à une douzaine de ses fournisseurs stratégiques d'évaluer les pratiques achats en vigueur au sein de l'établissement financier. «Nous souhaitions connaître l'image que nous avions auprès de nos fournisseurs», rappelle Dominique Huet, directeur général de GCE Achats.
Un questionnaire nominatif fut donc envoyé aux prestataires. Les thèmes abordés? L'éthique et la déontologie, le respect des engagements, les conditions de paiement, le respect du savoir-faire des fournisseurs et enfin la capacité d'écoute des acheteurs de GCE Achats. Pour chacun de ces thèmes, les prestataires devaient attribuer une note de 1 à 5. «Les résultats se sont révélés plutôt intéressants, indique le directeur général. Si les notes ont été généreuses, sans doute parce que les questionnaires n'étaient pas anonymes, nous avons pu percevoir un certain nombre de points à améliorer.» II s'agissait notamment du respect des engagements et de la capacité d'écoute.
«Cependant, la réorganisation de nos achats en 2007 ne nous a permis de mettre véritablement en oeuvre qu'un nombre ciblé de plans de progrès», regrette Dominique Huet. Selon ce dernier, l'expérience mérite d'être approfondie, GCE Achats compte bien la renouveler courant 2008. «Ce type d'exercice s'inscrit dans la culture d'entreprise du groupe Caisse d'Epargne, qui souhaite développer des relations pérennes avec ses fournisseurs», conclut le directeur général.
La fiche
Groupe Caisse d'Epargne
ACTIVITE établissement bancaire
RESULTATNET 3,8 milliards d'euros
EFFECTIF 56000 salariés
VOLUME D'ACHATS 2,6 milliards d'euros
EFFECTIF ACHATS 50 personnes
NOMBRE DE FOURNISSEURS ACTIFS 30000
Déterminer les points à améliorer
Ce type de démarche présente un second intérêt: pouvoir comparer les pratiques achats de son entreprise avec celles d'autres clients de ses fournisseurs. Les informations ainsi recueillies peuvent s'avérer utiles pour déterminer les points sur lesquels la direction achats doit encore progresser. Encore faut-il que les fournisseurs acceptent de parler de leurs autres clients. Enfin, se faire évaluer par ses propres fournisseurs permet de développer l'attractivité de l'entreprise auprès de ses partenaires et d'en faire un avantage concurrentiel. «Les fournisseurs ont plusieurs clients, sans parler de leurs prospects qui peuvent être des concurrents. Les faire participer à ce genre d'exercice peut leur donner envie de s'impliquer davantage envers votre entreprise», avance David Lahille (Crop and co). Beaucoup de services achats, à l'image de Legrand, cherchent aujourd'hui à développer des partenariats avec leurs fournisseurs stratégiques. Dans cette optique, ce type d'évaluation peut constituer une première étape.
Pour ce genre d'exercice, une entreprise ne peut raisonnablement interroger l'ensemble de ses fournisseurs. Elle doit donc en sélectionner un certain nombre, une vingtaine selon les consultants. «Il faut interroger les fournisseurs stratégiques de l'entreprise, ce qui ne veut pas forcément dire les plus gros. Une petite PME innovante peut avoir beaucoup de choses intéressantes à exprimer», prévient Catherine Hélaine, directrice associée de Colombus Consulting. Pour Marc Débets (Buy-O), il est important d'interroger des fournisseurs de familles d'achats variées. Quant à Bernard Alberti (Kyu Associés), il conseille d'interroger également des fournisseurs qui n'ont pas été forcément retenus lors de précédents appels d'offres. «Il faut laisser s'exprimer leurs frustrations lorsqu'ils ont perdu un marché. C'est l'occasion de revenir sur des faits, par exemple quand la direction achats ou les prescripteurs n'ont pas été efficaces et se sont peut-être fermé des opportunités d'acheter dans de meilleures conditions économiques», démontre-t-il.
Laurent Gobinet directeur achats et logistique, Aker Yards SA
Témoignage
«Chaque année, nous donnons la parole à nos fournisseurs»
Fin 2006, la filiale française du constructeur naval Aker Yards s'est dotée d'une charte éthique et d'un code de conduite précisant les comportements à adopter à l'intérieur et à l'extérieur de l'entreprise. Un document qui inclut la gestion de la relation fournisseurs. Plutôt que d'imposer ce texte de façon péremptoire, Laurent Gobinet, directeur achats et logistique, a fait évaluer son contenu par les salariés de l'entreprise mais aussi par ses fournisseurs. «Notre stratégie achats repose sur une intégration de plus en plus en amont de nos fournisseurs et sur le développement d'une relation basée sur la confiance, explique-t-il. Dès lors, il était essentiel de consulter ces partenaires, qui sont parmi les premiers concernés par le contenu de cette charte.» Un questionnaire sur le Web, baptisé «Baromètre éthique», a été élaboré, puis testé auprès de 30 fournisseurs clés. L'exercice a ensuite été étendu à 150 partenaires. Les résultats ont été dévoilés lors du symposium annuel organisé par la direction achats. L'expérience s'est révélée très positive selon Laurent Gobinet: «Cela a permis de donner la parole à nos fournisseurs sur des sujets parfois considérés comme sensibles. Par exemple, nous nous sommes rendu compte que notre processus de décision en interne était perçu comme trop complexe, ou encore que nous n'écoutions pas assez les propositions de nos fournisseurs en termes d'innovations.
Nous avons ensuite mis en place des plans d'actions visant à améliorer la qualité de nos relations.» Devant le succès de l'opération, l'exercice est désormais renouvelé tous les ans.
La fiche
Aker Yards SA
ACTIVITE
Constructeur naval
CHIFFRE D'AFFAIRES
1,25 milliard d'euros
EFFECTIF
2880 salariés
VOLUME D'ACHATS
850 millions d'euros
EFFECTIFS ACHATS
26 personnes
NOMBRE DE FOURNISSEURS ACTIFS
1100
Interroger les vendeurs présents sur le terrain
Identifier les fournisseurs est une chose, être en relation avec les bons interlocuteurs en est une autre. «Seules les personnes habituellement en relation avec la direction achats doivent être consultées», estime Bernard Alberti (Kyu Associés). Dans la pratique, les commerciaux peuvent prendre peur, laissant à la direction générale le soin de s'exposer de la sorte. Or, cette dernière n'est pas toujours la mieux placée pour apprécier les relations entretenues sur le terrain avec les acheteurs. Catherine Hélaine (Colombus Consulting) se veut néanmoins rassurante: «Les fournisseurs envoient généralement leurs cadres de très haut niveau, ce qui permet des échanges intellectuellement très intéressants.» Si les acheteurs participent à l'exercice, il faut également interroger un collège représentatif des prescripteurs internes, tout autant concernés par la relation fournisseurs.
Une fois le panel de personnes à interroger défini, il faut choisir la forme de l'évaluation. Pour tous les spécialistes, un simple questionnaire envoyé aux fournisseurs par courrier ou par mail ne suffit pas. «Le taux de réponses risquerait d'être faible, les commentaires vagues et pas toujours sincères, soutient Bernard Alberti (Kyu Associés). L'intérêt de l'exercice est d'aller chercher ce qui se cache derrière les réponses. Et seuls des entretiens personnalisés permettent de le faire.» Un questionnaire suivi d'une série de tête-à-tête apparaît donc comme la meilleure formule. «Ces rendez-vous peuvent prendre la forme d'un groupe de travail où l'on invite plusieurs fournisseurs à échanger entre eux», pointe Catherine Hélaine (Colombus Consulting). Mais cette démarche, à laquelle s'ajoute la synthèse des résultats, prend du temps. Bernard Alberti (Kyu Associés) estime ainsi qu'une mission récente lui a demandé l'équivalent de 40 jours de travail à temps plein.
Autre question substantielle: les réponses des prestataires doivent-elles être anonymes? Cet aspect fait débat. Les directions achats semblent plutôt contre et préfèrent un échange franc et direct, plus constructif à court terme. Marc Débets (Buy-O) est de cet avis. «On n'est pas dans le jugé», affirme-t-il. Une opinion que ne partage pas une majorité de consultants... et de fournisseurs! «L'évaluation doit être anonyme pour que chaque fournisseur puisse pleinement s'exprimer, maintient David Lahille (Crop and co). C'est un point essentiel qui garantit la réussite de l'exercice.» Même sentiment chez Bernard Alberti (Kyu Associés): «Les réponses seraient trop politiquement correctes afin de ne pas troubler la relation commerciale.» Bien sûr, ces experts justifient ici l'intervention d'un cabinet de conseil comme le leur. Toutefois, il est probable qu'un fournisseur, même historique, ne s'exprime pas librement devant son client, de peur de perdre son contrat lors du prochain appel d'offres.
Mettre en évidence les incompréhensions
Qu'elle soit anonyme ou non, la synthèse des réponses doit ensuite permettre de dégager des tendances. Si les points positifs sont toujours bons à prendre, ils ne présentent qu'un intérêt restreint. Car l'objectif de l'exercice n'est pas d'évaluer sa cote de popularité auprès des fournisseurs. Les mauvais points attribués sont en revanche beaucoup plus utiles pour la direction achats qui souhaite améliorer sa relation fournisseurs, à condition, bien entendu, que celle-ci accepte les critiques. Un responsable achats n'aimera pas toujours s'entendre dire que les cahiers des charges ne sont pas suffisamment précis, que l'entreprise ne paye pas dans les délais ou que les approvisionneurs n'anticipent pas assez les soubresauts du carnet de commandes. Pour les spécialistes de l'évaluation de la performance, l'intérêt est aussi de comparer les réponses des fournisseurs avec la propre idée que se font les acheteurs de leur relation avec ces derniers. «Les écarts de perception sont très révélateurs des dysfonctionnements ou des incompréhensions qui peuvent exister au quotidien», confirme Jérôme Morel, cofondateur du cabinet Adexys.
Enfin, il va s'en dire que l'exercice n'a d'intérêt que s'il est suivi d'effets. Catherine Hélaine (Colombus Consulting) rappelle ainsi qu'il faut définir un plan d'actions une fois l'évaluation terminée. «Ne pas le faire peut créer une certaine frustration chez les fournisseurs qui ont pourtant joué le jeu», précise-t-elle. David Lahille (Crop and co) affirme en tout cas que les prestataires rencontrés au cours de ces différentes missions sont très intéressés par la démarche. Alors ce type d'évaluation va-t-il se développer dans les années à venir? On peut le penser. Les grandes entreprises, à l'image de Renault ou de Peugeot, cherchent à réduire leur panel mais, dans le même temps, à nouer des relations privilégiées avec leurs fournisseurs stratégiques. Les directions achats sont de plus en plus jugées sur leur capacité à apporter de la valeur, ce qui repose en partie sur la capacité des fournisseurs à y contribuer. Encore faut-il prendre le temps de les écouter.
Claude Bordier, responsable de la coordination des achats, RATP
Témoignage
«L'évaluation est un exercice intéressant mais complexe à mettre en oeuvre»
A l'occasion d'un diagnostic sur son niveau de maturité achats début 2003, la RATP a demandé à un cabinet de conseil, Kyu Associés, de réaliser une série d'entretiens qualitatifs auprès d'une dizaine de fournisseurs triés sur le volet. «L'objectif était de faire remonter des informations sur nos pratiques achats, se souvient Claude Bordier, responsable de la coordination des achats au sein de la RATP.
Cet exercice a confirmé ce que l'équipe achats soupçonnait déjà. Les résultats ont ainsi souligné un certain nombre de points majeurs à améliorer comme «la nature des relations nouées avec les fournisseurs, trop imprégnée de juridisme. Ou encore les processus de décision pas assez lisibles...», indique Claude Bordier. La régie de transports parisiens n'a pas renouvelé l'expérience depuis, du moins aussi formellement. «Un tel exercice est intéressant mais le traitement dynamique et durable des informations pose quelques difficultés», avance le responsable de la coordination des achats.
Néanmoins, le dialogue avec les prestataires reste permanent dans le cadre traditionnel du management de la relation fournisseurs. Pour autant, le fait de leur donner la parole n'est pas abandonné. «Nous réfléchissons actuellement à la possibilité d'insérer sur notre site internet un petit questionnaire qui permettrait à nos fournisseurs de s'exprimer», conclut Claude Bordier.
La fiche
RATP
ACTIVITE
Transport de personnes
CHIFFRE D'AFFAIRES
4 milliards d'euros
EFFECTIF
44800 salariés
VOLUME D'ACHATS
1,4 milliard d'euros
EFFECTIF ACHATS
140 acheteurs
NOMBRE DE FOURNISSEURS ACTIFS
5500