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Open innovation : transformation obligatoire des achats

Publié par Eve Mennesson le - mis à jour à

Alors qu'innover fait rêver un grand nombre d'entreprises, notamment pour répondre à un défi de performance, l'open innovation apparaît comme une solution intéressante. Mais innover en faisant appel à des organisations extérieures à l'entreprise oblige les achats à se transformer pour s'ouvrir à cette innovation.

"L'open innovation est née avec la montée en puissance des nouvelles technologies : les entreprises se sont rendues compte que pour être performantes elles avaient besoin de s'ouvrir vers l'extérieur", raconte Franklin Brousse, avocat expert en conduite juridique de la transformation digitale des entreprises. Aujourd'hui, on innove avec des entités extérieures à l'entreprise dans de nombreux domaines : production industrielle, marketing et communication, design, transformation environnementale...

GRTgaz vient même de lancer un appel à projet en open innovation pour trouver une méthode permettant de recruter (et de retenir) davantage de femmes aux postes techniques. "L'open innovation permet aussi de toucher à des problématiques de transformation culturelle", approuve Camelia Ratiu-Boucher, adjointe au directeur innovation de GRTgaz. Cet élargissement des sujets adressés par l'open innovation oblige les achats à s'intéresser sérieusement à la question : qui dit innover avec des entités extérieures dit achat. Mais des achats foncièrement différents puisqu'il s'agit d'achat d'innovation, ce qui implique un réel partenariat avec les fournisseurs mais aussi des process permettant plus de flexibilité et de rapidité. Car il ne s'agit pas de décréter que l'on veut innover avec ses fournisseurs pour que l'innovation prenne réellement place au sein de l'entreprise.

Les réflexes achats empêchent l'innovation

"L'open innovation, c'est la fin de l'obstination en interne : Cela permet aussi de s'ouvrir à d'autres voies, des idées, des démarches que l'on n'avait pas envisagées", résume Laurent Deleville, président-fondateur de Nakodo Conseil. On peut aussi se retrouver gagnant en termes financier si on fait de l'open innovation en passant par un concours ouvert au grand public ou à des étudiants (ce qui est assez courant en termes de marketing ou de design) ou via des codes ou des plans en "open source". "Le côté "ouvert" du code ou des plans en open source offre une garantie de transparence : on sait ce qu'il y a dedans. Par ailleurs, le client pourra réparer lui-même le produit", avance Matei Gheorghiu, chercheur. Un argument qui plaide en faveur de l'urgence climatique. Et offrir à ses clients la possibilité de réparer plus facilement les produits qu'ils achètent revient à créer moins de déchets et utiliser moins de ressources et d'énergie pour en produire de nouveaux. Un raisonnement qui fait de plus en plus sens. Les projets d'open innovation sont d'ailleurs de plus en plus souvent tournés vers des problématiques RSE.

Malgré ces arguments en faveur de l'open innovation, il subsiste des freins au sein des directions achats. Des freins principalement organisationnels. Pour Laurent Deleville, les process achats, nécessaires pour garantir le respect des obligations légales et commerciales mais aussi sécuriser les incontournables, empêchent l'innovation : "Les réflexes "achats" habituels ne s'appliquent pas avec les start-up : le sourcing, l'évaluation ne fonctionnent pas comme pour des fournisseurs classiques, complète Franklin Brousse qui rappelle que l'open innovation est axée sur l'élargissement du panel à de petites entreprises et à des start-up. Ce qui fait la viabilité d'une start-up c'est le parcours, le profil des fondateurs. L'humain compte beaucoup plus".

Matei Gheorghiu constate aussi des abus possibles de la part des achats, qu'il invite à former. Même si ces pratiques sont de moins en moins répandues, les jeunes entreprises doivent encore parfoirs s'investir dans des réponses à appel d'offre non rémunérées ou des POC (proof of concept) simplement dédommagés. Sans parler des concours qui n'offrent parfois que la satisfaction d'avoir été sélectionné. Les achats peuvent ausssi être rebutés par le travail supplémentaire que l'open innovation peut induire : la nécessaire veille mais aussi la gestion de l'inexpérience de certains acteurs avec lesquels on peut être amené à faire de l'innovation. "Le partenaire qui a une idée innovante ne possède pas forcément toutes les qualités techniques pour réaliser le produit fini : il s'agit donc de trouver de nouveaux sous-traitants", observe Matei Gheorghiu. En outre, si l'open innovation passe par une plateforme d'appel à projet public (ouverte au grand public ou à une communauté d'étudiants ou de graphistes par exemple), il n'y a pas de résultats sans animation de communauté.

Autre frein, relevé par Laurent Deleville, les collaborateurs d'une grande entreprise leader sur son marché doutent de pouvoir trouver de meilleures idées venant de l'extérieur, c'est ce qu'il appelle le syndrome du "not invented here". "Il y a une relation de confiance à construire. D'autant plus si l'innovation qui vient de l'extérieur est intégrée dans un produit fini. Il faut réussir à passer du "not invented here" au "proudly found elsewehre" et aider à mettre en oeuvre des solutions innovantes trouvées à l'extérieur", explique-t-il.

La veille, essentielle pour s'ouvrir à l'extérieur

Que faire pour lever ces freins et rendre l'open innovation concrète au sein de son entreprise ? Il s'agit de s'ouvrir à l'achat en innovation en réalisant une veille régulière sur ce sujet mais aussi en se rendant à des événements externes traitant de ce thème, voire en faisant venir des experts en interne afin d'acculturer les équipes achats aux spécificités de l'achat innovant. Car il s'agit bien d'acquérir de nouveaux réflexes. Côté contractualisation, par exemple, Franklin Brousse relate qu'avec les start-up, il s'agit souvent d'établir un contrat de partenariat et non un classique contrat client-fournisseur. "Il faut prévoir des hypothèses de sortie au cas où le partenariat n'aboutit pas mais aussi prévoir une entrée au capital prioritaire en cas de réussite", recommande-t-il. Il ne s'agirait en effet pas de passer à côté d'un succès... ou de sombrer à cause d'un échec.

Franklin Brousse exhorte également à porter une grande attention aux clauses de non-concurrence, d'exclusivité et de propriété intellectuelle. Sur ce point, Camelia Ratiu-Boucher déconseille de vouloir à tout prix la propriété intellectuelle. "Cela n'est pas optimal quand on contractualise avec une petite entreprise, qui souvent met sur la table son unique savoir-faire et souvent ne dispose pas de l'appui juridique nécessaire. Il est préférable de viser un partenariat gagnant-gagnant entre le grand groupe et la start-up, comme le versement de royalties ou des tarifs préférentiels", avance-t-elle.

Autre élément important en termes d'open innovation : s'ouvrir au monde extérieur. La veille est notamment essentielle pour comprendre ce qui se passe à l'extérieur de l'entreprise, dans d'autres domaines. Laurent Deleville donne l'exemple d'une personne de son équipe, lors de son expérience chez Safran, qui allait chercher du côté du salon nautique des idées pour équiper les cabines d'avion. "De mon côté, je me suis rendu au CES de Las Vegas où j'ai trouvé des idées intéressantes provenant des domaines du multimédia et du jeu", ajoute-t-il. Matei Gheorghiu incite quant à lui à nouer des partenariats avec des réseaux de protypage: "Il s'agit de nouveaux modes de partenariats qui obligent les acheteurs à sortir de leur zone de confort".

Ce travail d'ouverture au monde extérieur peut non seulement permettre de nouer des partenariats avec des entreprises innovantes mais aussi avec des concurrents afin d'aller plus loin sur un sujet. Pour avancer dans le domaine de la transition énergétique, GRTgaz s'est ainsi associé à quatre autres opérateurs gaziers autour d'un projet sur la réduction de la teneur en oxygène du biométhane (ce gaz renouvelable contenant davantage d'oxygène que le gaz naturel, ce qui peut être problématique pour certains clients) : un appel à projet mutualisé a abouti à la contractualisation d'un partenariat de recherche avec un binôme PME-école d'ingénieurs, grâce à la collaboration réussie entre les directions achats, innovation et juridique des quatre entreprises.

Cette ouverture au monde extérieur prend du temps. Charge de travail supplémentaire, cette tâche est souvent dépriorisée... Si bien que celle-ci risue de ne jamais être réalisée. "C'est une fausse croyance de penser qu'il suffit de changer d'état d'esprit, insiste Laurent Deleville. Un bon acheteur est curieux et noue déjà une relation de confiance avec ses prestataires."

Création d'une direction de l'open innovation

Ainsi, Laurent Deleville conseille d'aller plus loin que de simplement changer les pratiques et acquérir de nouveaux réflexes. Il invite à créer une direction de l'open innovation aux côtés des achats. "On est à l'aube de la création d'entreprises étendues. Mais pour réussir cette mutation, il faut plusieurs briques : les achats, l'open innovation et les achats durables. Ce sont trois composantes des opérations externes qui doivent travailler ensemble mais qui sont dissociées", décrit-il, soulignant que l'open innovation est un travail pour les acheteurs mais pas celui des achats seuls. Et ce parce que les process ne sont pas les mêmes, parce qu'il est difficile de faire de la veille tout en assurant les tâches quotidiennes liées aux achats classiques comme la gestion des contrats, des litiges et le bon déroulement des prestations achetées.

Une direction de l'open innovation permettrait aux acheteurs dédiés à l'open innovation de ne se consacrer qu'à ce sujet mais aussi d'être agiles et d'avancer en lien avec des process achats classiques. Laurent Deleville presse cependant d'organiser des rencontres régulières Open Innovation & Achats pour partager les informations, les fournisseurs référencés au panel étant aussi des acteurs importants de l'open innovation.

Cette direction dédiée à l'open innovation s'appelle, chez GRTgaz, l' "Open Innovation Factory". Implémentée depuis 6 ans, elle a été lancé initialement au sein de la direction achats, avant de rejoindre la direction de l'innovation, quand cette dernière a vu le jour. Ce qui a permis de faire monter en compétences progressivement les équipes achats. "Il y a eu des évolutions dans les processus, mais aussi dans le mindset pour gérer ce type de projets", indique Camelia Ratiu-Boucher. Ce dispositif a permis de signer des partenariats avec une quarantaine d'entreprises (majoritairement des start-ups) qui ont fait l'objet d'une trentaine d'expérimentations, dont 30% ont été industrialisés. "Les sujets adressés répondent aux enjeux de notre entreprise à savoir la performance de notre réseau gazier, la transition énergétique et la diversification de nos activitésé", précise Camelia Ratiu-Boucher. Parmi les solutions innovantes que l'open innovation a permis de trouver pour répondre aux problématiques business : la supervision du réseau pour détecter les fuites de gaz qui pourra se faire désormais via des drones à travers un partenariat avec la start-up Asman technology.

Agilité et prise de risque

Créer une direction de l'open innovation permet donc d'acquérir les bons réflexes et les bons process en termes d'achat en innovation. Pour Camelia Ratiu-Boucher, cela repose sur quatre piliers. Tout d'abord, viser des objectifs prioritaires dans le partenariat. "Souvent nous ne disposons pas d'un cahier des charges trop détaillé mais juste du contexte, du problème et des contraintes liés au besoin", décrit-elle. Ensuite, il s'agit de favoriser l'agilité et la frugalité, en passant par exemple d'un contrat d'une dizaines de pages à un contrat de trois pages. "C'est ce que nous avons fait pour contractualiser rapidement avec Asman technology", rapporte Camelia Ratiu-Boucher. Une bonne pratique qui a pu ensuite s'étendre à d'autres projets d'open innovation.

Egalement, il faut accepter la prise de risque adéquate en se concentrant sur les contraintes vraiment essentielles et en réduisant les contraintes techniques. C'est une condition pour permettre à un projet d'open innovation de voir le jour. Et, enfin, il s'agit promouvoir une démarche collaborative en interne en impliquant toutes les parties prenantes dès le début du projet. "Il faut notamment de faire prendre conscience aux métiers du niveau d'engagement demandé", précise Camelia Ratiu-Boucher. Ces quatre bonnes pratiques peuvent évidemment s'acquérir sans créer une direction de l'open innovation mais elles seront plus difficiles à acquérir par manque de temps et d'expertise.

Une direction de l'open innovation permet aussi de s'assurer que l'innovation est réellement développée et de ne pas s'arrêter à la signature d'un partenariat, ce qui est très courant en matière d'open innovation. Camelia Ratiu-Boucher insiste vraiment sur ce point : "L' "Open Innovation Factory" permet de suivre la réalisation des projets et de ne pas s'arrêter à la contractualisation". Et ce d'autant plus que les partenaires en open innovation sont de jeunes entreprises, souvent des start-ups, qui ont besoin d'être accompagnées. Veille, agilité et collaboration... Ce sont de nouvelles pratiques que les achats doivent adopter. L'open innovation oblige finalement les achats à innover.

Loïc Perret, directeur achats et co-innovation chez Schneider Electric : "Les achats aiment la certitude alors que l'open innovation nécessite de l'agilité"

Chez Schneider Electric, il existe une équipe dédiée à l'open innovation au sein de la direction achats. "Il est plus efficace qu'une petite partie des acheteurs passe son temps à faire de l'innovation plutôt que qu'une grosse partie en fasse de temps en temps. Cela permet de monter plus vite en compétences", indique Loïc Perret, directeur achats et co-innovation chez Schneider Electric. Cela permet aussi d'apporter de la crédibilité à la démarche et surtout de bien structurer la stratégie. Cette équipe travaille sur trois points : la connexion avec le monde extérieur, l'écoute des clients internes et un support opérationnel aux activités d'open innovation. Trois tâches qui nécessitent de déconstruire les processus achats existants. "Les achats aiment la certitude alors que l'open innovation nécessite de l'agilité, des cahiers des charges pas nécessairement bien ficelés et des fournisseurs sur lesquels il n'existe pas de prévisions business", décrit Loïc Perret. Ainsi, le groupe réussit désormais à débuter un projet avec un fournisseur innovant en trois jours seulement, contre dix mois auparavant. "On sait commencer vite et apporter de la sécurité plus tard, quand les choses deviennent plus sérieuses", explique Loïc Perret. Une prise de risque qui rapporte : "Si l'on prend l'ensemble du groupe Schneider, l'innovation incrémentale mise en place avec les fournisseurs rapporte entre 120 et 150 millions d'euros de revenus".

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