Décarbonation : mesurer n'est pas jouer !
Publié par Eve Mennesson le - mis à jour à
Bien que l'importance de placer les achats en première ligne de la décarbonation fait de plus en plus de convaincus, les mises en place balbutient. Comment quantifier, intégrer à une stratégie et agir ? Réflexions et concrétisations en compagnie de l'ObsAR, de l'Université de Grenoble-Alpes, de Carbone 4, Schneider et TF1.
L'été 2022 aura été marqué par une accélération des effets du réchauffement climatique, entre incendies, sécheresses ou encore orages violents. Une mise en demeure de la nature qui nous rappelle qu'il est grand temps de se lancer sérieusement dans la décarbonation. "Les émissions carbone sont le fait des activités humaines et les entreprises sont donc les premières contributrices. Or, une grande majorité des émissions sont liées à ce que les entreprises achètent. Les achats devraient donc être en première ligne des actions de décarbonation", expose Nathalie Paillon, directrice des opérations et des études au sein de l'ObsAR (Observatoire des achats responsables). Si la prise de conscience des achats est bien là, la mise en oeuvre de cette décarbonation n'en est qu'à ses balbutiements. Mais l'urgence est là : il faut arrêter de tergiverser et agir.
Difficile mesure du bilan carbone
En matière de décarbonation des achats, le premier réflexe est de mesurer et donc de réaliser son bilan carbone. Cela constitue un bon point de départ : savoir d'où on part permet de définir les chantiers prioritaires et ensuite de mesurer l'efficacité des actions menées. Or, cette première étape n'est pas forcément la plus simple, en raison de la difficulté à accéder aux données. "Pour mesurer l'empreinte carbone des achats, le mieux est de prendre en compte les données physiques c'est-à-dire les quantités consommées comme le litre de fioul, les tonnes d'acier ou les kilomètres parcourus et de les multiplier par les facteurs d'émissions. Mais elles ne sont pas toujours faciles à obtenir", reconnaît Natacha Tréhan, maître de conférences à l'université Grenoble Alpes. Les directions achats partent donc souvent des montants dépensés. "Il est possible d'utiliser un ratio monétaire mais on n'a ensuite pas de leviers pour travailler sur la réduction de l'empreinte, hormis en "achetant moins", alors que ce qu'il faut c'est "acheter mieux" ", regrette Hélène Chauviré, manager chez Carbone 4.
Plan de bataille
Quoi qu'il en soit, attention à ne pas passer trop de temps sur la mesure du bilan carbone. Comme le souligne Jenny Bourhis, consultante achats responsables chez Asea, "il ne faut pas chercher à calculer au kilogramme de CO2 près mais plutôt avoir des ordres de grandeur pour prioriser. Le plus important est de passer du temps sur les actions à mener". Mais quelles sont les actions qui doivent être entreprises en priorité ? La formation apparaît comme la première étape essentielle d'une action de décarbonation des achats afin d'intégrer des critères RSE (et notamment le carbone) à l'habituel triptyque coût/qualité/délais. "Il faut former ses acheteurs au sujet du carbone pour qu'ils soient sensibilisés, puissent en parler à leurs fournisseurs et avoir les clés pour analyser la maturité de ces derniers", indique Jenny Bourhis. Et d'ajouter : "Il est également essentiel de déployer cette formation aux prescripteurs car c'est un sujet qui concerne toute l'entreprise".
Prioriser pour savoir où agir
Une fois ces formations dispensées, on passe à l'action ! Chez TF1, une cartographie impact carbone des achats a été définie, afin de prioriser les catégories d'achats en fonction de leurs aspects stratégiques et de leur impact carbone. "Il est essentiel de bien identifier les fournisseurs à qui nous demanderons de s'engager eux aussi dans une démarche de contrôle et de réduction de leurs émissions de GES", souligne Sylvie Durepaire, responsable achats responsables au sein du groupe. La priorisation est en effet essentielle en matière de décarbonation des achats. Cela passe par une analyse de ses achats. "Le premier pas consiste à bien se connaître et donc à analyser le cycle de vie des produits, des flux amont et aval, à avoir la meilleure cartographie possible de son organisation et de son approvisionnement", conseille Arnaud Flatres, manager chez Square.
Cette analyse doit être la plus globale possible. "Il s'agit de s'intéresser à l'ensemble du cycle de vie du produit pour pouvoir agir aussi bien sur le produit en lui-même, c'est-à-dire les prescriptions techniques, que sur le transport, le packaging...", énumère Sarah Pelleray, responsable de l'offre décarbonation chez Epsa. En ayant une analyse complète de la quantité de matière, de flux, de logistique, etc achetés on peut non seulement identifier les postes les plus émissifs mais aussi les risques éventuels liés à la dérive climatique et à la transition écologique. "Le changement climatique peut endommager la matière achetée ou encore perturber les modes de transport", fait savoir Hélène Chauviré.
Cette analyse peut aussi être l'occasion de réfléchir à ses achats, de voir si certains peuvent être évités ou pratiqués de manière différentes. "Il est intéressant de mener une réflexion sur l'économie de la fonctionnalité (NDLR : acheter l'usage plutôt que le bien) ou encore l'économie circulaire mais aussi de mener une veille active sur les solutions bas carbone", avance Jenny Bourhis. Cette réflexion doit être menée avec les prescripteurs afin qu'ils prennent conscience des possibilités qui s'offrent à eux. "Cela permet de faire évoluer les pratiques et d'encourager, par exemple, l'utilisation de matière recyclée ou réemployée plutôt que neuve", souligne Hélène Chauviré.
Accompagnement et co-construction
Cette réflexion peut aussi amener à travailler avec de nouveaux fournisseurs, engagés dans une démarche de décarbonation. Même si cette démarche de décarbonation ne peut pas se faire sans ses forunisseurs historiques. Mais attention à ne pas imposer à ces derniers la publication d'un bilan carbone ou des transformations. "En imposant à ses fournisseurs de communiquer leurs émissions de CO2, le risque est de devenir un répulsif : les fournisseurs sont surchargés de travail par rapport aux demandes de leurs clients qui ne sont pas homogènes", met en garde Natacha Tréhan. Son conseil : se coordonner avec les autres clients pour accompagner les fournisseurs sur ces sujets d'émission carbone aussi bien sur les indicateurs à fournir que sur les solutions à développer.
La collaboration est le maître-mot pour réussir la décarbonation des achats. Avec les prescripteurs, avec ses concurrents, et surtout avec ses fournisseurs. "La décarbonation des achats s'invite dans la relation clients/fournisseurs, et nous oblige à approfondir la connaissance de nos partenaires par le dialogue et le partage d'information", soutient Sylvie Durepaire. Elle est rejointe sur ce point par Thierry Mercier, partner finance et achats responsables chez Wavestone, qui vient de publier un premier baromètre sur la décarbonation des achats : pour lui, il est essentiel de tout d'abord comprendre la maturité des fournisseurs, parfois dépassés par le sujet ou parfois plus en avance que certains donneurs d'ordres. "Il faut soutenir les fournisseurs dans leur transition dans une démarche exemplaire de co-construction", pointe-t-il.
Une démarche de co-construction qui ne doit pas se limiter à mesurer mais bien à chercher des leviers pour mener des actions concrètes de décarbonation. Chez Schneider Electric, cette collaboration avec les fournisseurs autour de la décarbonation passe par un programme d'accompagnement, lancé en avril 2021, qui consiste notamment en des formations sur la décarbonation, adaptées à la maturité des fournisseurs. Un portail a également été développé à l'intention des fournisseurs, regroupant des documents, des vidéos, les formations mais aussi un outil de calcul des émissions carbones. "L'objectif est de réduire les émissions des opérations des "top 1000 fournisseurs" de 50% d'ici 2025. Nous avons aussi créé une communauté de ces « top 1000 fournisseurs » que l'on essaie de réunir tous les deux/trois mois afin de partager les bonnes pratiques", rapporte Christophe Quiquempoix, vice président des achats durables chez Schneider Electric. Le groupe a finalement construit un nouveau thème de relation avec ses fournisseurs. Voici ce que peut offrir, en plus de sauver la planète, une démarche de décarbonation des achats.
Orange et ses pairs, ensemble avec les fournisseurs pour décarboner le secteur
Orange a pris l'engagement en 2019 d'être Net Zero Carbone d'ici à 2040. En tant qu'entreprise de service, 80% de ses émissions CO2 correspondent à son scope 3. "Pour qu'il y ait un impact sur notre scope 3, nous avons besoin des efforts de nos fournisseurs en terme de fabrication de leurs produits comme de leurs modèles opérants", explique Magali Blaise, à la direction groupe Procurement & Supply chain. En parallèle, c'est en commun avec les autres opérateurs télécom, via des organisations internationales, qu'Orange définit de nouveaux standards environnementaux. "Notre objectif est que les fournisseurs répondent à nos exigences sur des bases méthodologiques standards afin de permettre l'analyse comparative de leurs réponses", rapporte Magali Blaise.
Les scopes
Les émissions de gaz à effet de serre des entreprises sont segmentées en 3 scopes :
Le scope 1 qui concerne les émissions liées directement à l'activité de l'entreprise
Le scope 2 qui couvre les émissions liées à la consommation d'énergie
Le scope 3 qui réunit tout le reste et notamment les achats
Le scope 3 est donc le scope le plus important mais les entreprises n'étaient jusqu'à présent pas obligées de le faire figurer dans leur bilan carbone. Heureusement, un décret signé en juillet 2022 rend obligatoire la comptabilisation et la déclaration de l'ensemble des émissions indirectes "significatives".