La grande distribution, cette belle inconnue
Publié par Evariste de Montalembert le - mis à jour à
Puisqu'on parle régulièrement d'achats dans ces colonnes, il faut bien aussi parler des achats dans la grande distribution. Pas des achats indirects, qui en sont souvent part négligeable, mais des achats directs... ceux qu'on appelle là-bas (dans ces contrées lointaines) les achats « alimentaires » et « non alimentaires ».
Petit rappel sur la grande distribution : le concept est né dans les années trente aux États-Unis (c'est-à-dire en pleine période de crise économique) et s'est développé en Europe dans l'après-guerre, pendant les « trente glorieuses ». Le modèle économique ? Pas compliqué : on paie les fournisseurs à terme, on encaisse l'argent des clients tout de suite, et on marge en jouant sur les volumes ! Donc : quasiment pas besoin de cash pour commencer, il suffit d'avoir une belle enseigne ou un bel emplacement commercial, un bon assortiment (ce qui n'est pas rien, tout de même), et le tour est joué. C'est tellement simple que même les « influenceurs » sur internet sont régulièrement sollicités pour recommander des produits : dans ce cas-là, ce sont eux l'enseigne ! Allô, non mais t'es une fille, et t'as pas été condamnée à 20000€ d'amendes pour pratiques commerciales trompeuses ?
Le problème de ce modèle, c'est que (presque) n'importe qui peut s'intituler distributeur, donc que le marché est ultra-concurrentiel, en particulier depuis que les ventes sur internet ou l'ultra low cost ont rendu pour partie obsolètes les hypermarchés physiques, un gros boulet à traîner.
Le métier d'achat dans la grande distribution est donc un des plus compétitifs qui soit. Être acheteur dans la grande distribution sans travailler avec les chefs de produit : c'est mort ! Acheter un produit qui ne se vend pas et qui vous reste sur les bras : c'est mort ! Revendre un produit plus cher que la concurrence : c'est mort (d'où la géniale « clause Darty », où on demandait au consommateur de dénoncer lui-même les enseignes qui proposaient le même produit moins cher).
Alors, dans ce monde de requins et au nom de « la défense du pouvoir d'achat », on est parfois très borderline, quitte à en faire des tonnes. On se souvient de Daniel Prévost dans « La Vérité Si Je Mens », incarnant la parfaite caricature du genre : avide au moindre centime, quitte à tomber dans les pièges les plus grossiers. On est en fait très loin de la réalité.
Dans la grande distribution, on a 2 types de modèles : les modèles centralisés et les modèles coopératifs. Dans le premier cas, la centrale d'achats est bien désignée, centralisée, et est censée régler les problèmes d'approvisionnement pour les magasins. Dans le second cas, les patrons des magasins prennent eux-mêmes part aux négociations et comptent les sous. Autant dire qu'on ne rigole pas, tel Louis de Funès dans la Folie des Grandeurs, qui se fait réveiller par le bruit de pièces d'or et qui s'exclame : « il en manque une ! ». Premier annonceur, premier employeur dans bien des communes rurales : gare à qui décrira trop les négociations, tout ça reste entre nous bien sûr... D'autant que le marché est tellement concentré qu'un fournisseur pourrait aisément réunir autour d'un guéridon tous ses clients sans trop se forcer.
Mais le modèle est en péril : avec l'avènement d'Internet, il n'y a plus de territoire physique. Conclusion : c'est devenu la jungle. Et, en plus, les petits producteurs ne sont pas fous : quand on leur presse vraiment trop le citron, on voit apparaître plein de trucs pas sympas sur les réseaux sociaux.
La base, c'est donc la discrétion : les coûts d'achats y sont gardés comme à Fort Knox, la grande distribution restant cette « belle inconnue des achats ». On entre dans les achats en grande distribution comme dans les ordres, avec la discrétion d'un prêtre sur les secrets de la confession que ne renierait pas un grand groupe nordiste. Amen !
Puisque le modèle est basé sur l' « effet volume », autant y aller à donf' : un coup je me mets avec un concurrent pour acheter ensemble, un coup je reprends ma liberté. Sauf à être vraiment très naïf, on peut imaginer que les acheteurs qui ont participé à ces « centrales d'achats groupées » reviennent avec dans leurs cartons tout plein de belles informations. Un monde de brutes, on vous dit, et dans lequel on ne dénombre plus les lois successives : Royer, Raffarin, Galland (sur « la loyauté et l'équilibre des relations commerciales »), Egalim (sur « l'équilibre des relations commerciales »), Descrozaille (sur « l'équilibre dans les relations commerciales », de nouveau)...
Mais alors, si tout ça est vrai, comment se fait-il, ma bonne dame, que certains groupes de grande distribution soit dans des états financiers pitoyables, passant régulièrement devant la barre des tribunaux ou manquant de se faire racheter ?
C'est là encore le grand mystère de la grande distribution, « cette belle inconnue ». Mais il y a au moins quelque chose qui est clair : avant de presser le kiki des fournisseurs, mieux vaut d'abord se regarder dans le miroir et être sûr que ce qu'on vend fait du sens pour les clients. Cette leçon vaut bien un fromage sans doute : car c'est aussi vrai dans tous les secteurs, sauf que là, la sanction est moins immédiate...