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"Ma stratégie achats ? Faire du groupe Avril un customer of choice"

Publié par Marie-Amélie Fenoll le - mis à jour à

Rencontre avec Elvire Regnier-Lussier - CPO du groupe Avril

Vous êtes arrivée chez Avril en 2013 pour réorganiser les achats. Quel était le contexte ?

Le groupe Avril est une société qui a crû principalement par croissance externe en rachetant des marques comme Lesieur ou Matines, et en développant de nouveaux débouchés pour la filière française des huiles et protéines végétales, comme dans les énergies renouvelables, avec le biodiesel Diester, ou la chimie renouvelable. Le groupe était donc composé de multiples organisations achats liées aux business units. Mon challenge a été de mettre en place une organisation achats groupe. Pour cela, il a fallu trouver un moyen de faire travailler ensemble les acheteurs, tout en respectant l'autonomie des business units. De plus, j'avais aussi comme mission d'amener les BU à collaborer davantage entre elles. Ma mission va bien au-delà des achats. Elle est attendue par ma direction générale comme un facteur essentiel de transversalité.

Comment avez-vous procédé pour mettre en place cette nouvelle organisation achats ? Quelle est votre stratégie ?

J'ai commencé par faire le tour de l'entreprise. Rapidement, le modèle de category management s'est imposé, avec la mise en place de lead buyers. Je me suis assurée de ne pas centraliser les achats autour d'une organisation "tour d'ivoire", qui à mon sens ne fonctionne pas pour une simple et bonne raison : il ne faut pas déconnecter les achats du business ! J'ai donc décidé de maintenir les acheteurs dans les BU et procédé à la mise en place de quatre catégories d'achats, transversales à toutes les BU : ingrédients & produits chimiques, packaging, services & prestations intellectuelles, industriel & capex. En parallèle, nous avons recruté une dizaine d'acheteurs pour staffer certaines des quatre catégories d'achats dans les BU. Ensuite, des acheteurs leaders ont été identifiés, par segments. A titre d'exemple, un acheteur leader étiquettes a été nommé. Il reporte à sa BU mais aussi au responsable de la catégorie packaging.

Vous parlez de transversalité... Comment la mettez-vous en place ?

J'ai monté un comité de direction achats pour embarquer les BU dans l'aventure. Ce dernier est constitué des responsables de nos quatre catégories d'achats et des responsables achats de nos cinq BU. Ce Codir regroupe donc à la fois le niveau stratégique et le niveau opérationnel.

Autre point important : l'international. Il me paraissait essentiel d'injecter cette dimension dans mon Codir et de démontrer que les collaborateurs pouvaient progresser dans le groupe sans pour autant être basés à Paris. Ainsi, notre directrice achat en charge de la catégorie packaging pour le Groupe exerce depuis Casablanca.

Quelle est votre vision de l'acheteur ?

Les acheteurs sont là pour créer de la valeur. Même si le terme "création de valeur" peut paraître galvaudé, il est au centre de ma stratégie, qui tourne autour de la mise en place de process, de lancement de projets transversaux et de la mise en place d'une organisation achats structurée. C'est également grâce aux fournisseurs qu'une société pourra innover autour d'un produit qui n'existe pas aujourd'hui, et créer ainsi un nouveau potentiel de business, et donc de la valeur. C'est là où j'attends mes acheteurs !

Vous avez, en quelque sorte, repositionné l'acheteur...

Exactement. Pour expliquer le rôle des acheteurs aux opérationnels et montrer que ce ne sont pas un cost killers, nous avons élaboré un schéma qui positionne à chaque étape de l'acte d'achat la fonction décisionnaire et la fonction support. Cela va de l'expression des besoins au choix final du fournisseur. Par exemple, dans la définition des besoins, l'acheteur est là à titre de support ou de challenger, c'est l'opérationnel qui exprime ses attentes, en fonction de ses besoins. A ce niveau-là, on peut déjà non pas créer mais protéger de la valeur. C'est bien sur l'implication en amont et le fait de challenger les besoins que l'on peut faire des économies, sans détruire de valeur ni en interne ni auprès du fournisseur. Au final, sur l'attribution du marché, j'ai placé l'opérationnel comme décideur. Une petite révolution ! C'est le prescripteur qui décide du fournisseur avec qui il va travailler, et les acheteurs sont là comme support à la décision. En effet, c'est bien l'opérationnel qui va travailler au quotidien avec le fournisseur ! Les acheteurs ont été assez déboussolés quand j'ai mis en place cette mesure. Ils avaient en quelque sorte l'impression de perdre leur pouvoir. Je les ai rassurés : le coeur de leur action ne se situe pas au moment du choix final, qu'ils ont par contre la mission d'influencer sur la base du déroulé du processus achat.

Chose amusante, certains ont récemment avoué qu'ils avaient parfois du mal à fermer l'oeil, du fait des tensions qui s'opéraient avec les opérationnels lorsque le choix du prestataire final était imposé par l'acheteur. A présent, les acheteurs dorment beaucoup mieux et l'opérationnel sollicite et s'implique davantage auprès des achats, car il sait qu'in fine, c'est lui qui choisira son fournisseur. Comme c'est l'opérationnel qui choisit, c'est aussi lui qui déploie. Ce renversement de responsabilités a fonctionné très vite. Au début, il y avait beaucoup de questions, mais à présent, tout le monde y trouve son compte. Autre chantier : profitant de la mise en place de SAP à travers le groupe, je sanctuarise la fonction de l'acheteur sur le sourcing stratégique et le SRM.

Parlons de la relation fournisseurs. Quel SRM avez-vous mis en place ?

Nous avons mis en place un process de SRM baptisé "Win Win Way". Nous avons identifié trente fournisseurs stratégiques. Parmi ces fournisseurs, certains sont catégorisés comme "silver" et d'autres comme "gold". Avec les fournisseurs "silver", les achats vont travailler sur la réduction des coûts partagés, autour de brainstormings pour identifier ces économies.

On réunit autour de la table les différentes parties prenantes d'Avril et du fournisseur concerné (logisticien, responsable de production, marketing, finance, etc.). Pour les fournisseurs "gold", l'idée est que l'acheteur travaille à partir de la base des axes stratégiques du groupe, afin d'identifier les fournisseurs capables de l'aider à atteindre ces objectifs. On signe alors un contrat de création de valeur à travers lequel Avril pourra s'engager auprès du fournisseur dans le cadre d'un partenariat mutuel, dans lequel les succès sont partagés.

On parle souvent de marketing achats. Selon vous, les achats doivent être les "clients" des fournisseurs...

C'est vrai. Aujourd'hui, les bons fournisseurs choisissent leurs clients. Les meilleurs fournisseurs sont sélectifs ! Toute ma stratégie est de positionner Avril comme un "customer of choice", un client de choix ! Il faut travailler différemment pour créer ensemble de la valeur. Pour cela, nous organisons chaque année un "supplier day"; une journée au cours de laquelle Avril présente et explique la stratégie du groupe à ses fournisseurs "gold" et "silver". Nos fournisseurs doivent être des personnes avec lesquelles nous partageons en toute transparence, notamment sur notre stratégie. En effet, travailler en collaboration directe avec nos fournisseurs démultiplie notre capacité à innover.

Vous avez un parcours très international. Quels concepts et/ou grandes idées avez-vous retenus et lesquels utilisez-vous dans l'exercice de votre fonction?

De mon expérience aux USA, j'ai retenu trois leçons, que j'essaie de partager avec mes acheteurs. La première : "be pragmatic, don't be dogmatic" (soyez pragmatique et non dogmatique). Il faut parfois savoir oublier la théorie et rester pratique. Egalement, intégrer le concept de droit à l'erreur. Comment trouve-t-on de l'innovation et de la création sans échec(s) ? L'éducation française veut qu'on se sente souvent obligé d'être performant du premier coup. En raison de ce devoir de performance, l'acheteur ne va pas oser sortir du cadre et restera dans sa zone de confort. Je partage régulièrement avec les acheteurs : "Vous n'avez pas le droit, mais vous avez l'obligation à l'erreur, parce que si vous ne vous trompez pas, cela veut dire que vous n'avez pas essayé, vous n'êtes pas allé assez loin." Je veux entendre des expériences d'erreur. Un acheteur qui ne fait pas d'erreur est un acheteur qui n'a pas osé et qui, par conséquent, n'a pas fait progresser son entreprise.

Enfin, il faut savoir manager l'ambiguïté. En France, nous sommes très cartésiens. C'est souvent oui ou non. L'approche anglosaxonne est : je vais essayer d'arriver à mon objectif, et ensuite trouver le chemin pour y parvenir. Si besoin, je rectifierai en cours de route. Contrairement, en France, on passe beaucoup de temps à construire en amont toutes les étapes d'une approche pour arriver au but final. Or, si jamais un imprévu arrive, on risque de se retrouver bloqué. Le fait de manager l'ambiguïté aide l'acheteur à collaborer avec l'opérationnel, qui se sent moins contraint. Au lieu de lui dire "on va là et on fait comme cela", on propose de voir avec lui comment faire pour arriver ensemble au but final.

Justement, que souhaitez-vous pour les achats de demain ?

Les écoles d'achats françaises sont très réputées à l'international. Il faut que les acheteurs en soient conscients. Or, malgré une formation de grande qualité, une fois que l'acheteur est en poste, j'ai l'impression qu'on attend de lui un rôle de cost killer, "pompier de service", plus qu'un rôle stratégique d'accompagnement au développement de l'entreprise. Pourquoi ? Parce que les acheteurs n'ont pas réussi à se positionner comme acteurs stratégiques au sein de l'entreprise. Il y a beaucoup à gagner sur une reconnaissance pérenne et durable de la fonction achat au sein de l'entreprise. Et cela passe par la création de valeur.

Biographie de Elvire Régnier-Lussier

1993 : responsable ventes chez SVZ (Paris, France)

1997 : responsable achats fruits et arômes chez Yoplait

2002 : directrice achats indirects Europe chez Colgate Palmolive (Genève, Suisse)

2007 : directrice achats soins du corps chez Colgate Palmolive (New York, USA)

2010 : directrice achats Bouygues Bâtiment International chez Bouygues Construction et membre du Codir (Île-de-France)

2011 : vice-présidente achats chez Unilever (Zurich, Suisse)

Depuis juillet 2013 : directrice achats groupe chez Avril (Paris, France)


Groupe Avril

Groupe industriel et financier des filières françaises des huiles et protéines végétales (marques Lesieur, Puget, Matines, Sanders...)

Chiffre d'affaires : 6,5 milliards d'euros

Effectifs collaborateurs : 7 200 dans 22 pays

Budget achats : 1,3 milliard d'euros

Effectif achats : une quarantaine de personnes

Lire nos autres interviews de décideurs achats:

Interview croisée de Guillaume Robert, directeur finance et achats de la Ville de Paris, et de David Cauchon, sous-directeur achats de la Ville de Paris - "La mise en commun des cultures finances et achats est positive"

Laurent Leschi - CPO de SPIE - "Les achats, c'est fondamentalement collectif"

Marion Zemanik - directrice achats de Allianz France - "La satisfaction client est un sujet achats"

Séverine Schumacher , CPO des laboratoires bioMérieux - "Les meilleurs promoteurs de la fonction achats sont les métiers"

Franck Léna - directeur achats du Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) - "Il faut porter la compréhension du métier d'acheteur en interne"

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