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Neutralité carbone : la douche froide pour les transports

Publié par Mathieu Neu le | Mis à jour le

Les ambitions d'écoresponsabilité résonnent dans le secteur du transport de marchandises comme un discours théorique louable mais difficilement applicable. Certaines initiatives encourageantes se présentent comme des exemples à suivre, même si elles semblent faire trop peu d'émules.

L'objectif "Fit for 55" fait-il figure de voeu pieu ? Cette feuille de route de l'Union européenne vise à réduire les émissions de gaz à effet de serre de 55 % d'ici 2030. Une façon de se mettre dans les meilleures dispositions pour atteindre la neutralité carbone dans les transports de marchandises à l'horizon 2050, conformément à la Stratégie Nationale Base Carbone (SNBC) adoptée.
Selon l'enquête "Réconcilier transport de marchandises et décarbonation", publiée par le cabinet de conseil spécialisé bp2r en 2023, le bilan en l'état est loin d'être satisfaisant. C'est même "la douche froide du côté des leviers de la décarbonation", mentionne l'étude. Certes, les politiques d'achat de transport intègrent toujours plus souvent des critères environnementaux. Seules 15 % des entreprises interrogées répondent par la négative sur ce point contre 21 % en 2021. Le calcul annuel des émissions de gaz à effet de serre est aussi devenu une réalité dans 67 % des cas contre 57 % en 2022 et 54 % en 2021.

Mais les bonnes pratiques stagnent, voire régressent. Le recours à des consultants spécialisés existe dans 30 % des cas en 2023 contre 37 % en 2022. Alors que leur intégration devrait être en forte augmentation, les outils de simulation de l'impact carbone ne sont utilisés que dans 29 % des cas (28 % en 2022). Plus grave, les budgets alloués au transport de marchandises sur le volet de la réduction des émissions de gaz à effet de serre affichent une baisse constante : ils existent dans 63 % des cas à l'heure actuelle contre 69 % des cas en 2022 et 76 % des cas en 2021.

Pour Florence Mazaud, Sustainable Solutions Manager au sein de l'éditeur de solutions de mesures RSE Sightness, "L'écart reste très important entre les motivations annoncées par les entreprises sur ce plan et la réalité. C'est un sujet qui reste subi par les supply chains. Certes, on constate des signaux faibles en faveur de la décarbonation des transports, mais ceux-ci restent trop faibles. Souvent, cet enjeu est amené par les directions RSE sans que l'on propose de dispositifs très concrets de mise en oeuvre."

Des projets sur la bonne voie

Si la rapidité des transformations n'est pas au rendez-vous, certaines initiatives en faveur de l'écoresponsabilité s'affirment et font figure d'exemple. "La conscience environnementale est toujours plus forte, et au-delà des obligations croissantes dans ce domaine, les attentes des consommateurs font évoluer les pratiques en entreprise. Même si la profitabilité est nécessairement une priorité importante, le virage RSE reste une réalité", estime Jérôme Thivend, directeur Supply Chain chez Henkel Cosmétique.

Dès 2016, cette entreprise a signé le protocole Fret 21 obligeant les chargeurs à mettre en place un plan d'actions en faveur de la diminution des émissions de CO2. "Nous avons ensuite mis en place une feuille de route pour la réduction progressive de l'impact carbone au fil des années. Le levier le plus fort dans ce sens est la mutualisation (le pooling) avec certains de nos concurrents, dans le but de remplir au maximum les camions", souligne-t-il.

L'essor sur le marché du transport de marchandises de la jeune start-up Hyliko témoigne également d'un nouveau contexte. Cette entreprise est un prestataire qui fournit des camions à hydrogène de 44 tonnes allant jusqu'à 650 kilomètres, mais aussi un hydrogène qui se veut écologique, grâce à la pyrolyse de biomasse. Le spécialiste des solutions de transport Bert&You a récemment fait appel à Hyliko dans le but de verdir sa flotte, en réponse aux demandes croissantes en faveur d'une réduction de l'impact carbone.

Yann Colin, directeur Mobilité du groupe, explique que "si la volonté d'aller de l'avant sur ce sujet n'est pas récente, il y a actuellement une forte accélération dans ce domaine. Nous avons commencé à oeuvrer il y a quelques années avec du GNL, mais avec le constat que le gain en émissions de CO2 restait limité. Plus récemment, notre intérêt envers les possibilités qu'offre l'hydrogène nous apporte une plus grande maturité et des résultats plus satisfaisants." L'objectif est de faire grandir le plus vite possible la part de véhicules verts au sein de la flotte de camions.

En route vers un nouveau paradigme

Avec les partenaires, "au-delà du service, des niveaux de livraison, de stocks, les critères verts sont de plus en plus présents dans les discussions. Ce sujet oblige chaque acteur à être plus vertueux et contribue à des relations moins inscrites sur le long terme", remarque Jérôme Thivend.

Il mentionne également un nouveau rapport aux livraisons qui prend peu à peu de l'ampleur : " Nous avons parfois annoncé à des clients qu'ils peuvent être confrontés à des délais supplémentaires en raison de la mise en place de choix plus écologiques comme le rail-route. Ce n'est pas forcément problématique : les clients veulent surtout que les horaires soient respectés, au-delà du fait d'avoir des marchandises acheminées avec 6 ou 8 heures de plus."

Pour Florence Mazaud, "les solutions sont en grande partie chez les prestataires. Le changement d'énergie au service des transports est une des clés. En 2022, l'électrique ou le gaz concernait moins de 1 % des immatriculations. Le report modal, avec le recours au ferroviaire, est une autre solution essentielle, mais ce volet se développe aussi très lentement."

Les impératifs environnementaux imposent de revoir entièrement les modes de fonctionnement. La diminution du nombre de tonnes par kilomètre est avancée comme un objectif important. "Le taux de remplissage, la réduction des émissions par unité transportée, le poids des palettes utilisées ou des produits eux-mêmes, ce qui implique tous les services de l'entreprise qui fournit la marchandise, sont autant de leviers qu'il s'agit d'actionner", ajoute-t-elle.

La maîtrise de la donnée est un défi majeur à relever pour tendre vers une évolution de ce type. En plus du recours à des outils digitaux spécifiques qui n'est pas pour l'heure dans les habitudes, le manque de formation et la manière d'appréhender ce sujet forment également un obstacle. "Les professionnels de la supply chain ne savent généralement pas comment adresser le sujet, ils ne sont pas formés dans ce sens", regrette Florence Mazaud. "Il faut pouvoir déterminer comment surmonter ces obstacles, quels compromis sont possibles, quelles bonnes pratiques sont à encourager."

L'absence de coercition ou de pénalités quand les remontées de données relatives aux émissions de gaz à effet de serre ne sont pas faites constitue un autre point soulevé par les observateurs de la filière. Celles-ci sont pourtant censées être obligatoires comme le précise la direction européenne CSRD. Cette dernière a toutefois l'avantage de précipiter les décisions en faveur d'un fonctionnement plus vertueux. "Depuis que le cadre légal évolue, de nouveaux acteurs viennent nous voir avec l'ambition de traiter ce sujet de façon constructive", observe Florence Mazaud.

Entre mauvaises pratiques et manque d'incitation

En matière de décarbonation du transport de marchandises, l'étude 2023 du cabinet de conseil bp2r fait état d'un "pessimisme généralisé vis-à-vis des objectifs globaux liés aux accords de Paris." Les actions en vigueur dans les entreprises ne semblent pas à la hauteur des impératifs RSE. Le rapport indique que les incitations des donneurs d'ordre envers les transporteurs, pour que ces derniers prennent des mesures de réduction de consommation de carburant sont en recul en 2023 par rapport à 2022, tout comme le recours à des motorisations alternatives via la politique d'achat de transport.

Les modes de calcul sont eux aussi mis en cause. Parmi les entreprises qui ont connaissance des quantités d'émissions de gaz à effet de serre issus du transport de marchandises, l'intégralité des flux (amont et aval, tous modes, tous pays) n'est prise en compte que dans 54 % des cas. Le périmètre d'analyse se limite généralement à une partie restreinte des flux. Pour connaître et calculer les émissions polluantes, seules 4 % des entreprises utilisent des données réelles de consommations de carburant. Le calcul par modélisation ou par extrapolation sur la base d'un volume kilométrique est le schéma communément adopté.

Enfin, les collaborations entre les équipes en charge de la décarbonation et les départements transport / logistique / supply chain sont également pointées du doigt. Elles sont moins "étroites et régulières" (adjectifs cités dans 29 % des cas en 2023, contre 31 % en 2022), et plus "ponctuelles et opportunistes" (cités dans 39 % des cas en 2023, contre 33 % en 2022).