Achats-ventes: le yin et le yang
Directeur achats et directeur commercial sont deux postes complémentaires au sein d'une même entreprise. A l'extérieur, ces interlocuteurs directs déploient leurs stratégies respectives et font valoir leurs intérêts pour trouver un terrain d'entente. Philippe Niel, directeur du département ventes directes de Konica Minolta Business Solutions France, et Christophe Chambon, responsable achats de Campbell Soup Europe, construisent les contours d'un dialogue.
Je m'abonneLes experts ont coutume de dire que la fonction achats s'est professionnalisée. Partagez-vous cet avis?
CHRISTOPHE CHAMBON: Oui, tout à fait. Auparavant, le métier d'acheteur en tant que tel n'était pas reconnu comme une profession. Il était associé au conflit, à de la négociation «pure et dure», uniquement centrée sur la discussion du prix et avec, pour seule objection, que tout est trop cher! Mais le recours à des process de formation a ouvert les yeux et les esprits, permettant aux acheteurs de développer d'autres compétences. C'est ainsi qu'avec un DUT en techniques de commercialisation en poche, j'ai suivi en 1990 une formation à l'Ecole supérieure des acheteurs professionnels (Esap). C'était alors la seule qui existait en France. Depuis, les formations ont fleuri, y compris au sein des écoles de commerce. Auparavant, on pouvait devenir acheteur un peu par hasard. Aujourd'hui, c'est une profession reconnue, et les responsables achats sont des gestionnaires de risques.
PHILIPPE NIEL: Je partage ce point de vue et j'ai effectivement moi-même remarqué ce phénomène, notamment chez nos clients grands comptes. La professionnalisation des achats va d'ailleurs de pair avec une fonction vente devenue plus mature. Le vendeur n'est plus perçu comme un beau parleur, mais comme un apporteur de solutions en face d'un interlocuteur qui doit résoudre une problématique dans son ensemble, et plus seulement répondre à un besoin unique.
Comment préparez-vous les entretiens commerciaux?
P. N.: Tout d'abord, il est capital de connaître la société avec qui nous avons rendez-vous et de comprendre le circuit de décision. Nous devons nous informer sur l'entreprise elle-même. Ce qui commence par la consultation de son site internet, afin de connaître ses valeurs, sa politique RSE... Il nous faut intégrer la terminologie, le langage de notre client. Si nous ne comprenons pas ses contraintes, sa stratégie, son mode de calcul de prix de revient, etc., il nous est impossible de bien lui vendre une solution. Lorsque nous abordons un client, nous commençons par procéder à une phase d'audit afin de cerner précisément ses besoins. Ainsi, le tarif évoqué en négociation n'est pas celui d'un seul produit, mais représente un coût total.
C. C.: Du côté des achats, mon rôle est de recueillir et d'évaluer nos besoins en interne. Cette analyse doit être la plus fi ne possible. Ensuite, nous rédigeons un appel d'offres ou consultons directement nos fournisseurs référencés. Il faut être au maximum renseigné sur eux, leur santé financière, etc. Dans ce processus de sélection, nous pouvons aussi recourir à l'e-auction (ou enchère électronique, NDLR)...
A ce titre, l'e-auction ne déstructure-t-elle pas toute forme de relation entre les deux parties?
C. C.: L'e-auction est un outil servant à classifier les fournisseurs déjà référencés, afin de nous aider à faire un choix dans le cadre d'un appel d'offres. Nous jugeons les candidats sur des critères de prix, de qualité et d'innovation. Participez-vous à des e-auctions, Monsieur Niel?
P. N.: Oui, parfois. Mais j'ai tendance à penser que les enchères électroniques peuvent être synonymes de négation du métier d'acheteur. Cet outil peut être perturbant pour un fournisseur, car arriver en tête du classement ne garantit pas de gagner. On peut parfois avoir le sentiment que ces procédés ne sont pas toujours justes, et que les acheteurs insèrent des faux fournisseurs dans la liste des participants...
C. C.: Il s'agit d'un outil tactique pour nous, et non d'une fi n en soi. C'est pourquoi le résultat de l'e-auction peut différer du choix final, qui reste la décision de l'acheteur. Nous n'utilisons pas systématiquement cet outil, qui était très à la mode à la fi n des années quatre-vingt-dix. Et lorsque nous y faisons appel, nous devons respecter des règles d'éthique. Par exemple, les fournisseurs en lice doivent rester anonymes.
Comment se déroule une négociation entre un directeur commercial et un acheteur?
P. N.: Nous ne sommes plus dans un face-à-face unique. Nos vendeurs sont des chefs d'orchestre. Ils doivent savoir quelles sont les personnes adéquates pour les accompagner en rendez-vous: consultant, responsable avant-vente ou après-vente, etc. D'ailleurs, de l'autre côté, le directeur des achats se rend rarement seul en entretien. Il est souvent entouré d'experts de sa société: le DSI, le Daf, voire le DRH, suivant le besoin que couvre l'achat. C'est notamment la raison pour laquelle il est essentiel pour nous d'avoir une vision large et de comprendre la stratégie globale de notre interlocuteur.
C. C.: L'essentiel, lors de la négociation, est l'optimisation des coûts. Mais même si le prix est un élément incontournable, c'est loin d'être l'unique critère. Je suis prêt à payer un produit deux fois plus cher s'il permet à mon entreprise de vendre quatre fois plus! Un bon entretien démarre avec des objectifs divergents, mais aboutit à des intérêts communs. La négociation est conflictuelle, par essence, mais nous sommes condamnés à nous entendre. L'un ne peut exister sans l'autre, même si nous ne sommes pas des partenaires.
Un directeur achats et un directeur commercial ne peuvent-ils pas être des partenaires?
P. N.: Je pense que le mot «partenariat» est galvaudé. Même si mes commerciaux établissent des relations conviviales avec leurs clients, les tutoient, se sentent à l'aise, etc., je ne manque jamais de leur rappeler les rôles respectifs des deux parties.
C. C.: Je suis d'accord. Cela me fait penser à l'histoire de la poule et du cochon à la ferme. Chaque jour, le fermier lance du grain par terre pour les nourrir.
Les deux animaux se battent pour se tailler la part du lion. Un jour, la poule dit au cochon: « On devrait trouver un arrangement, ce n'est plus possible. » Et le cochon d'acquiescer. Mais quelle solution trouver? La poule propose alors de réaliser un partenariat. Les deux protagonistes se laissent huit jours de réflexion. Passé ce délai, le cochon va voir la poule et lui demande si elle a trouvé une solution. Celle-ci lui répond: « Oui, on va faire des oeufs au bacon! » (rires). Je trouve que cela caricature bien la relation entre un commercial et son client. Plus sérieusement, il existe différents degrés de relation avec les fournisseurs. Il y a des fournisseurs transactionnels, pour les achats courants, des fournisseurs préférentiels, et enfin ceux qui sont stratégiques, avec lesquels nous sommes très sélectifs. N'oublions pas non plus ceux qui sont en situation de quasi-monopole ou qui ont une vision intégrée, ils sont une extension de notre propre business. L'enjeu est alors de développer des alliances. Nous sommes encore plus obligés de trouver un terrain d'entente avec eux, car notre santé dépend de la leur et vice versa.
Biographie de Christophe Chambon
Je suis responsable des achats emballages et ingrédients de Campbell Soup Europe, le plus grand fabricant de soupes au monde. Autrement dit, je traite avec des industriels de l'emballage. J'ai une équipe de quatre acheteurs. Le rôle du responsable des achats est, en premier lieu, de s'assurer de la valeur ajoutée qu'apportent les achats au produit final. À ce titre, je dois évaluer le besoin en interne. Ainsi, je recueille et évalue les desiderata des uns et des autres. C'est pourquoi je considère qu'au-delà d'être un acheteur, je suis aussi un coordinateur de projets, et un communicant. Bien entendu, mon rôle consiste également à chasser les achats réalisés par habitude, la surqualité et l'irréalisable.
D'après vous, jusqu'où peut aller la relation fournisseur-acheteur?
P. N.: L'intérêt commun est que cette relation soit la plus pérenne possible. Ce n'est que sur le long terme que l'on peut envisager les solutions les plus intéressantes pour nos clients. Ainsi, pour l'un d'entre eux, il nous est arrivé de livrer l'intégralité des consommables sur un point central, lui laissant le soin de redispatcher les produits au sein de ses différents sites. De quoi lui faire réaliser une économie sur les frais de livraison. Ce type d'accord ne peut se faire qu'avec une bonne connaissance client.
C.C. : C'est aussi une question de confiance. Si acheteur et vendeur ont des doutes l'un envers l'autre, la relation ne pourra pas aller très loin.
P. N. : Rappelons que la prospection coûte cher. C'est pourquoi nous devons tout mettre en oeuvre pour fidéliser nos clients le plus long-temps possible, tout en étant attentifs à la rentabilité de chaque compte. Ainsi, si la rentabilité d'un client devient nulle, nous devons le lui faire savoir.
C. C.: Il s'agit là d'un autre point commun. Comme pour les commerciaux, mettre fi n à une relation avec un fournisseur n'est pas sans conséquences financières pour nous, acheteurs. En effet, retrouver un autre fournisseur demande du temps. Lorsque quelque chose ne va pas avec l'un d'entre eux, nous lui envoyons des avertissements et évoquons clairement les raisons de notre inquiétude. Nous monitorons la qualité de nos fournisseurs et les notons sur différents critères: réclamations, refus, retards de livraison, quantités livrées. Nous établissons ensuite un scoring et leur communiquons les résultats. Nous les informons aussi de ce qui se passe chez nous: rachat d'entreprise, développement d'un service, lancement de gammes... Cela contribue à renforcer les liens et la collaboration, et permet à nos fournisseurs d'être proactifs dans leurs propositions. Dans une relation fournisseur/acheteur idéale, le fournisseur doit être force de propositions et ne pas attendre que l'acheteur le sollicite.
P. N.: Ces moments de remise en question sont très importants pour nous, commerciaux. Ils nous permettent de nous améliorer et sont l'occasion de nous poser les bonnes questions. C'est particulièrement le cas en cette période de crise.
Christophe Chambon, Campbell Soup Europe
«Si acheteur et vendeur ont des doutes l'un envers l'autre, la relation ne pourra pas aller loin. »
Est-ce que les acheteurs sont amenés à collaborer avec le service commercial de leur entreprise?
C. C.: Oui, en effet. Aujourd'hui, notre service achats est fréquemment en contact avec le département des ventes, alors que ce n'était pas le cas avant. Les commerciaux ont besoin des informations de notre service, comme les évolutions de volume et de prix, les changements du marché, etc., afin d'opérer des modifications de tarifs et surtout de pouvoir les justifier auprès de leurs propres clients. En outre, il nous arrive de nous mettre dans la peau des clients de nos vendeurs. Pour cela, nous avons suivi, avec les commerciaux, une formation en interne, afin que les acheteurs entrevoient ce qui se passe dans la tête d'un vendeur et que les commerciaux comprennent mieux leurs clients. Sur deux ou trois jours, ils échangeaient leurs fonctions. Cela a éveillé les consciences sur les fonctionnements respectifs des acheteurs et des commerciaux.
P. N.: Il arrive également que nous nous prêtions à des jeux de rôles avec les acheteurs, en interne, pour nous aider à comprendre les psychologies des uns et des autres.
C. C.: Pour résumer, je dirais que les directeurs commercial et achats sont comme le yin et le yang: ils se complètent. Et au sein d'une même entreprise, ce sont des «sparring partners»: ils se servent de leurs expériences respectives pour les mettre à profit mutuellement.
Le directeur achats a-t-il des points communs avec le directeur commercial?
C. C.: Un acheteur doit aussi être un bon vendeur. En effet, le responsable des achats est rarement l'unique décisionnaire au sein de l'entreprise. Ainsi, le choix de tel ou tel fournisseur pour telle ou telle prestation est une décision concertée et non pas le fait du seul directeur des achats. Il faut que l'acheteur sache vendre en interne les solutions qu'il a retenues.
P. N.: J'ajouterais que le directeur achats, tout comme le directeur commercial, doit savoir écouter et faire preuve d'une grande curiosité à l'égard de ses interlocuteurs. Et, au-delà de points communs, ils poursuivent assurément le même intérêt: retenir une solution satisfaisant le plus grand nombre de collaborateurs dans l'entreprise.
Quels seraient les axes d'amélioration de la relation vente/achats?
P. N.: Selon moi, les seules améliorations à apporter se situent du côté commercial. C'est à nous de servir le client. L'acheteur n'a pas à changer ses besoins. Le service commercial doit être constamment à l'écoute de l'acheteur et tenter de répondre à ses attentes. Et cela commence par intégrer le langage du client. Si nous ne le comprenons pas, lui et son environnement, il est impossible de nouer une relation commerciale. Par ailleurs, le vendeur doit être capable d'accrocher l'acheteur, de susciter son intérêt. Le directeur des achats n'a jamais le temps de s'entretenir avec tout son carnet de fournisseurs. C'est à nous de faire preuve de persévérance et de nous démarquer. Montrer notre intérêt et notre capacité à le satisfaire.
C. C.: Je suis d'accord, mais j'ajouterais également que les vendeurs devraient être davantage responsabilisés. Bien souvent, avant de prendre une décision, les commerciaux doivent en référer à un supérieur hiérarchique... Cela décrédibilise le commercial et ne nous met pas en confiance. Par ailleurs, pour répondre à la même question concernant les acheteurs, je recommanderais de faire en sorte qu'ils connaissent davantage les produits qu'ils achètent. Par ailleurs, ils ne peuvent plus se contenter d'être de bons négociateurs, mais doivent développer aussi des compétences d'analyste financier et attiser leur curiosité intellectuelle.
Philippe Niel, Konica Minolta
«Le directeur achats, tout comme le directeur commercial, doit savoir écouter et faire preuve d'une grande curiosité à l'égard de ses interlocuteurs. »
Biographie de Philippe Niel
Je suis directeur des ventes directes chez Konica Minolta, société spécialisée dans les solutions d'impression et de gestion de documents. A ce titre, je gère une équipe qui comprend 290 commerciaux et 60 managers. Ma mission est avant tout de les guider dans leur rôle principal, c'est-à-dire conseiller les clients. Ainsi, assistés d'une équipe de consultants, nous réalisons des audits chez nos clients afin d'analyser leur situation existante et de comprendre leurs besoins futurs. Dans le cadre de cette démarche, nous devons décrypter la stratégie propre à nos interlocuteurs afin de leur proposer en retour les solutions les mieux adaptées.