Les achats, en première ligne de la relance du nucléaire ?
Publié par Bruno Mouly le - mis à jour à
Le nucléaire de fait est une industrie hautement réglementée sur la sécurité et la sûreté des équipements et amenée à se développer avec de nouveaux projets de réacteurs nucléaires. Zoom sur la fonction achat et sur son rôle stratégique qui consiste à piloter et à suivre de bout en bout les contrats de fourniture d'équipements, de produits et de services d'ingénierie, en tenant compte des exigences techniques de conformité réglementaire et des critères de responsabilité environnementale, dans un souci de maîtrise des coûts.
La relance de l'industrie nucléaire est en marche. Au total, 40% à 50 % des contrats du programme de construction des trois nouvelles paires de réacteurs à eau pressurisée EPR2 prévus en France ont déjà été signés. Dans le cadre du plan France 2030, le nouveau programme de développement de la filière comprend également la poursuite de l'exploitation des installations nucléaires actuelles, la prolongation et la construction de nouvelles usines pour le traitement et le recyclage des combustibles nucléaires usés, le développement de petits réacteurs modulaires ou small modular reactors (SMR) et la poursuite de la gestion des déchets et des programmes de recherche. L'ensemble de ce vaste programme se traduira par une augmentation d'activité de l'ordre de 20% à 25 % sur les dix prochaines années et par plus de 100 000 recrutements. " C'est le deuxième plus important programme de développement nucléaire au monde, après celui de la Chine ", estime Christophe Neugnot, porte-parole du groupement des industriels français de l'énergie nucléaire (Gifen).
Cultiver le plus haut niveau de rigueur passe inéluctablement par le processus achats
Tous les acteurs de la chaine d'approvisionnement de l'industrie nucléaire, grands donneurs d'ordre (EDF, Framatome, TechnicAtome, Orano, CEA, Andra...) et principaux fournisseurs se mettent en ordre de marche pour relever cet immense défi qui contribuera à produire une électricité bas carbone et à renforcer la souveraineté énergétique française. Pour cela, EDF et le Gifen ont déjà mis en oeuvre Excell, le plan d'excellence du renouveau nucléaire pour permettre à la filière de retrouver le plus haut niveau de rigueur, de qualité et d'excellence afin de répondre aux enjeux du parc nucléaire existant et à ceux des projets à venir (cf. encadré).
Surtout, la loi relative à l'organisation de la gouvernance de la sûreté nucléaire et de la radioprotection de mai 2024 change la donne dans la gestion des relations fournisseurs et dans leur contractualisation au sein de la chaîne d'approvisionnement d'équipements industriels, de produits et de services d'ingénierie. Elle introduit, à la demande d'EDF, plusieurs mesures pour assouplir les procédures de la commande publique afin d'accélérer et de faciliter la réalisation des futurs réacteurs EPR2 et l'exploitation du parc actuel. La nouvelle loi offre notamment à EDF, au Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) et à l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra), la possibilité de ne pas diviser en lots les marchés de travaux, de fournitures ou de services nécessaires au fonctionnement des installations existantes, à la mise en place de nouvelles installations nucléaires et à la construction de centres de stockage de déchets nucléaires ou aux opérations de démantèlement d'une centrale. Pour ces mêmes marchés, elle permet de déroger à la durée fixe des accords-cadres, permettant de prolonger la longueur de ces derniers, au-delà des 4 et 8 ans actuels, sur des projets qui le nécessitent. La loi autorise également les donneurs d'ordre à modifier, sans nouvelle mise en concurrence, un marché public en cours d'exécution en cas de travaux, de fournitures ou de services supplémentaires devenus nécessaires. Une disposition légale permet surtout d'exclure de la commande publique les achats sensibles dans le nucléaire. " Toutes ces mesures dérogatoires constituent un véritable tournant pour la chaîne d'approvisionnement de produits, d'équipements et de services d'ingénierie nucléaire. Cela nous permet d'effectuer plus librement la mise en concurrence des fournisseurs, d'adapter la durée de nos contrats aux projets concernés et de travailler sur nos spécifications techniques au juste besoin et au juste prix ", indique Nora Signor, directrice supply chain d'EDF.
Cette relation plus souple et plus directe des grands donneurs d'ordre avec leurs fournisseurs va contribuer à renforcer la place déjà stratégique des achats dans l'industrie nucléaire qui doivent satisfaire les exigences de sécurité et de sûreté d'un secteur hautement réglementé.
Professionnalisation des achats, encore et toujours pour maîtriser les coûts et le panel
Le rôle des directions Achats est de piloter et de suivre de bout en bout les contrats de fourniture, depuis la qualification des fournisseurs à la réalisation des équipements conformes à la réglementation, en passant par la surveillance technique selon les exigences des prescripteurs et l'inspection de la qualité des fabrications industrielles. Pour cela, les départements Achats collaborent en général avec les directions Technique, Qualité et souvent Supply Chain. Leur premier défi : la maîtrise des coûts. Pour le relever, EDF professionnalise, par exemple, ses acheteurs dans le secteur nucléaire. " Nous renforçons leur culture technique et les sensibilisons sur les coûts en dialogue ouvert avec les fournisseurs que nous amenons à nous challenger sur les spécifications techniques pour élever la qualité de nos achats à un coût optimisé ", explique Nora Signor. Créée au sein du département Ingénierie, la direction supply chain d'EDF qui couvre les directions achats, qualité industrielle et performance fournisseurs, veut engendrer un écosystème vertueux alliant ingénierie, achats et industrie pour mieux maîtriser ses budgets. L'énergéticien public n'en néglige pas pour autant la responsabilité environnementale de ses achats. Il peut intégrer dans ses cahiers des charges techniques des critères d'équipements durables. " Nous demandons par exemple la réduction d'effluents par optimisation du procédé pour le nettoyage préventif des générateurs de vapeur ou le réemploi du cuivre pour les rotors " illustre-t-elle.
Onet Technologies, fournisseur de rang 1 d'EDF et des grands donneurs d'ordre, fait également vibrer sa fibre RSE. L'entreprise a signé en novembre 2023 avec ses principaux clients, la charte " Relation fournisseurs Achats responsables " qui demande de respecter une dizaine d'engagements RSE. Onet Technologies qui délivre des services d'ingénierie, fabrique des équipements techniques spécialisés, opère des prestations de maintenance des sites nucléaires et effectue des opérations de démantèlement des installations et de traitement des déchets nucléaires, introduit de plus en plus dans ses cahiers des charges auprès de ses fournisseurs des critères de développement durable, comme le bilan carbone des matériels.
Quels enjeux du QCD pour la filière nucléaire ?
" Notre premier défi est de créer un panel de fournisseurs capables de répondre aux enjeux actuels de qualité nucléaire, et à ceux des besoins croissants du secteur liés aux nouveaux projets de réacteurs ", souligne Nicolas Skrhak, son directeur des achats. L'enjeu est d'établir une communauté de fournisseurs qualifiés, si possible certifiés à la norme Iso19443 qui atteste la qualité technique des compétences et des ateliers de production en conformité avec les exigences de sécurité réglementaires. " Nos achats se font uniquement auprès de nos fournisseurs certifiés Iso 19443 ou qualifiés par notre évaluation interne. On associe ainsi un achat à un fournisseur de qualité appropriée ", précise-t-il. La direction achats de l'entreprise accompagne en effet par des inspections et des audits les petits fournisseurs qui n'ont pas les moyens de se certifier Iso19443 et les qualifie par son propre système d'analyse et d'évaluation. " L'idée est de suivre un standard de qualité et de sûreté nucléaire applicable à tous les fournisseurs et de les accompagner dans la maîtrise de ces exigences ainsi que dans la tenue des plannings et des délais de livraison ", résume-t-il. Pour maîtriser ses coûts, Onet Technologies qui consacre 80 millions d'euros d'achats par an dans le nucléaire, étudie l'écart de prix proposé par ses fournisseurs qualifiés et choisit le moins cher. Le deuxième défi de l'entreprise est d'embarquer sa communauté de fournisseurs qualifiés sur ses futurs enjeux liés aux projets EPR2 et SMR qui demanderont la mise en place de production de grandes séries d'équipements et entraîneront l'élargissement du panel de fournisseurs à de nouveaux venus. " Notre troisième défi est de concevoir un cahier des charges, basé sur le juste besoin, qui garantit la déclinaison et l'appropriation de nos exigences par nos fournisseurs " expose Nicolas Skrhak. Pour cela, l'entreprise extrait du cahier des charges de ses clients ce qui s'applique uniquement à ses fournisseurs et en fait un nouveau cahier des charges adapté à leur savoir-faire. Elle ajuste ainsi ses contrats de fourniture spécifiques à chaque fournisseur en accord avec leur qualité et leur niveau d'engagement. " L'objectif est de parvenir à une relation équilibrée, avec un partage des risques et des responsabilités. Une fois le besoin cadré et le contrat formalisé, la prestation se déroule sur des engagements clairs et partagés ", relève-t-il.
Cas pratique d'une ensemblier industriel
La démarche est similaire chez CSTI, ensemblier industriel qui conçoit et fabrique pour les grands donneurs d'ordre, des équipements et machines spéciales de chaudronnerie (convoyeurs, enceintes de confinement, boîtes à gants, boucles d'essai, moyens de manutention...) dédiés à la fabrication de combustible neuf, aux interventions sur les réacteurs et au traitement des déchets nucléaires. Après une analyse technique des cahiers des charges de ses clients pour voir ce qu'il est capable de produire en propre et ce qu'il faut sous-traiter, le groupe élabore son propre cahier des charges pour chaque équipement ou élément sensible (capable de résister à de hautes températures, à une humidité importante, de fonctionner dans un environnement contraint...) qu'il doit se procurer auprès de ses fournisseurs. " Nos achats d'éléments sensibles consistent à satisfaire toutes les exigences de traçabilité " affirme Bertrand Puaux, son directeur commercial et marketing. C'est dans cette logique que le groupe référence un panel de fournisseurs qualifiés selon son propre système d'évaluation ou certifiés Iso19443. L'entreprise accompagne les petits fournisseurs qui ne le sont pas, sur les exigences techniques réglementaires de qualité et de sûreté nucléaire, en effectuant un suivi renforcé de leurs procédures et de leurs produits grâce à de multiples contrôles et inspections pour s'assurer de la conformité des équipements ou de matériels qui lui seront livrés. " L'enjeu est de procéder à ce contrôle qualité et sécurité tout en étant vigilant sur les coûts et les délais de fabrication et de livraison " assure-t-il. Face à la pression sur les prix de ses grands clients, CSTI peut jouer sur l'effet de volume ou sur la durée proposée des délais de livraison pour négocier les prix d'achats avec ses fournisseurs. Le groupe qui débourse près de 9 millions d'euros d'achats par an dans l'industrie nucléaire (soit 40% de son chiffre d'affaires), n'omet pas de mentionner en plus, dans ses cahiers des charges, les critères RSE qu'il reprend de ses donneurs d'ordre pour procéder à des achats plus responsables. " Bilan carbone du transport des produits ou des équipements, moyens de production plus protecteurs de l'environnement, moindre utilisation de produits chimiques...Nous prenons en compte un certain nombre de critères jusqu'aux aspects éthiques et sociaux de nos fournisseurs ", conclut Bertrand Puaux.
Excell, le plan d'excellence de la relance nucléaire
Lancé en 2020 par EDF et le Gifen, le Plan Excell vise à simplifier les exigences réglementaires en travaillant sur les spécificités techniques de conception de réacteur au juste nécessaire et au juste prix, à standardiser les méthodes, les outils et les équipements et à les répliquer d'un réacteur à l'autre. " Cette triple démarche devrait permettre d'aller chercher l'effet de production en série d'équipements pour optimiser les coûts et les délais de réalisation du projet de construction des trois futures paires de réacteurs EPR2. Elle resserre nos liens avec les fournisseurs dans une logique de co-construction de solutions performantes " indique Nora Signor, directrice supply chain d'EDF.
Ce qu'il faut retenir
La relance nucléaire consiste à lancer un vaste programme de développement comprenant notamment la réalisation de trois paires de nouveaux réacteurs EPR2 sur les sites de Penly (Seine-Maritime), Gravelines (Nord) et du Bugey (Ain).
. L'assouplissement des procédures de la commande publique simplifie la gestion des relations fournisseurs des grands donneurs d'ordre afin d'accélérer et faciliter la réalisation des futurs réacteurs et l'exploitation du parc actuel.
. Les directions Achats occupent une place stratégique en pilotant et en suivant de bout en bout les contrats de fourniture, en collaboration avec les directions Technique et Qualité.
. Le défi des achats est de trouver un équilibre entre maîtrise des coûts, exigences de conformité réglementaires de sécurité et de sûreté, et responsabilité environnementale.