Les jumeaux numériques remanient la supply chain
Publié par Mathieu Neu le - mis à jour à
Après les objets connectés, la digitalisation des échanges et la robotisation, c'est au tour des jumeaux numériques d'intégrer les supply chains. Leur mission : mettre en musique les données collectées par les autres dispositifs technologiques pour s'assurer de la pertinence des décisions.
En juillet 2021, le gouvernement a signé aux côtés d'acteurs de l'e-commerce et de la logistique deux chartes d'engagements sur l'impact environnemental de ces filières. Des documents qui détaillent des consignes et modalités à respecter pour une évolution plus durable. Mais comment contrôler et piloter les indicateurs inhérents à ces engagements ? Dans la panoplie des technologies innovantes, les jumeaux numériques se présentent comme des outils clés pour surveiller, piloter et optimiser des processus variés. Ils sont en quelque sorte les nouveaux chefs d'orchestre de la supply.
Des chefs d'orchestre pour surveiller et piloter les processus
On appelle jumeau numérique un modèle logiciel dynamique d'un processus, produit ou service. Il peut être s'agir d'une simple représentation numérique, mais se caractérise souvent par un modèle 3D sophistiqué fonctionnant à partir de la collecte d'une combinaison de données.
Concrètement, les jumeaux numériques permettent de simuler des fonctionnements, des scénarios, afin de mesurer leurs conséquences sur une myriade de données techniques, organisationnelles, financières, ou encore énergétiques. L'adoption massive de ce type de solutions semble déjà sur les rails : le cabinet Gartner estime que dans les trois à cinq prochaines années cette technologie se déploiera largement et que des centaines de millions d'objets connectés auront leur jumeau numérique. Hugues de Bantel, directeur général et cofondateur de Cosmo Tech, spécialiste du domaine, constate qu'on entre désormais pleinement dans une phase d'adoption : "La plupart des grands groupes industriels ont des projets engagés de ce type. Avoir un jumeau sur un moteur, une machine n'est pas forcément nouveau. La nouveauté se situe au niveau des jumeaux simulables qui viennent révolutionner la prise de décisions relatives à des structures complexes, comme une chaîne d'approvisionnement, un réseau urbain ou une ville entière." Dès lors, on ne modélise plus uniquement un objet physique, mais un projet ou une organisation dans son ensemble, en incluant des modèles financiers associés, des modèles de gestion de stocks, le suivi de contraintes potentielles. "L'enjeu est de voir quels sont les impacts des choix sur de multiples facettes, en fonction de nombreux scénarios et avec une simulation à 360 degrés", poursuit-il.
Meilleure maîtrise des coûts
En matière de supply chain, il est tout à fait possible de multiplier les jumeaux numériques d'un même objet, dans le but d'accroître la quantité d'analyses et d'expériences simulées sur ce dernier. La vision digitalisée des différentes opérations successives permet ainsi d'optimiser les actions à réaliser pour chaque partie prenante, des fournisseurs aux opérateurs en passant par les chargeurs, les transporteurs.
Les chaînes d'approvisionnement ont la nécessité d'être plus robuste, de gagner en qualité de services, en visibilité, de mieux maîtriser les coûts. Les jumeaux numériques répondent à ces besoins. "Nous avons récemment travaillé avec Michelin sur un sujet de sourcing stratégique pour leurs usines en Asie. Où est-il le plus judicieux de produire ? Comment s'organiser au mieux sur le marché chinois par rapport aux frais de douane, aux enjeux d'offres et de demandes ? Nous avons simulé à leurs côtés un jumeau pour déterminer quels choix étaient les meilleurs. Résultats : les dépenses de transport ont été réduites de 60 %. D'autres diminutions de coûts ont également eu lieu sur d'autres périmètres", illustre Hugues de Bantel.
Les industries concernées par une supply chain complexe, comme l'automobile, l'aéronautique, sont les acteurs premiers intéressés par ce type d'innovation. Leurs demandes sont principalement motivées par les possibilités d'optimisation et de visualisation qui en découlent. La gestion de la chaîne du froid figure parmi les domaines d'activité dans lesquels les jumeaux numériques sont déjà demandés. D'autres usages fréquents concernent par exemple l'impact du retard d'une catégorie de boulons pour une usine de production de voitures.
Un incontournable au regard de l'actualité
Cependant, ce sujet technologique suscite encore des hésitations auprès des décideurs. "Le coût de mise en oeuvre est important, et la question du ROI est au coeur des réflexions. La mise en place nécessite notamment des collectes importantes de données, ce qui coûte cher. Mais la possibilité de mieux connaître l'impact des retards d'approvisionnement, qui est un grand enjeu d'actualité, fait évoluer rapidement les intentions", constate Guillaume Lechevallier, directeur du pôle Transport & Industrie chez le spécialiste de la transformation digitale Mc2i.
Pour Arnaud de Moissac, directeur général de la société technologique DCBrain, et pilote du group IA au sein de France Supply Chain, "il faut rappeler que les solutions logicielles TMS (Transport Management System) et WMS (Warehouse management system), qui décrivent les données et flux, sont déjà un embryon de jumeau numérique. Mais ces outils ne sont pas conçus pour cela. Le but est de croiser, d'organiser leurs données au sein d'un jumeau, pour avoir une vision globale, éloquente, qui permet de comprendre ces flux." En regard des problématiques actuelles des chaînes d'approvisionnement, les jumeaux numériques deviennent déjà incontournables. "Les grands chargeurs, les grands transporteurs seront confrontés à des difficultés majeures d'ici 2 ans à peine s'ils n'adoptent pas ce virage", assure-t-il.
A chaque stade ses usages
L'intérêt d'un jumeau numérique peut se situer au niveau d'une unité de production, sur des cas d'usage variés, tels que la simulation de l'évolution d'une production au cours d'une période de huit heures s'il faut mettre une machine à l'arrêt pendant ce laps de temps. Mais au-delà de ce type d'optimisation opérationnelle, "il permet de mieux se positionner sur un plan tactique, en décidant par exemple d'arrêter temporairement la collaboration avec un pays pour des raisons géopolitiques. Le rôle peut aussi être stratégique pour l'entreprise, en aidant à se positionner différemment à l'égard des fournisseurs, à revoir ses priorités en matière de sourcing", explique Arnaud de Moissac.
Si le ROI est variable selon l'envergure des projets et les objectifs à atteindre, il précise "qu'il est généralement atteint en moins d'un an. En moins de 6 mois, un jumeau numérique déployé apporte déjà une visibilité sur des décisions importantes comme la pertinence de contourner telle route, de recourir à tel moyen de transport."
Soigner les liens avec l'IT
Le dispositif technologique en place détermine la pertinence et l'efficacité du jumeau numérique. Celui-ci vient puiser les données dont il a besoin dans les WMS, les dispositifs MtoM (Machine to Machine) installés, les objets connectés. Une organisation peu digitalisée n'a pas d'intérêt à se tourner vers des jumeaux numériques. Il importe de disposer avant tout d'un ensemble de données structurées, catégorisées et clairement identifiées, afin de mettre à profit un datalake efficace, "en opposition aux véritables cimetières de données qui existent dans de nombreuses organisations. Il faut rappeler que les multitudes de données qui sont stockées au fil du temps et non utilisées seront fausses. Une donnée doit être exploitée pour qu'elle soit exacte. L'intégrer dans un jumeau numérique permet de l'ajuster, de la préciser, et ce n'est qu'à ce stade où elle représentera une source parlante pour l'évaluation de scénarios", souligne Arnaud de Moissac.
Les liens étroits avec l'IT sont une des clés de la réussite. "Il faut des professionnels qui font la passerelle entre les besoins métiers et la DSI. La connexion à certaines start-ups, proposant par exemple la géolocalisaion de containers, peut être pertinente également pour enrichir les données en amont ", indique Guillaume Lechevallier.
L'avènement à venir des données structurées et facilement disponible constituera sans aucun doute une étape déterminante dans ces développements : "La 5G et l'essor des plateformes "big data" favoriseront la démocratisation des jumeaux numériques, car chaque bond technologique apportera une plus grande fluidité et lisibilité des données en circulation", conclut Guillaume Lechevallier.
Un monde miroir chez Schneider Electric
Le jumeau numérique est d'ores et déjà une réalité à grande échelle au sein de la multinationale Schneider Electric. Aux côtés de son partenaire Yamasoft, le groupe a développé cette innovation avec des objectifs ambitieux. "Notre but était d'abord d'optimiser la supply chain, notamment en termes de coûts. Nous avons créé pour cela un datalake reprenant 98 % des flux existants avec les fournisseurs et clients, afin de s'assurer du sourcing, de la production et des acheminements le plus pertinemment possible", décrit Vincent Lamarche, vice president stratégie globale et network design chez Schneider Electric, et membre du Lab RH au sein de France Supply Chain. Il s'agissait aussi d'identifier les points de risque supply chain et de proposer des scénarios alternatifs, par exemple en recourant à une nouvelle usine dans un autre pays. "Autres objectifs des simulations : mieux étudier l'impact CO2 des activités et détecter les opportunités commerciales qui nous échappent en connectant nos données avec celles des villes ou territoires potentiellement intéressants à convoiter", conclut-il.
L'élaboration claire du périmètre d'application et la collecte de l'information correspondante sont des points clés. "Notre volonté est de reproduire notre réalité industrielle dans un monde miroir. Nous travaillons au total avec une vingtaine d'ERP dont il s'agit de capter les données sur des datalakes. Structurer et valoriser chacune d'entre elles sans perdre de l'information est un travail crucial à faire en amont", précise Vincent Lamarche.