[Interview croisée] Les achats sont-ils prêts pour l'innovation responsable ?
Publié par Emmanuelle Serrano le | Mis à jour le
Une étude de 2012 réalisée par Bearing Point, Essec Business School et Novamétrie, montre que l'innovation est une priorité sous-évaluée par les achats. Quid de l'innovation responsable ? Le point avec Xavier Pavie, directeur de l'Isis, et André Sépaniak, directeur des achats de la Société Générale.
Qu'est-ce que l'innovation responsable ?
Xavier Pavie : L'innovation responsable est une expression qui apparaît vers 2004-2005. Elle prend son origine à l'occasion des développements technologiques et scientifiques autour du vivant. Toutefois, la notion de responsabilité est mal comprise, voire peu compréhensible. L'anglais permet d'en rendre compte avec plus de facilité avec "accountable", "liable", "responsible" alors qu'en français, nous devons nous contenter du mot responsable. Par ailleurs, nous, Français, réduisons trop vite la notion de "sustainable development" à celle d'environnement. Or, les enjeux actuels dépassent le simple cadre environnemental : il faut parler tout autant de santé, d'organisation du travail, de techniques ou de politiques. Les questions politiques (surveillance) et philosophiques (transhumanisme et robotique) sont aujourd'hui plus sensibles que les questions environnementales. C'est absolument paradoxal de se focaliser sur la survie de la planète sans même se poser de questions ontologiques.
L'innovation responsable n'est pas réductible au développement durable car elle est intiment liée aussi aux enjeux politiques et sanitaires. La première question responsable à se poser est celle du besoin des individus, et le secteur bancaire que nous prenons ici en exemple doit se poser cette question-là. Est-ce que je dois toujours répondre aux besoins des individus ? Ainsi, faut-il produire 20 générations d'iPod à la suite du lancement du modèle original ? Faut-il faire du crédit à la consommation ?
Si l'on prend l'exemple des subprimes, ce dispositif a été conçu pour aider les Américains à accéder à la propriété individuelle. Tout un système financier a été mis en place pour satisfaire ce besoin avec les conséquences que l'on connaît. C'est pourquoi il est déterminant que l'innovateur ou le "marketeur" sache se demander s'il doit ou non répondre à l'expression d'un besoin. Le deuxième aspect fondamental, c'est la mesure des impacts directs des innovations. Ramené au système bancaire, quand je fais un crédit à la consommation, qui continue à être près de moi pour mesurer les impacts directs ?
Et troisième aspect, quels sont les impacts indirects de l'innovation ? Prenons le cas d'articles d'habillement qui contiendraient des nanoparticules qui, au premier lavage, partent dans les eaux usées. Sans station d'épuration adéquate en aval, elles vont aller dans l'écosystème, être ingérées par les poissons que nous mangerons ensuite en bout de chaîne alimentaire.
Jusqu'à présent, le système bancaire n'intégrait pas franchement les trois grandes interrogations que j'ai évoquées précédemment. Non par malveillance mais parce que, comme dans tous les autres secteurs, la règle de vie est "innover ou disparaître". Reconnaissant que la question de l'innovation responsable les dépassait dans la mesure où ses impacts directs et indirects sur la cité et sur les citoyens en font un sujet politique au sens noble du terme (exemple : problématique de l'assurance du risque lié aux innovations lancées sur le marché), sept grandes sociétés du Club Innovation Finance en France ont décidé de se réunir au sein du projet Fair (Finance, assurance et innovation responsable).
Quelles questions un acheteur doit-il alors se poser pour intégrer la dimension de la responsabilité dans son travail quotidien ?
Xavier Pavie : Deux questions fondamentales se posent à l'acheteur : faut-il répondre ou pas au besoin exprimé et le satisfaire et quels sont les impacts directs et indirects de l'innovation ? Et le problème va plus loin que de dire à son collègue " non, ce besoin ne sera pas satisfait et retourne dans ton bureau chercher une autre solution ". Nous avons développé au sein de Fair des méthodes permettant de se poser les bonnes questions.
L'acheteur a besoin de prendre en compte les besoins des individus, leurs évolutions dans le cadre du processus d'innovation et le comportement du produit une fois sur le marché, ce qui signifie que l'acheteur doit en permanence avoir - ce qui n'est pas toujours le cas - une vision claire de ce à quoi va servir l'innovation, y compris quand celle-ci est sur le marché. Autrement dit, il doit mesurer l'évolution. Pourquoi ? Car si, à un moment donné, l'innovation génère des conséquences négatives, l'acheteur doit pouvoir refaire le parcours inverse, en réintégrant l'innovation dans le processus de R&D par exemple. L'innovateur ne peut agir seul, il aura nécessairement besoin de l'acheteur. On ne va pas uniquement voir les acheteurs quand on a un problème, ni au départ quand on lance l'innovation. L'acheteur a la responsabilité de suivre également ce qui se passe sur le terrain. Si les deux questions évoquées ont été intégrées en amont dans l'élaboration du cahier des charges, alors les réponses apportées par les acheteurs seront toujours formulées sur cette base.
Reprenons le cas des subprimes : il fallait lancer ce produit sur le marché, mais les mécanismes de contrôle n'ont pas été actifs. Personne n'a dit : "Attention ! On arrête tout pour revoir la composition de ce produit car, sinon, on court à la catastrophe." Le processus a été unilatéral au lieu d'être itératif et permanent. Mon travail en tant que chercheur ou enseignant consiste non à édicter des principes normatifs ex-cathedra, mais à aider à définir les bonnes questions à se poser, les bons processus à mettre en place afin d'éviter ce genre de catastrophe.
Xavier Pavie est diplômé en science de gestion et docteur en philosophie. Après avoir passé près d'une quinzaine d'années en entreprise (Nestlé, Unilever, Club Méditerranée) au sein des directions marketing et innovation, il est directeur de l'Isis (Institute for strategic innovation & services) où il est également enseignant. Il est aussi chercheur associé au laboratoire de l'Ireph (Institut de recherche philosophique) de l'université Paris Ouest.
Ses publications articulent à la fois l'approche managériale et philosophique, en particulier ses recherches autour de l'innovation responsable. Il a été nommé au sein du groupe de travail européen Karim (Knowledge Acceleration Responsible Innovation Metanetwork), qui a notamment pour but d'élaborer un processus d'innovation responsable. Il a publié une dizaine d'ouvrages dont notamment "L'innovation responsable : stratégie et levier de croissance pour les organisations" en février 2012 aux Éditions Eyrolles.
Mettez-vous en pratique dans votre quotidien les trois fondamentaux évoqués par Xavier Pavie ?
André Sépaniak : Je partage les opinions de Xavier Pavie sur de nombreux points. D'un point de vue sémantique, l'anglais offre plus de nuances : le "sourcing", c'est la recherche des bonnes sources, par exemple. Nous avons rayé de notre vocabulaire le terme de client interne remplacé par celui de partenaire. Vis-à-vis du partenaire, on se doit, bien entendu, d'être curieux de son métier et de ses contraintes, d'être constructif et solidaire de sa sphère de responsabilités tout en gardant un regard critique.
Le métier d'acheteur est à l'articulation entre l'entreprise et son écosystème. Est-ce qu'il doit répondre à des besoins ? Oui, il doit y répondre, mais le terme en lui-même est assez vague. Il a des acceptions différentes. Est-ce que la personne se doit d'être responsable des effets directs et indirects ? Là, c'est beaucoup plus compliqué. Je pense que les jeunes générations expriment un besoin de sens et il est naturel d'appréhender les conséquences de ses actes professionnels sur la société.
En termes de responsabilité, je rejoins Xavier Pavie et je pense que la question trouve de multiples déclinaisons où chacun a son rôle à jouer, notamment le politique par les règles qu'il peut être amené à édicter. Des innovations qui ne sont pas mauvaises en soi, mais qui le deviennent par l'usage qui en est fait ou l'usage détourné qu'en font des tiers. Effectivement, les subprimes ont répondu à un financement des particuliers, puis à un besoin de refinancement. Mais, ensuite, il y a eu tout une chaîne de déviances, non pas uniquement de la part des banques, mais aussi des acteurs de l'immobilier eux-mêmes. Le sujet est complexe. La responsabilité incombe à une pluralité d'acteurs dont les autorités de régulation, les pouvoirs publics et les législateurs en particulier, mais il y a aussi un besoin de responsabilisation des individus. La crise a exacerbé le besoin de sens et d'action responsable. Elle a favorisé cette prise de conscience.
André Sépaniak, diplômé de l'IEP (Institut d'études politiques) de Paris, débute comme inspecteur de la Société Générale, avant de rejoindre l'Allemagne, où il est directeur commercial de l'agence de Hambourg, puis directeur de la succursale de Francfort.
Il intègre la direction des affaires internationales comme directeur adjoint Amérique du Nord, puis Europe. En 2003, il prend en charge la direction des achats du groupe.
Les achats peuvent-ils relever le défi de l'innovation responsable dans le secteur bancaire ?
Xavier Pavie : Selon moi, les achats peuvent relever le défi de l'innovation responsable dans ce secteur car ils se nourrissent naturellement de l'écosystème extérieur, ce qui favorise un mode de pensée différent. Mais l'important, c'est bien l'innovation même et sa gestion du risque, qui passe par une responsabilisation des individus ainsi que par des changements de méthodes et de comportements.
Dans un premier temps, le secteur bancaire a émis un avis plutôt négatif, mais il a fini par s'approprier l'innovation responsable qui, jusqu'à présent, était trop tournée vers les problèmes technologiques et d'éthique. Or, l'innovation responsable ne se limite pas aux champs scientifiques, elle concerne aussi le secteur des services. À ce titre, le secteur bancaire constitue un bon terrain d'exploration de l'innovation responsable.
Pensez-vous que les "soft skills" soient une des clés de l'innovation responsable ?
Xavier Pavie : Gardons à l'esprit que le savoir-être doit primer sur le savoir-faire. Le problème se pose dès l'éducation quand l'étudiant est armé techniquement, mais que le contenu de l'enseignement ne lui permet pas de constituer une grille de valeurs. La part de la pédagogie dédiée au savoir-être est bien trop faible et c'est pour cela que je parle de questions ontologiques à résoudre.
L'acheteur ou l'innovateur se doit d'être habité par sa fonction. Or, les responsabilités inhérentes et le savoir-être en représentent une compétence déterminante contrairement à la fonction financière où tout peut se réduire au savoir-faire et à la technique. Et le recrutement est compliqué car vous devez autant regarder le savoir-être que le savoir-faire.
Comment encourager cette prise de conscience par un management responsable des acheteurs ?
André Sépaniak : Dès lors que l'on veut accorder de la place à l'innovation responsable, il est essentiel d'offrir aux personnes un espace de liberté et de leur reconnaître un droit à l'erreur. Il faut être porteur d'une vision et la faire partager tout en encourageant la prise d'initiative.
Cela passe notamment par le développement des "soft skills" des acheteurs car l'empathie ou la capacité de conviction sont des qualités qui vont au-delà de compétences rationnelles. Comme pour d'autres fonctions, nous utilisons, lors des entretiens de recrutement, une grille d'analyse où savoir-faire et savoir-être sont évalués à part égale.
La co-création et la "crowd innovation" sont-elles à la portée des acheteurs ?
Xavier Pavie : Pour cela, il faudrait que les achats sortent de leur posture de fonction support où leur hiérarchie les enferme et dans laquelle ils se laissent aussi eux-mêmes trop souvent emprisonnés. Selon moi, ils ne sont pas encore assez innovants. Cependant, l'innovation ne se décrète pas du jour au lendemain. La co-innovation en particulier passe par l'établissement de liens entre les dimensions sociales, sociétales et professionnelles de leur métier.
Les achats connaissent aujourd'hui la même problématique que la fonction RH : il y a 20 ans, c'était souvent à d'anciens militaires que l'on confiait des fonctions d'encadrement sans être véritablement associés à la stratégie d'entreprise. Aujourd'hui, les DRH siègent aux comités de direction... Les paramètres déterminants de cette mue seront leur formation, leur expérience et leur curiosité vis-à-vis de leur écosystème interne et externe.
Les étudiants en masters achats, par exemple, doivent s'approprier la boîte à outils qu'ils viennent chercher pendant leur formation. Une fois en stage, à eux d'expérimenter grandeur nature ce que peut être l'innovation en testant son écosystème et en refusant d'être affecté à un environnement trop défini. C'est cette ouverture qui leur permettra également de mieux comprendre la nécessité de considérer les problématiques sociales, environnementales, politiques et, ainsi, faire de l'acheteur le relais naturel de l'innovation responsable. Cette dimension donnera aussi à leur métier une aura plus positive.
André Sépaniak : Nous avons déjà lancé des expérimentations sur le sujet de la transition numérique avec nos collaborateurs et nos clients (plateforme collaborative Twitter "@SG_etVous") et un séminaire sur les achats et la transition numérique s'est tenu le mois dernier.
Faire de la "crowd innovation", c'est-à-dire finalement mobiliser de l'intelligence de manière spontanée, n'est pas encore une réalité. Nous en sommes encore à du co-développement en one-to-one avec quelques fournisseurs stratégiques.
Néanmoins, nous travaillons en co-construction avec eux sur l'établissement d'un cadre définissant la propriété intellectuelle des innovations, leur rémunération et leur contractualisation en tenant compte de leurs enjeux et motivations spécifiques.