"Les achats ont un rôle essentiel dans la qualification des besoins des fournisseurs"
Publié par Aude Guesnon le - mis à jour à
Alors que certains annoncent réduire leurs délais de paiement voire payer immédiatement leurs fournisseurs, d'autres arrêtent de les payer ou rompent brutalement les contrats sans dédommagement. Le point sur la situation avec le médiateur des entreprises.
Vous avez lancé un appel à la solidarité des grands groupes vis-à-vis des PME.... Avez-vous le sentiment d'avoir été entendu des directions achats ?
Pierre Pelouzet, médiateur des entreprises : Partiellement... Il y a du positif et du négatif. Commençons par le positif: J'ai en tête cinq ou six grands groupes qui affichent des actions très positives tels que Orange, Jouve, Iliade, L'Oréal, Carrefour... qui ont annoncé avoir raccourci leurs délais de paiement et lancé le paiement immédiat pour toutes les TPE et PME. Ces beaux exemples rassurent.
Le comité de crise sur les délais de paiement mettra en avant les belles actions, mais il les vérifiera d'abord - car pour l'heure, nous sommes sur du déclaratif. Il convient de vérifier que les troupes suivent, - si vous me permettez ce vocabulaire militaire qui me semble de circonstance! - et que les déclarations sont effectivement suivies de faits.
Après, il y a des contre-exemples. Je ne citerai pas de noms pour l'instant. Le comité travaille actuellement à faire remonter les informations. Nous avons, à nos côtés, les fédérations d'entreprises (AFEP, CPME, MEDEF, U2P) ainsi que Pacte PME, le CJD, Croissance Plus, etc. Par la suite, nous contacterons les réfractaires un à un pour tenter de les faire rentrer dans les rangs. Nous allons essayer de les raisonner, mais s'ils ne répondent pas favorablement, la suite sera moins agréable. Nous communiquerons les informations au ministère de l'Économie qui prendra les mesures ad-hoc.
De quelle type de sanctions parle-t-on?
Le ministre l'a clairement dit: l'Etat n'aidera pas les entreprises, - en garantissant des prêts, par exemple -, qui n'aident pas leurs fournisseurs.
Quels sont actuellement les motifs de saisine les plus fréquents de la médiation ? Les questions relatives aux contrats sont-elles dominantes ?
Nous constatons une flambée des saisines. Sur les sept derniers jours, nous en avons eu 150 et ce nombre augmente chaque semaine. Et il y a eu 400 demandes de renseignements qui peuvent, pour certaines d'entre elles, déboucher sur des médiations.
Les délais de paiement... et surtout l'arrêt des paiements, constituent le premier motif de saisine. Nous avons même des entreprises qui ont écrit aux fournisseurs pour leur dire qu'ils ne seront pas payés ! Le deuxième gros sujet concerne effectivement les contrats. On constate que des entreprises infligent des pénalités de retard à des fournisseurs qui ne peuvent pas livrer des produits pour des raisons liées à la crise actuelle. Car les produits fabriqués en Chine, par exemple, n'arrivent pas en Europe, ou parce que les entreprises ne peuvent livrer des des matière premières, faute de salariés, confinés. Les entreprises font ce qu'elles peuvent : il convient de considérer leurs difficultés.
Le cas de force majeure peut-il être retenu dans le privé?
Malheureusement, sur l'aspect purement contractuel, les entreprises sont autorisées à facturer ces pénalités de retard. Il est difficile aujourd'hui d'évaluer le cas de force majeur car il devrait être apprécié par un juge, au cas pas cas. Il est évident que ces entreprises sont confrontées à un cas de force majeure! Il incombe aux grands acheteurs d'être intelligents et de ne pas retenir de pénalités de retard à l'encontre de prestataires en difficulté.
Dans le public, la question a été réglée par le Gouvernement. Il s'agit d'un cas de force majeure.
Nous constatons également un abus du cas de force majeure dans la rupture brutale de contrat sans dédommagement. Il faudrait que les achats réalisent que les prestations qu'ils interrompent brutalement aujourd'hui leur sera probablement nécessaire à la reprise. Pourquoi ne pas en payer une partie aujourd'hui pour s'assurer qu'ils pourront en bénéficier dans deux mois ; pour assurer la pérennité de leur fournisseur?
Au-delà des délais de paiement, avez-vous des préconisations pour les directions achats qui veulent préserver leurs fournisseurs en cette période?
Il y a une manière très simple, c'est de se parler. Nous sommes face à une série de cas par cas. Chaque entreprise est différente et chacune a des contraintes propres. Le seul moyen de les comprendre est de communiquer, de se donner le temps d'échanger. Cela paraît contre-productif en cette période où les achats auraient d'avantage envie de prendre des mesures généralistes, mais il est en réalité plus efficace d'étudier chaque situation et d'y répondre.... au cas par cas. Les achats ont un rôle essentiel à tenir dans la qualification des besoins des fournisseurs. On est un peu à l'inverse du fonctionnement habituel mais ce mode de fonctionnement me paraît essentiel pour toutes les sociétés qui veulent retravailler avec leurs fournisseurs.
Vous avez, tout à l'heure, évoqué des acteurs de la grande distribution. Ce secteur est un des seuls à fonctionner encore à plein régime. Est-ce que cela les rend aujourd'hui plus vertueux?
Effectivement, Carrefour par exemple a annoncé payer ses fournisseurs immédiatement plutôt que dans les 60 jours, ce qui me rassure sur ce monde habituellement très dur. Ils démontrent qu'ils sont capables de raisonner en termes de solidarité et j'espère que les autres acteurs du secteur suivront.
La grande distribution se tourne davantage vers des productions locales. Pensez-vous que ce mode de fonctionnement perdurera après la crise?
Les bonnes pratiques sont quasiment imposées car s'approvisionner actuellement en dehors de l'Hexagone est difficile. En outre, les coûts du transport sont en train d'augmenter parce que les transporteurs sont confrontés à une pénurie de chauffeurs. Les grandes surfaces ont tout intérêt à favoriser ce type d'approvisionnement...
Mais j'espère - je suis un optimiste invétéré - que ces bonnes pratiques perdureront. Je pense que le mouvement en faveur de l'approvisionnement en local - et plus généralement en faveur des achats durables et responsables - est amorcé depuis un certain temps déjà, même si le rythme me paraît toujours trop lent, mais que cette crise va l'ancrer durablement.
La RSE sera-t-elle la grande gagnante de la crise.... ou les bonnes pratiques sont-elles amenées à être oubliées dès que la situation sera revenue à la normale?
Nous sommes effectivement à RSE forcée. C'est paradoxal, mais cela permet de démontrer qu'une telle démarche est impérative aujourd'hui. Lorsque l'on est face à des réalités accentuées par une crise, je pense que les bons messages restent. Si ne serait-ce que 50% des bonnes pratiques perdurent à l'issue de cette crise, et que la RSE devient une norme, nous aurons gagné une étape importante!