Achats de prestations intellectuelles: les acheteurs, contraints de revoir leur stratégie
Publié par Aude Guesnon le - mis à jour à
Dans un marché atomisé - la Covid a accéléré la tendance à l'auto-entreprise -, les acheteurs de prestations intellectuelles sont contraints d'élargir leurs panels pour trouver et intégrer les compétences nécessaires aux métiers. Mais attention aux risques encourus. Avis d'experts:
Les Français ont, semble-t-il, pris goût au télétravail et à une certaine indépendance: il y a de plus en plus d'auto-entrepreneurs. Un élément qui complique diablement la tâche des acheteurs de prestations intellectuelles. Acheteurs qui, d'ailleurs, s'installent en entreprise, comme en témoigne le baromètre du Club des Acheteurs, qui vient d'être rendu public : 62% des répondants ont déclaré que leur service achats dispose d'un acheteur dédié, soit 11% de plus sur les deux dernières années. Et le travail ne manque pas pour ces acheteurs: les prestations intellectuelles sont, notamment, une variable d'ajustement en cette période de crise. Et mieux vaut considérer les risques inhérents à ces achats particuliers. Pour en parler, nous avons réuni David Bousquet, directeur achats de SPHEREA, Fabien Baiata, responsable du Club des Achats de prestations intellectuelles, et François Chauvin, directeur général de DirectSkills
Etat des lieux - que change la crise ?
Fabien Baiata - Il y a un changement sociétal, en 2020, année de crise sanitaire, la France a enregistré un record de création d'entreprises en auto-entrepreneurs. Il y a une vraie émergence de profils qui souhaitent travailler différemment alors que les achats doivent concilier les demandes des métiers et compléter les équipes internes par des dispositifs de sous-traitance, tout en rationalisant leur panel fournisseurs.
François Chauvin - La crise a accéléré l'imprévisibilité qui va se renforcer dans les semaines et les mois à venir. Les entreprises ont besoin de plus en plus de réactivité, sans négliger la qualité et sans oublier la règlementation. La nécessité de flexibilité touche la force de travail étendue et nous constatons une multiplication des statuts.
Pour les achats, cela va à l'encontre de la sacro-sainte logique usuelle de réduction du panel fournisseur... Mais c'est une réalité avec laquelle ils doivent composer, surtout lorsque l'on exerce dans des secteurs à haute valeur ajoutée : les très, très, bons sont de plus en plus à leur compte. C'est un phénomène très criant dans l'informatique, mais cela se généralise.
Il y a une vraie prise de conscience ; les achats savent qu'ils doivent modifier leurs pratiques, mais savoir comment s'y prendre est plus compliqué.
Monsieur Bousquet, quels sont pour vous les enjeux sur cette catégorie ?
David Bousquet - Ils sont cruciaux pour nous qui venons tout juste de vivre un PSE. Nous sommes dans l'électronique et nous sommes fortement dépendant du secteur aéronautique... nous avons perdu une grosse part de notre CA et nous avons dû réduire nos effectifs de 25%. Nous avons également transféré notre site parisien en région toulousaine et nous avons alors enregistré plus de départs que ceux prévus par le PSE, nous obligeant à avoir recours fortement à de la prestation intellectuelle pour sécuriser le transfert de compétences entre les personnels en région parisienne (partants) et ceux en région toulousaine.
Cette catégorie est, pour nous, une variable d'ajustement. Elle l'a été d'autant plus durant la crise de la Covid pour pallier les baisses d'activité soudaines.
Notre stratégie achats sur cette catégorie est centrée sur des partenaires privilégiés référencés dans un panel. Mais il a été difficile de trouver les compétences requises dans les délais : il nous fallait 50 personnes dont la plupart avec des compétences très spécifiques par exemple en optronique ou sur du développement CC++ (langage informatique). Nos partenaires ont redoublé d'efforts mais nous avons dû ouvrir notre champ des possibles à des sociétés de portage freelance. Nous n'avons peut-être pas encore les bons canaux achats pour recourir plus efficacement et plus largement aux freelances
Les risques encourus
Tout à l'heure, Monsieur Chauvin a évoqué les risques règlementaires, quels sont-ils et quelles sont les évolutions en la matière, Monsieur Baiata ?
Fabien Baiata - Le recours aux sous-traitants peut effectivement entraîner des risques - il ne faut pas négliger le code du travail et le code du commerce Il y a les risques règlementaires (délit de marchandage, requalification...) et les risques d'image.
Les risques : La requalification - cf le cas Uber -, peut mettre en péril tout un modèle économique. C'est extrêmement coûteux.
François Chauvin - Il y a un enjeu d'attractivité pour les entreprises. Les bons auto-entrepreneurs n'ont aucun mal à avoir des clients, ce sont eux qui les choisissent. Et il faut ensuite les fidéliser. Les liens sont plus lâches qu'avec des salariés, mais ils sont tout aussi nécessaires. Il faut les entretenir.
C'est un enjeu RH : comment je source et je contractualise avec les bons ? L'acheteur doit se transformer en commercial de son entreprise. Ce qui est, là aussi, à contre-courant des pratiques habituelles des acheteurs qui est traditionnellement en position de juge. Vendre son entreprise et le projet est une vraie révolution culturelle pour les acheteurs.
Fabien Baiata - Certaines fois, les achats considèrent que ce sont des petites dépenses diffuses et peu importantes réalisées auprès de fournisseurs non stratégiques, mais lorsque l'on cumule les dépenses, cela représente vite une masse conséquente. Cela peut, pour certains grands groupes, représenter des centaines de millions d'euros. Exemple de Bouygues Télécom : plus de 40 millions d'euros dépensés auprès de petits interlocuteurs
Beaucoup de groupes ont pourtant des acheteurs de prestations intellectuelles...
Fabien Baiata - Ils sont souvent en charge de l'informatique, un secteur très dynamique, et sont souvent obligés de recourir à l'externe
Monsieur Bousquet : avez-vous des acheteurs de prestations intellectuelles ?
David Bousquet - Nous n'en avons qu'une et elle est très occupée en ce moment, ce qui ne lui permet pas d'avoir une multitude de contrats à gérer.
Afin de trouver certaines compétences très spécifiques, et vu la tendance aux auto-entreprises qui atomisent le marché, les acheteurs vont devoir composer avec ces petits acteurs ?
Fabien Baiata - Ils sont effectivement obligés de nourrir leur panel avec de petits acteurs très spécialisés. Mais il faut qu'ils soient bien conscients que le relationnel est différent. On n'agit pas de même avec un salarié ou une grosse structure. Gérer un externe demande des raisonnements différents et des bonnes pratiques
Monsieur Bousquet - contractualisez-vous en direct avec des free-lances ?
David Bousquet - Nous ne l'envisageons pas. Nous n'avons fait qu'une exception. Nous évitons ce format d'engagement parce que nous ne maîtrisons pas les risques et je redoute la relation de dépendance. C'est pour cela que nous préférons recourir à des société de portage
Les bonnes pratiques à mettre en place
Monsieur Baiata - vous avez parlé de bonnes pratiques à mettre en place... quelles sont-elles ?
Fabien Baiata - Il faut impérativement éviter toute chose qui l'assimilera à un salarié. On ne lui confie pas un téléphone et on ne l'inscrit pas sur l'annuaire de l'entreprise. Il ne bénéficie pas des mêmes tarifs à la cantine, ne doit pas être invité en séminaire, ne doit pas avoir un mail interne, etc. Ce sont plein de petits points qu'il faut respecter et on les voit encore pratiqués !
Si un prestataire est mal intentionné lorsque la prestation s'achève, il peut mettre en exergue tous ces points, constituer un dossier très probant et demander une requalification. Et les gens échangent : celui qui est concerné peut essaimer et l'entreprise peut se retrouver très vite avec plusieurs cas
Veiller au lien de subordination est essentiel parce ce sujet se règle devant un juge
Comment bien délimiter la frontière ?
Fabien Baiata - Tout doit être très cadré dans le contrat, les jours, horaires de travail, les vacances estivales. La mission, bien évidemment. Il doit établir l'avancement de son travail. ET le recadrage, si recadrage il y a doit se faire sur le projet. Pas sur l'humain. Si souci de personne il y a, le donneur d'ordre doit en référer à la structure qui emploie le prestataire. Il est impossible de le convoquer en face à face pour lui dire que son comportement, par exemple, n'est pas correct.
François Chauvin - Chaque nature de contrat a des règles propres et il convient de se faire accompagner par un juriste. Il est difficile pour un acheteur de prendre ce temps de conseil car la pression des prescripteurs est forte et il peut être tenté de laisser de côté les pratiques règlementaires. Notre métier à nous est de faire en sorte que cela n'arrive pas.
Il y a également un sujet sur le type de contrat. Monsieur Bousquet, vous, avez, vous, recours à l'assistance technique ?
David Bousquet - Nous avons effectivement recours aux contrats d'assistance technique. En effet ce mode d'engagement offre plus d'agilité de par la définition d'un contour de mission en lieu et place d'une liste de livrables clairement définis. Ce contour de mission permet une forte flexibilité dans les tâches qui seront réalisées par les prestataires, c'est très appréciable des prescripteurs, mais c'est justement cela qui accroit le risque. Cela oblige à mettre en place un plus fort suivi achat afin de rappeler les règles élémentaires de pilotage. Avec la crise actuelle, nous avons besoin d'encore plus de flexibilité. Nous devons pouvoir arrêter une prestation très vite ou en démarrer une autre tout aussi rapidement. Il y a une grande incertitude chez nos clients, ainsi que dans la chaîne d'approvisionnement (électronique, particulièrement).