Ces fournisseurs qui faussent la concurrence
Chaque année, une demi-douzaine d'entreprises sont condamnées par le Conseil de la concurrence pour entente illicite dans les marchés publics. Un problème auquel les acheteurs sont peu sensibilisés. Pourtant, les procédures existent pour se faire rembourser les sommes indûment versées.
Je m'abonnePour le conseil général de Seine-Maritime, le préjudice est colossal. Entre 1991 et 1998, le département aurait supporté, au minimum, un surcoût de 162 millions de francs (environ 24,7 millions d'euros) sur des marchés de travaux routiers, dont le coût final s'élevait à un milliard de francs (environ 152,4 millions d'euros). Ces chiffres ont été révélés en 2005 par le Conseil de la concurrence, qui a condamné une demi-douzaine d'entreprises pour s'être entendues à l'occasion de ces marchés. Au lieu de présenter des offres concurrentes, elles s'étaient concertées pour se répartir les tonnages d'enrobés à épandre sur les routes. Pour cette entorse aux règles économiques, le Conseil a infligé aux entreprises des amendes dont le montant total dépasse 30 millions d'euros. Une somme qui, comme toutes les amendes de l'autorité administrative, est allée garnir les caisses du ministère de l'Economie et des Finances, alors que le préjudice pèse sur les finances du conseil général. Pour se faire indemniser, celui-ci a donc dû se porter partie civile au tribunal de grande instance. Un jugement du 11 septembre 2008 a chiffré le surcoût à 4,65 millions d'euros, par rapport à des conditions économiques normales. Les entreprises fautives ont été condamnées à verser ce montant au département, au titre des dommages et intérêts.
Pour les acheteurs, cette affaire rappelle d'abord que les pratiques anticoncurrentielles des entreprises sont une réalité dans les marchés publics. La vigilance est d'autant plus nécessaire que de nombreux contrats devraient être conclus cette année, dans le cadre du plan de relance de l'économie. Elle pointe, ensuite, la nécessité d'engager une action civile pour obtenir réparation du préjudice causé par ces fraudes. «Chaque année, le Conseil de la concurrence sanctionne au moins une demi-douzaine de pratiques anticoncurrentielles, observe Eric Eberstein, chef adjoint au bureau des pratiques anticoncurrentielles de la Direction générale de la concurrence et de la répression des fraudes la (DGCCRF), le «gendarme» de la concurrence. Etrangement, très peu de personnes publiques victimes de ces ententes agissent en justice pour obtenir réparation. La faute de l'entreprise est pourtant facile à rapporter devant le juge, puisqu'elle a été préalablement sanctionnée par le Conseil de la concurrence.» La DGCCRF estime que les surcoûts dus aux pratiques anticoncurrentielles des entreprises varient, en moyenne, de 15 à 30% de la valeur du marché. Ces dernières années, seuls le conseil général de Seine-Maritime, la SNCF ou la région Ile-de-France, dans l'affaire des marchés truqués des lycées (lire encadré ci-dessus), ont demandé réparation aux entreprises.
Pour se faire indemniser, la personne publique doit engager une action civile spécifique, de préférence devant son juge «naturel»: le tribunal administratif (pour les personnes publiques soumises au code des marchés publics) ou le tribunal de commerce (pour les établissements et entreprises relevant de l'ordonnance de 2005, comme la SNCF). Méconnaissance du mécanisme de ces actions ou même de la décision du Conseil de la concurrence, peur de froisser ses fournisseurs, longueur des procédures... Différentes explications peuvent être avancées pour justifier l'inaction des victimes. «Pourtant, au travers de la personne publique, ce sont les contribuables qui sont victimes», rappelle Eric Eberstein.
Expérience
La région Ile-de-France, victime d'une entente préalable, peine à se faire indemniser
Dans l'affaire des lycées d'Ile-de-France, un marché pour lequel des entreprises du BTP s'étaient entendu pour surfacturer les prestations et en reverser une partie à des partis politiques, le volet pénal a déjà abouti, avec la condamnation de plusieurs personnes physiques (politiques et dirigeants de sociétés de BTP). Sur la base de l'instruction judiciaire, le Conseil de la concurrence a également condamné, en 2007, 12 entreprises à une amende totale de 47,3 millions d'euros pour s'être réparti les marchés litigieux. Cette amende a été confirmée en grande partie en appel (38,6 millions d'euros). «Au final, les personnes physiques ont été condamnées et l'Etat a été indemnisé après la décision du Conseil de la concurrence, observe Vincent Sueur, directeur général adjoint du service des affaires juridiques du conseil régional d'Ile-de-France. Mais la région n'a toujours pas obtenu réparation de son préjudice, c'est-à-dire le surcoût versé aux entreprises qui s'étaient entendues pour augmenter les prix. Les tribunaux ont reconnu que ces derniers, dans les différents marchés, étaient gonflés de 8 à 30% par rapport aux tarifs habituellement constatés.» Dans cette affaire, l'action civile en réparation des pratiques anticoncurrentielles ne peut être utilisée. «Il faudrait prouver le préjudice financier marché par marché, explique Vincent Sueur. Or, 88 sont concernés en tout. Nous ne sommes pas en mesure de reconstituer les conditions économiques de l'époque pour chacun (les faits s'étant déroulés entre 1989 et 1996, NDLR).» Huit marchés seulement ont pu être décortiqués. Ils font apparaître des surmarges pour les entreprises, de l'ordre de 8 à 25%.
Devant l'impossibilité de réunir les preuves pour former une action en réparation des pratiques anticoncurrentielles devant le juge administratif (compétent pour cette procédure), la région a décidé de saisir la justice civile, c'est-à-dire le tribunal de grande instance. En l'absence de données précises sur les marchés, la région a chiffré son préjudice à 76 millions d'euros, «c'est-à-dire 5% du montant total des marchés pour lesquels le juge pénal et le Conseil de la concurrence ont déjà jugé qu'il y avait eu entente illicite», explique le responsable juridique. Le juge des référés ayant refusé de connaître de cette affaire, le 15 janvier 2009, le Conseil régional a saisi le tribunal de grande instance de Paris. La procédure pourrait encore durer plusieurs années.
La région Ile-de-France a chiffré son préjudice à 76 millions d'euros.
Le guide pratique de la DGCCRF
La Direction générale de la consommation, de la concurrence et de la répression des fraudes a mis en ligne son guide pratique sur l'action civile en réparation des pratiques anticoncurrentielles, qui s'adresse aux acheteurs publics et aux élus.
Rens.: www.dgccrf.bercy.gouv.fr/concurrence/commande_publique/guide_action-civile.htm
Un guide pratique pour aider les acheteurs
Il y a quelques mois, la DGCCRF a donc défriché le terrain pour les acheteurs publics et les élus, en éditant un guide pratique sur «l'action civile en réparation des victimes de pratiques anticoncurrentielles». Cette procédure est la plus pertinente selon le gendarme de la concurrence. «Elle suppose que la pratique anticoncurrentielle ait été préalablement établie, ajoute le directeur adjoint. Les collectivités peuvent donc s'appuyer sur la décision du Conseil de la concurrence et demander au juge administratif de se prononcer sur les conséquences de cette entorse au droit. Autrement dit, réclamer la rétrocession des sommes majorées illégalement par les entreprises fautives dans le cadre de l'entente.»
Dans les marchés publics, les ententes illicites sont les fraudes les plus courantes. Définies par le code de commerce (art. L. 420-1), elles se matérialisent par plusieurs types de pratiques: partage de marchés, échanges d'informations entre les candidats avant le dépôt des offres. Ou, encore, par le dépôt d'offres dites «de couverture», «destinées à créer l'illusion d'une concurrence», explique maître Doris Marcellesi, directrice du département concurrence au sein d'Alain Bensoussan avocats. Elle donne l'exemple du marché des lycées publics d'Ile-de-France, qui synthétise toutes ces mauvaises pratiques. En 2007, le Conseil de la concurrence a ainsi condamné 12 entreprises à une amende totale de 47,3 millions d'euros. «Dans cette affaire, il a été reproché aux entreprises en cause d'avoir participé à des réunions pour se partager des marchés», explique maître Marcellesi. Au cours de ces rendez-vous, des informations préalables au dépôt des offres étaient échangées, notamment les prix pratiqués. «Certaines entreprises ont ainsi reconnu avoir déposé des offres de couverture», indique l'avocate. «Dans tous les cas, les entreprises ne se versent pas d'argent entre elles, ajoute Eric Eberstein (DGCCRF). Elles s'entendent pour se répartir les marchés sur une durée ou un territoire donné, ou pour définir le niveau de prix de leurs offres.» Avec, bien souvent, une marge confortable.
Le pouvoir adjudicateur qui soupçonne l'une des formes d'entente peut saisir la DGCCRF, qui mènera des investigations avant, éventuellement, de saisir le Conseil de la concurrence. Encore faut-il que la collectivité ait des munitions suffisantes pour saisir la DGCCRF. Plusieurs indices peuvent donner l'alerte. Au vu de la jurisprudence, maître Marcellesi évoque d'abord le cas le plus «grossier» de deux offres parfaitement identiques: prix, prestations, lots... Une affaire de ce type a ainsi été révélée en 2007 par le Conseil de la concurrence. «En l'occurrence, il semblerait qu'un salarié de l'une des deux entreprises ait pris connaissance de l'off re de sa concurrente, à l'occasion d'une visite de chantier, et l'aurait recopiée.» Le mécanisme du mieux-disant était donc grippé.
Doris Marcellesi, Alain Bensoussan avocats
«Les ententes illicites créent l'illusion d'une concurrence sur un marché public.»
Détecter les offres «de couverture»
Dans la même veine, il peut s'agir d'un marché pour lequel une seule entreprise répond alors qu'elle a de nombreux concurrents dans son domaine d'activité. «Si le cahier des charges est clair, le besoin est bien exprimé et que l'off re existe, l'acheteur doit alors se poser la question: pourquoi d'autres entreprises n'ont pas répondu?», indique Eric Eberstein. Autre cas de figure: plusieurs offres sont remises mais une seule est complète, les autres faisant de la figuration. Il s'agit alors d'une offre de «couverture», les entreprises s'entendant pour faire en sorte qu'une société préalablement désignée remporte le marché. «Attention toutefois, nuance Eric Eberstein. Les entreprises formulant des offres qui ne sont pas susceptibles d'emporter le marché ne sont pas forcément coupables de s'être entendues. Il peut s'agir d'offres «cartes de visites»: la société a un carnet de commandes déjà bien rempli, et se porte candidate afin de se faire connaître et référencer par l'acheteur. Ceci relève de la simple stratégie commerciale et n'est évidemment pas interdit.» Les manoeuvres sont parfois plus retorses. Par exemple, alors que plusieurs offres sont parvenues sur le bureau de l'acheteur, il arrive que l'entreprise dont l'off re a été retenue «oublie» de produire dans les délais son attestation fiscale ou sociale, exigée dans tout marché. Ce qui l'élimine de la compétition, au profit de la seconde off re la mieux-disante. «Quand l'oubli vient d'une grande entreprise que l'on sait rodée aux procédures de marchés publics, cela peut surprendre», analyse Doris Marcellesi.
Depuis la fin février, les acheteurs peuvent s'appuyer sur un gendarme de la concurrence aux moyens renforcés. L'Autorité de la concurrence s'est en effet substituée, depuis cette date, au Conseil de la concurrence, avec des prérogatives élargies. Elle chapeaute désormais les agents enquêteurs de la DGCCRF, dont le nombre est passé de 130 à 190. «Pour qu'une enquête soit lancée, il faut des éléments de preuve sérieux», rappelle Eric Eberstein. Dans la majorité des cas, ceux-ci sont fournis anonymement par des salariés des entreprises participant à l'entente, ou par d'autres entreprises soupçonnant le mécanisme. Une bonne raison de plus pour stimuler la concurrence dans les marchés publics.
En pratique
Les principes à rappeler aux candidats des marchés publics
- Toute prise de contact avec d'autres candidats à un marché public, ayant pour objet d'influencer la procédure de passation ou de dévoiler des informations, est interdite.
- La simple participation à des réunions d'échanges d'informations est suffisante pour démontrer la participation à l'entente, dès lors que l'entreprise ne s'y oppose pas ou ne s'en distancie pas clairement.
- La preuve de l'entente ne nécessite pas la réunion de preuves matérielles: les déclarations de salariés ou des dirigeants d'entreprises candidates recueillies au cours de l'enquête pénale sont jugées suffisantes.
SOURCE: ALAIN BENSOUSSAN AVOCATS